6.3 – Le cycle 3 : le somnambulisme, l’(extra-)lucidité somnambulique et le cauchemar de la réalité

‘« Lorsque je serai mort je vivrai d’acte en acte
Ma défunte vie à tâtons
(…)
Si dans ce monde-là je découvre une porte
Ouverte sur le monde humain
Vous aurez peur de voir une personne morte
Et je rebrousserai chemin. » ’

in Clair-obscur

C’est ici le trajet régulier d’un poète somnambule que nous apercevons : il séjourne dans le monde « secret » et « confus » et revient de temps à autre au « monde humain ». Il s’effraye alors et retourne vite au premier. Une vie écartelée entre le monde irréel et le monde réel. Ou une double vie engendrée par le chevauchement du rêve et de la réalité. Un pied remuant le ciel noir de son rêve et l’autre claudiquant sur le plancher des vaches. Une vie sans adresse fixe.

Chez Cocteau, le somnambulisme signifie cette sorte de « double vue ». La paupière close d’un dormeur qui s’ouvre à l’intérieur de soi-même. On vit avec cet œil de l’âme, cet œil psychique dans le sommeil et le rêve. Et la paupière ouverte de l’homme éveillé qui observe l’extérieur de son corps. Ce qui amène notre écrivain à vivre dans un étrange phénomène de perspective. Il est à la fois aux deux endroits : dans le monde onirique et dans celui de la réalité. Là encore, nous retrouvons l’influence nietzschéenne, fondamentale et constante chez Cocteau :

‘« Rêver. – Ou bien on ne rêve pas du tout, ou bien on rêve d’une façon intéressante. Il faut apprendre à être éveillé de même : - pas du tout, ou d’une façon intéressante. »1

Ainsi dans La Fin du Potomak, Persicaire le sage guide - le moi double de Cocteau – définit à son tour cette vision sur le somnambulisme chez un artiste :

‘« L’artiste(…), doit pouvoir se mettre dans un sommeil qui ne ressemble pas au sommeil, dans une lucidité supérieure et semblable à l’anesthésie du protoxyde d’azote. Ce n’est pas un sommeil du système nerveux qui nous empêche de souffrir chez le dentiste, mais une si grande vitesse immobile de nos organes que les nerfs deviennent trop subtils pour être sensibles à ce qui correspondrait à une piqûre d’épingle dans le cuir d’un rhinocéros. A peine sommes-nous sous l’influence de ce gaz, que notre corps se décuple. La multiplication fourmille, et les nuances et les nuances de nuances, et les vitesses de vitesse et les sentinelles (…) et les tribunaux et les sentences de morts et les pouvoirs. Nous nous sommes endormis pendant le début d’une phrase dite par un aide. Nous nous réveillons en entendant la fin de cette phrase. Et des mondes nous ont enseigné leurs secrets et nous ont enlevé ce privilège quand nous repassâmes les portes. Et, après la multiplicité mystérieuse, nous retombons, ahuris, sur la grosse unité humaine, sur une lampe, sur une manche du dentiste, sur sa grosse main rouge tenant une fraise atroce. »1

Persicaire ajoute aussi une explication pour révéler le secret de la création chez un artiste somnambule :

‘« l’artiste obtient-il cette hypnose ? Son œuvre se met en marche, le pousse, le dirige, le consulte à peine, gèle ses givres et ses prismes, et, imitant la technique du rêve, sort des zone de notre paresse, des ténèbres du corps humain, un cortège d’objets et d’épisodes qui ne peuvent changer leur organisme contre un autre, organisme qui veut vivre seul, vivre de notre substance, qui veut, en fait, notre mort, et pour exercer ses ravages sur les êtres auxquels il communique l’hypnose dont il est né. Certaines frivolités, si elles ne relevaient pas d’un mécanisme analogue à l’absurdité fatale du rêve, ne nous seraient point insupportables. La chartreuse de Parme, La princesse de Clèves(…), et ce Proust dont l’entreprise me semble monstrueuse à plus d’un titre car elle mélange les mensonges de l’homme qui raconte à l’imprudence de l’homme endormi. »2

En effet, la création d’un poète somnambule représente en quelque sorte, les comptes-rendus de son voyage du rêve - ses « vécus irréels » -, sous forme d’œuvres. C’est ainsi que Cocteau explique dans son Journal de 1942-1945 son quotidien d’écrivain somnambule : « Depuis Renaud et Armide, j’ai dû me mettre en veilleuse et végéter dans une sorte de sommeil comme j’en ai l’habitude lorsqu’une de mes œuvres doit vivre à ma place et prendre mes forces. C’est à peine si j’arrive à répondre trois lignes aux lettres des personnes que j’aime et qui me renseignent sur cette vie que je suis obligé de vivre hors de moi et loin de moi. » (p. 304). Dans ce sens, le premier film de Cocteau, Le Sang d’un poète, serait une œuvre exemplaire.

Résultat, le somnambulisme chez Cocteau s’explique comme une mise en scène, constamment renouvelée, du rêve dans la réalité. C’est pourquoi, dans La Belle et La Bête, l’écrivain affirme que ce film représentait pour lui, une « victoire sur l’inévitable ». La victoire du rêve sur la réalité, en quelque sorte :

‘« (…)j’estime que notre travail nous oblige à dormir debout, à rêver le plus beau des rêves. En outre, il nous permet de manier à notre guise ce temps humain si pénible à vivre minute par minute et dans l’ordre. Ce temps rompu, bouleversé, interverti, est une victoire sur l’inévitable. »’ ‘« J’habite un autre monde, monde où les lieux et le temps m’appartiennent. »’ ‘« Mon travail est un travail d’archéologue. Le film existe(préexiste). Il me faut le découvrir dans l’ombre où il dort, à coups de pelle et à coups de pioche. Il m’arrive de l’abîmer à force de hâte. Mais les fragments intacts brillent d’un beau marbre. »’ ‘« Je suis incapable de me réveiller de ce rêve et de sauter à pieds joints dans la vie. »1

Chez Cocteau, ce travail du rêve prolongé et de l’installation du merveilleux dans notre monde de la logique et de la raison, annonce une sorte d’inversion du réel et de l’irréel. Dans la vie de notre poète somnambule, c’est son rêve - diurne - qui ressemblera à la réalité et la réalité au (mauvais) rêve, voire au néant :

‘« Les gens séparent le mystère et la réalité. Or, la réalité c’est le mystère ( il n’existe pas de réalité). Les personnes qui le savent sont poètes ou aptes à comprendre les poètes. Tout le reste est esthétisme. »2

Cette tendance confuse chez Cocteau était d’ailleurs visible déjà dans Le Potomak. Sauf que plus les années passent, plus ce phénomène d’inversion se manifeste davantage, s’intensifie et finit par devenir un mode de vie confirmé de l’auteur. C’est toujours dans le même journal que Cocteau note cela :

‘« Mes rêves sont si compliqués, si réels, si proches d’une vie réelle qu’ils inventent dans le moindre détail que j’aurais dû en tenir un journal sans même signaler que ce fussent des rêves. Mais je me demande si cette vie étrange ne m’encombrerait pas et ne perdrait pas son lustre une fois transcrite(…). »3 ’ ‘« Et je cherchais les dates et les détails qui me permissent d’y voir plus clair. Et je finis par comprendre que c’étaient lieux et gens de mes rêves, de rêves dont je ne me souvenais pas au réveil et qui s’accumulaient dans la mémoire. Je me suis rendu compte que ma vie de rêve était aussi pleine de souvenirs que la vie véritable, qu’elle était véritable, plus dense, plus riche en épisodes et en détails de toute sorte, plus précise en somme et qu’il m’était difficile de situer mes souvenirs dans l’un ou dans l’autre monde, qu’ils se superposaient, se mélangeaient et me faisaient une vie double, deux fois plus vaste et plus longue que la mienne propre. »4

C’est ce dont témoigne aussi Roger Lannes, dans son Journal intime 5 de 1937 : « A la Comédie des Champs-Elysées se donne la séance de la N.R.F. Cocteau est déjà en train de parler. Il parle de la poésie. En réalité il ne parle que de lui et fait de la réclame pour Les Chevaliers(…). A part cela, c’est toujours l’éternelle chanson du poète somnambule, du poète visiteur de sa propre nuit, du sommeil, de l’ange et du mystère. Rien qui intellectuellement puisse nous retenir une minute. Mais Jean conserve un charme auquel on n’échappe guère. » (p. 154). Deux mois après, Roger Lannes ajoute une remarque cruciale dans son journal : « D’après l’article du journal belge il a encore raconté là-bas ce qu’il dit ici depuis dix ans… » (p. 157). Roger Lannes a cerné la personnalité de Cocteau. Ce dernier n’évolue plus aux yeux de ses contemporains. Les résultats de ses explorations semblent stériles pour le public alors que lui-même y met tous ses espoirs. Il déçoit malgré sa verve et sa sincérité. Peut-être là où il y a drame, y a-t-il un artiste encore plus affirmé - car campé sur ses positions -, plus convaincu d’être sur la voie juste ? Ceci expliquant sa persévérance, son entêtement apparent.

Ce bref passage souligne tout de même un fait non négligeable : Cocteau ressemblera de plus en plus à un homme perdu dans ce monde réel. Dans ce contexte, nous comprenons sans doute mieux le symptôme de répétition manifeste chez lui. D’un côté, cela reflète une sorte de manque d’assurance chez notre auteur. Car il doute continuellement de la capacité de compréhension d’autrui à son propos. Il a ce besoin terrible d’être rassuré, d’avoir été compris. Mais surtout, ce radotage agaçant révèle l’étiolement et la perte de la notion du temps. Il ressasse encore et toujours – ce qu’il ne faut pas confondre avec des oublis involontaires. Donc, il le redit comme la première fois. D’où une somme considérable de répétitions dans son œuvre.

Or, tout doucement, la réalité décide autrement du sort de notre poète. Le piège de la réalité va devenir plus puissant et plus intelligent, le poète somnambule aura du mal à le contourner. Il commence à sentir la réalité plus menaçante. Première « punition » de la réalité : son mauvais réveil en sursaut se répète de plus en plus. Et surtout les petites secousses du jadis ressemblent plutôt à un vrai tremblement. Avec la fatigue et l’âge, le sommeil a perdu sa grande vertu anesthésiante et le rêve, son éclat mystérieux d’autrefois. Ils seront éclipsés de plus en plus par l’ombre de la réalité telle une apocalypse qui approche :

‘« L’âge. Mon corps se réveille après moi. Je me réveille bien avant mes jambes. Quand je me lève, il me faut prendre garde de ne pas tomber. Le sommeil a toujours eu sur moi un effet anesthésique. Il m’arrivait de m’endormir malgré les pires souffrances. (La névrite par exemple). Dans mes rêves je n’étais pas malade. Au réveil, pendant une ou deux secondes, je me croyais guéri. La souffrance s’éveillait après moi. »1 ’ ‘« Il faut apprendre à vivre à l’intérieur d’un cauchemar de plus en plus incroyable. Il semble qu’une peste ravage les âmes et que le nouvel état maladif où elles se trouvent les empêche de se rendre compte du changement atroce qui les déforme. Les haines des premiers jours n’étaient qu’un jeu d’enfants cruels à côté du vertige de méchanceté auquel j’assiste(…). Peste physique. Peste morale. La peste règne partout. »2

Là, Cocteau réalise la fragilité de sa double vie, cette espèce de bulle de protection qui est son demi-monde entretenu par le sommeil et le rêve. En effet, comme une bulle de savon qui éclate, son sommeil poétique se brise facilement. Alors, une période de rage d’impuissance et de dépression s’installe :

‘« L’orage humain (…) a éclaté cette nuit avec une telle violence que la vie n’avait plus forme humaine et que je soufflais au lieu de respirer( comme les chiens qui ont soif ). Il est probable que cette effroyable crise était une autodéfense instinctive contre l’installation sournoise du drame(…). Tout était cassé, arraché, broyé, stupéfait, dans cette petite chambre habituée au calme(…). J’avais accumulé des phantasmes qui devinrent logiques et analogues à un monde réel. Il fallait qu’ils crevassent, éclatassent, etc. Je demande pardon – mais que faire lorsqu’une sorte de delirium tremens nous aveugle ? ( nous change la vue ) – une drogue de colère. »1

Il doit désormais se méfier de la réalité devenue envahissante. Et c’est là que commence donc une autre phase du somnambulisme de Cocteau : l’extra-lucidité somnambulique. Notre écrivain sait qu’il doit tenir son rôle de poète somnambule. Celui qui consiste à « s’arrêter au seuil de la vie » 2 et qu’il ne faut pas s’impliquer davantage. Ne pas se mêler aux choses des autres habitants de la terre. Telle semble la consigne qu’il s’est donnée à lui-même :

‘« Cette nuit j’ai encore eu la faiblesse de me laisser aller à l’irrémédiable alors que je m’étais juré de ne plus me laisser prendre à mon propre piège. Dans ces minutes atroces je deviens somnambule, un somnambule lucide, sachant qu’il a tort d’aller où il va. Il y a de plus en plus de phénomènes célestes et on en parle de moins en moins. Ordres donnés ou peur instinctive. Je ne sais pas. Il est vrai qu’il est difficile en France de donner des ordres et d’obtenir qu’on obéisse. Il s’agirait plutôt d’une sorte de crainte et d’une fatigue frivole en face d’un phénomène qui cesse d’être exceptionnel(…). Les autres mondes sont-ils habités ? Question étrange que se pose sans cesse notre pauvre petite poussière mal habitée. »3

Or, la machine impitoyable de la réalité semble de plus en plus redoutable pour Cocteau : il voit partout sa toile tendue, couverte. C’est un nouveau cycle problématique qui s’enchaîne. Pire que les réveils tristes, c’est le cycle infernal des « cauchemars » :

‘« Au réveil l’esprit ayant le rythme des affabulations affabule sur n’importe quoi, comme un véhicule en panne roule encore quelques mètres. Un miroir, une chaise, un rideau, un vêtement jeté sur un meuble lui servent à construire instantanément des créatures effrayantes qu’un pouce de conscience fait disparaître. »4

C’est ici qu’intervient la deuxième punition de la réalité : la conscience défaillante, impuissante. Au lieu de se dire que ces « créatures effrayantes » qu’il voit au réveil résultent d’une illusion d’optique, Cocteau commence à les considérer comme réelles. Car c’est sa vie réelle même qui lui semble terriblement « monstrueuse ». Alors, au lieu de réveiller sa conscience, il va sauter directement dans une autre dimension du rêve : le « cauchemar réel » ou le « cauchemar de la réalité » :

‘« Vivre dans cet autre monde qui s’oppose à l’idée de temps. »’ ‘« Tout va mal et je me porte aussi mal que tout(…). Jamais personne ne me croit malade. »1

Ainsi le poète somnambule, réveillé, bousculé sans cesse par le monde extérieur, entre dans une phase vraiment cruciale de sa vie : une véritable époque de « dépression » et de « pessimisme ». C’est sa véritable vie qui est devenue définitivement un vrai mauvais rêve. Donc le poète somnambule est complètement tombé dans le cauchemar de la réalité et se laisse envahir par des visions noires.

Dans ce cauchemar réel, Cocteau se croit emprisonné dans un gigantesque labyrinthe. Tel un prisonnier maladroit qui tente de s’évader mais qui n’arrive pas trouver l’issue, notre écrivain se sent tourner en rond sur terre. Mais le fil d’Ariane qui ramène le voyageur du rêve à la vie, Cocteau l’a déjà perdu en faisant son trajet entre deux mondes. Peut-être est-il trop tard pour rebrousser chemin et le retrouver :

‘« J’ai laissé aller. J’ai lâché la corde. J’ai perdu le bout du fil qu’il importe de tenir à pleine main (…). J’ai pris mon parti. Je marche, je travaille, je flâne, je dors, je tâche d’oublier le cauchemar où j’habite et sur lequel le dormeur que je suis a d’autant moins de prises qu’il donne à ceux qui l’observent mal le spectacle d’un homme réveillé à l’extrême. »2 ’ ‘« Dormir, dormir, rêver de charmantes parois /Par où fuir qui cherche à m’abattre /Et les murs si fiers d’être quatre /Les contraindre à n’être que trois. /Mais du dormeur ce n’est qu’un double qui s’évade /Le réveil me remet où le sort m’avait mis /Mort tu n’es pas ma camarade ? /Sauve-moi de mes ennemis. »3

Ensuite, il y a aussi ce sentiment d’exclusion que ressent Cocteau. Un autre cauchemar effrayant, celui d’être regardé à travers une « vitre » sale. Les autres l’aperçoivent d’un œil distrait. Et lui, mis en quarantaine, se trouvant à l’intérieur d’une sorte d’aquarium glauque. Trop rares sont ceux qui lui tendent une perche :

‘« Si je n’avise pas et si je n’essaye pas de sortir de cette vase coûte que coûte, je n’existerai plus du tout. Quelquefois, il me semble comprendre que les autres me voient un peu, m’entendent un peu, mais que les rapports ne tiennent qu’à un fil(…). Je ne saurai sans doute jamais pourquoi la presse française m’a choisi comme cible… Sans doute l’extrême liberté, l’extrême solitude que je représente sont-elles odieuses à une époque qui veut faire ce rêve affreux d’opposer les masses à l’individualisme, les politiques de clan à la politique hautaine. »4

Renan avait raison : « il se peut que la vérité soit triste ». Dans cette vie cauchemardesque, que reste-il à faire, pour un poète qui n’arrive plus à dormir ni à rêver ? Comment éviter de trébucher et de se cogner dans ce monde rempli d’objets et de gens si solides ? Et surtout comment récupérer une forme humaine ? Trop souvent éloigné du monde si cru, Cocteau a fini par croire qu’il ne faisait plus partie de cette réalité. Il développe sans aucun doute un fantasme de corps éthéré d’où sa difficulté à revenir à une forme humaine autant banale que physique. Lentement, il se sent devenu fantôme dans ce bas-monde tout comme à l’autre côté du sommeil :

‘«Tel un somnambule, je marchais au bord du songe, et tout(…), me remplissait de cette mélancolie que le voyageur éprouve à regarder passionnément ce qui ne le regarde pas, à désirer ce qui le dédaigne. »1

Pour conjurer le mauvais sort mais aussi pour pouvoir repartir en voyage dans le rêve, le poète puni compose un long chant incantatoire : Léone. Un chant désespérant qui appelle le retour du sommeil déserté et du rêve interrompu. Léone, la muse du sommeil et du rêve, va-t-elle sauver notre poète somnambule enfermé dans la geôle de la méchante « Ménade », la muse du réveil ? Léone va-t-elle emmener avec elle ce malheureux cloué au sol ? :

‘« L’encre livre au papier ma funeste folie.
Ce ne sont pas des vers que ma plume déplie.
Un ruban monotone une plainte qui sort
découpant l’écusson des dentelles du sort(…). »
« Debout dormeur couché ! Dormeur couché debout !
Marche. Rejoins Léone elle ne peut attendre
Ne brise pas le fil qu’elle s’acharne à tendre
Admire un pur travail qui te reste étranger. »2

Ainsi s’achève l’histoire d’un poète somnambule qui rêvait et rêvera tant de retourner à sa « patrie » du mystère.

Cocteau, témoin de son époque fait hommage à l’Histoire. Il complète sa vie de poète, tel Orphée rajoutant deux cordes à sa lyre offerte par Apollon, par ses qualités d’observateur actif, de « passant considérable » de l’histoire du XXe siècle. A Uranie par ses textes mêlant les notions d’espace, de temps et ses connaissances astronomiques. Et à Clio, car d’une certaine façon, il a reflété par ses écrits, ses discours, les événements, les modifications marquantes de son époque. Quelle était sa méthode ? : « Devenir téléscope et microscope. Tout observer en détail, mais de loin. » (Le Passé défini, t.3, p. 184).

En dirigeant sa vue dans le monde du sommeil et du rêve, il observe un autre monde qui se déroule à l’infini. Et en découvrant une incroyable perspective du temps et de l’espace qui se cache dans un petit corps d’homme, il devient le « premier écrivain parapsychologue » :

‘« Les phénomènes psi appartiennent à un monde, à un plan où les notions de déterminisme, de cause et d’effet ne sont plus valables.(Jung). Les phénomènes paranormaux sont transcendants par rapport au temps et à l’espace(…). Ma solitude dans le monde des lettres, c’est que je suis le premier poète, le premier écrivain parapsychologue intriguant le milieu parascientifique à cause des mains d’aveugle avec lesquelles de longue date je tâtonne dans leurs ténèbres. »1

Et sa poésie du rêve et du sommeil est le compte rendu de cette observation du lointain infini dans l’univers du psychisme humain. A côté de cet inimaginable paysage interne, la Terre n’est, à ses yeux, qu’« une boule entourée de vide » (Tour du monde en 80 jours, p. 138). Le « monde réel » du poète ne se trouve pas sur notre carte. Ou du moins il se situe dans la tête du poète qui dort et rêve. Ainsi, cet étrange monde, un autre monde des poètes est foncièrement « antiprotocolaire » à notre jugement (Idem., pp. 196-197). C’est pourquoi, pour Cocteau, « une seconde représente plusieurs siècles ». Et c’est ce phénomène qui l’a inspiré pour l’histoire de son film Orphée. Notre poète affirme que le « temps du voyage d’Orphée » ne dure qu’en réalité que quelques secondes : « pendant que la lettre tombe dans la boîte aux lettres » (Le Passé défini, t.1, p. 50).

C’est ainsi que naîtra une « nouvelle astronomie » chez Cocteau. L’astronomie des poètes « voyants », des « visionnaires ». Selon lui, un poète qui voyage dans son rêve aura plus de chance de découvrir l’infini de l’univers que les métaphysiciens qui scrutent l’univers avec leur vue si courte. Tout comme Descartes, Bergson avait aussi tort. Car, le noyau central de l’univers se trouvant en l’homme lui-même, toutes les théories métaphysiques qui observent autre chose que ce « point » nucléaire ne seraient que des spéculations inutiles :

‘« Je pense, donc je suis. On pourrait dire : « Je pense, donc je peux ne pas être puisque penser me permet de croire que je suis. » Bergson ( je résume de mémoire) : tout système philosophique peut être simplifié et encore simplifié et toujours simplifié jusqu’à devenir un point. Et ce point, c’est ce que le philosophe n’a pas su dire. Le particulier vaincra toujours le « général » (à la longue). » 2

Tout phénomène spectaculaire qui se crée dans le psychisme d’un poète serait aussi extraordinaire que celui des astres dans l’univers. Albert Béguin évoque ainsi le lien primordial qui rapproche les poètes visionnaires, le rêve et la poésie :

‘« (…)les poètes sont ceux qui(…) éprouvent ce malaise, cette incertitude qu’il est impossible d’étouffer en soi dès qu’on écoute la voix du rêve(…).Une sorte de réminiscence, enfouie en toute créature, mais chez eux capable de soudaines résurrections, leur enseigne qu’il fut un temps, très lointain, où la créature(…) s’inscrivait sans heurts dans l’harmonie de la nature(…). Le premier mythe fut celui de l’Ame(…) une croyance inexplicable, mais fervente, réaffirmera l’existence d’un centre intérieur(…). Le deuxième mythe sera celui de l’Inconscient : l’âme, en quête d’issues ouvertes sur ses propres prolongements, se prend à croire que le rêve, l’extase, tous les états de plus ou moins grande libération des limites du moi, sont davantage elle-même que la vie ordinaire(…).C’est vanité et folie que de vouloir s’évader ; mais c’est sottise et lâcheté que de ne pas chercher à saisir les signes qui nous révèlent notre vraie nature. Ici, intervient le troisième mythe, celui de la Poésie, considérée comme une série de gestes magiques, accomplis par le poète(…). Le poète est un voyant, un visionnaire(…), cherchera une méthode qui lui permette de capter au piège du langage des fragments de la vie secrète(…).»1

Au fur et à mesure qu’indéniablement les phénomènes oniriques augmentent d’importance dans la vie ainsi que dans la création, Cocteau inverse la priorité même de deux mondes parallèles. Désormais, le monde réel ou la réalité passeront au second plan. Tout son centre d’intérêt se trouvant à l’intérieur de lui-même, il considère que la vie réelle n’est qu’une « nourriture » élémentaire qui sert à alimenter son rêve. C’est ce que l’auteur explique dans une de ses Lettres à Jean-Jacques Kihm : à propos de son dernier film Le testament d’Orphée, Cocteau affirme qu’il a utilisé comme intrigue « la manière dont la vie se charge d’alimenter le rêve » (p. 55).

Les valeurs du réel et du monde abstrait sont inversées pour Cocteau. Il précise ainsi comment le monde onirique est devenu prioritaire et concret et que là se trouve l’essence de sa vie. Ce n’est plus une question de rêve, mais la réalité même de notre poète :

‘« Un homme qui somnole, la bouche entr’ouverte, devant le feu de bois, laisse échapper quelques secrets de cette nuit du corps humain qu’on appelle âme et dont il n’est plus le maître(…). Le testament d’Orphée n’est autre qu’une machine à fabriquer des significations(…). Ce film n’a rien d’un rêve, sauf qu’il emprunte au rêve son illogisme rigoureux, sa manière de rendre, la nuit, aux mensonges du jour, une sorte de fraîcheur que fane notre routine. Il est, en outre, réaliste, dans la mesure où le réalisme serait de peindre avec exactitude les intrigues d’un univers propre à chaque artiste et sans le moindre rapport avec ce qu’on a coutume de prendre pour la réalité(…). Ma première tentative de cet ordre fut Le Sang d’un poète. Ce vieux film intrigue encore un peu partout. (…) le psychanalyste y découvre ce que ma part d’ombre exprimait jadis sans le savoir. J’ai ensuite orchestré cette méthode avec le film Orphée. (…) j’abandonne le métier de cinéaste que les progrès de la technique rendent accessible à tous. Ce sont d’autres progrès internes qui m’intéressent. Et je me flatte de croire que, grâce à mes anciennes recherches, je ne suis plus le seul archéologue de ma nuit. »2

En prenant ainsi de plus en plus de distance avec le monde réel, Cocteau commence à avoir une sorte de nouvelle croyance : les « soucoupes volantes ». 3 Ou un espoir renouvelé en croyant encore à l’existence du mystère et d’un autre monde. Lorsqu’il n’arrivait plus à dormir ni à rêver, il avait besoin de croire à cette chimère. En refusant d’adhérer à un quelconque courant idéologique, il a choisi, cette fois-ci encore, sa propre religion, en quelque sorte. Après tout, croire aux extraterrestres n’est sans doute pas pire que d’autres croyances ou convictions…

Ainsi tout n’est pas symbole ni fantasme dans le rêve d’un poète. Sa poésie contient plus que cela. Cocteau souffrait de tout phénomène de symbolisation et d’interprétation théoriques. De cette méfiance légitime du poète, Cocteau affine une nouvelle forme de sa poésie : la « poésie critique ». Avec son œil « microscopique », il examine « en détails », tous les symboles et interprétations qui risquent de déformer son œuvre. Tout comme dans le rêve, il n’y a pas que des symboles dans l’art et la littérature. Par exemple, dans son Journal de 1942-1945, en citant des propos de Picasso, l’auteur confie son mépris à propos de la mauvaise utilisation des symboles : « Picasso me disait : « A partir d’un certain moment, on peut faire n’importe quoi. Les gens lui trouveront toujours un sens. » Symboliser au départ est détestable. Ceux qui regardent ensuite faussent vos propres symboles. Là je présente des faits irréels dans le style documentaire. » (p. 472).

Cocteau considère les symboles comme des faux miroirs qui envoient naturellement des faux reflets d’une œuvre. Parmi ses œuvres, c’est avec son film, Le sang d’un poète, qu’il a vécu cette dérive incontrôlable. Un étrange malentendu s’est installé entre l’auteur et les critiques – notamment les psychanalystes- mais aussi entre l’auteur et le public. Ce sujet revient à plusieurs reprises dans les propos de Cocteau. D’abord, dans La Difficulté d’être, l’écrivain explique que ce film « n’est qu’une descente en soi-même, une manière d’employer le mécanisme du rêve sans dormir ». De même, les gestes des personnages ne représentent que les « actes (qui) s’y enchaînent comme ils le veulent, sous un contrôle si faible qu’on ne saurait attribuer à l’esprit » (p. 66).

Or, d’après Cocteau, les Français – le public et les critiques- n’ont pas vu la même chose. L’écrivain revient sur ce propos lors de ses Entretiens avec André Fraigneau : il reste que son « film est aussi la proie des psychiatres » et qu’ « il y a une quantité d’études faites par des psychanalystes ».Et Cocteau ajoute – non sans une ironie certaine - : « Freud a fait jadis un article ; c’est le premier que j’ai lu (…). Il y en a tant d’autres ! Ces articles m’amusaient, je les trouvais inexacts, mais à la longue je me suis rendu compte que ce sont peut-être les psychiatres qui ont raison puisqu’ils nous apprennent des choses sur nous-mêmes que nous ne savons pas, qu’un poète ne sait pas exactement ce qu’il fait et qu’il est très possible qu’il fasse tout à fait autre chose que ce qu’il doit faire. » (pp. 90-91).

Mais cette explication mi-figue mi-raisin de Cocteau 1 s’éclaircit plutôt dans ses Lettres aux Américains. Si Le sang représentait une sorte de compte-rendu de son premier véritable voyage dans le rêve, ces Lettres symbolisent un long commentaire sur le compte-rendu, en quelque sorte. Cocteau souligne – dénonce - avec fermeté, le danger provoqué par toute analyse en recourant aux symboles. Selon lui, c’est la manière la plus sûre de défigurer une œuvre, donc le rêve même d’un artiste :

‘« On l’a analysé, psychanalysé, ausculté, retourné sur toutes les coutures. On ne le comprend pas, mais c’est une table qui attire les mains des spirites et qu’ils interrogent(…). Chaque fois qu’on me parle du Sang, on emploie le terme « surréalistes ». Il est peut-être commode, mais il est faux. A chaque époque, le surréalisme n’existait pas, ou bien il existait depuis toujours et n’était pas nommé encore(…). Les critiques américains se représentent mal qu’on puisse être le lieu d’un profond mariage entre la conscience et l’inconscience. Par contre, le professeur Wolff, auteur d’un livre sur l’inconscient(…) ne cherche pas de symboles- ces symboles qui rassurent le public et lui permettent de trouver une explication à des entreprises dont le privilège est de n’en pas avoir. Jamais il ne cherche à déchiffrer quelques rébus de sexualité. Même, il remarque, contrairement à d’autres traducteurs de ma langue visuelle, que le film ne saurait s’analyser sous cet angle, puisque la ligne en est insexuée, glaciale et métaphysique. ( Alors qu’en France on ne s’attache qu’à la sexualité du film)(…). Or, si ce film me demeure souvent comme une énigme, il me le demeure comme la plupart de nos actes. »2

Malgré toutes ces confusions culturelles et intellectuelles, Cocteau ne perd pas le fil conducteur de ses démarches d’un poète somnambule. Et la dernière page des Lettres aux Américains, est un adieu poignant qui s’adresse à tous les trouble-fêtes qui tentent de le réveiller sans cesse :

‘« Je vais essayer de dormir et de rêver. J’aime vivre mes rêves et les oublier au réveil. Car j’y habite un monde où le contrôle n’existe pas encore. Il existera si votre pente s’allonge. On contrôlera les rêves-et ce ne sera pas le contrôle des psychiatres, ce sera celui de la police. On contrôlera les rêves et on les punira. On punira les actes du rêve. Bonsoir. »3

La véritable ingéniosité de Cocteau se trouve aussi dans son talent d’observateur. Tous ses journaux intimes ressemblent à des témoignages précieux du siècle dernier. Plus que sur lui-même, l’écrivain évoque presque tous les événements importants qui ont eu lieu. Ainsi que beaucoup de personnages qu’il a croisés et qui ont participé aux pages de l’Histoire. Parfois au devant de la scène mais aussi dans les coulisses de l’histoire : l’histoire de la littérature et de l’art. Cocteau ajoute ainsi encore une nouvelle forme à sa poésie : la « poésie de reportage » (p.44). Comme il l’a déjà baptisée, en 1935, dans sa Poésie du journalisme.

Notes
1.

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, in Œuvres, t.2, op. cit., p. 157.

1.

« L’appartement des énigmes », in La Fin du Potomak, op. cit., pp ; 209-210. Souligné par l’auteur.

2.

Idem. pp. 210-211.

1.

La Belle et la Bête, op. cit., p. 19 ; p. 50 ; p. 111 ; p. 115.

2.

« 16 juillet 1951 », in Le Passé défini, t.1, p. 11.

3.

Idem., p. 13.

4.

« juin 1952 », in Le Passé défini, t.1, p. 206.

5.

Voir Cahiers Jean Cocteau, n°10.

1.

« novembre 1951 », in Le Passé défini, pp. 74 –75. Souligné par l’auteur.

2.

« octobre 1944 », in Journal 1942-1945, pp. 561-563.

1.

« 30 juillet 1954 », in Le Passé défini, t. 3, p. 195.

2.

Voir La Maison hantée ou Les Adieux d’Albert Lambert, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, p. 18.

3.

« octobre 1954 », in Le Passé défini, t.3, p. 272. Souligné par l’auteur.

4.

« juillet 1952 », in Le Passé défini, p. 281.

1.

« juin et août 1953 », in Le Passé défini, t. 2, p. 135 ; p. 239.

2.

« février 1945 », in Journal, p. 625.

3.

« Rage ô rage », En marge de Clair-obscur, in O.P.C., p. 928.

4.

« juin 1943 », in Journal, pp. 304-305.

1.

Le Discours d’Oxford, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 198.

2.

Léone, in O.P.C, p. 672.

1.

« octobre 1954 », in Le Passé défini, t. 3, pp. 272-273.

2.

« décembre 1952 », in Le Passé défini, t.1, pp. 411-412.

1.

Albert Béguin, L’Ame romantique et le rêve, op. cit., pp. 538-543.

2.

Préface du Testament d’Orphée, in Jean Cocteau. Romans, poésies. Œuvres diverses, op. cit., pp. 1321-1322.

3.

A ce propos, voir surtout ses journaux : dans plusieurs volumes du Passé défini, nous retrouvons les passages dans lesquels, l’auteur évoque sa curiosité sur les « soucoupes volantes ». Notamment dans le journal du « 19 août 1955 »(t.4) où Cocteau se fâche(lâche) vraiment à propos du programme de la navette spatiale des Américains. A l’égard de cette idée de la conquête de l’espace, l’écrivain semble réellement pessimiste. Sans doute craignait-il que les humains aillent cette fois-ci abîmer l’univers, tuer le mystère ? En tout cas, c’est un passage extrêmement drôle qui montre combien Cocteau prenait à cœur le phénomène des soucoupes volantes (pp. 214-215).

1.

En connaissant la position générale de l’auteur dans ce domaine, nous pensons qu’il faut sans doute juger d’après la bande-son de cet enregistrement. Car, la réponse ajoutée d’André Fraigneau résonne plutôt négativement : « Oui, c’est leur métier d’expliquer ce que l’on ne sait pas soi-même. »

2.

Lettres aux Américains, op. cit., pp. 46-50. La phrase entre guillemets ( Alors qu’en… sexualité du film) est un ajout de l’auteur en bas de la page 50.

3.

Idem., p. 109.