Chapitre 7 : Le corps érotique et la virilité. La philosophie du sexe masculin 

‘« Les scandales d’idées ne me regardent pas. Je ne m’occupe que des scandales de matière. »’

in Opium

Le « corps érotique » ou la « sexualité » sont en effet le sujet qui a le plus scandalisé dans la vie de Cocteau. Il est vrai que c’est un sujet délicat. Et qui plus est, intéresse tout le monde. La plupart du temps, les débats sur ce thème finissent par entacher la réputation de quelqu’un. Lorsqu’il s’agit d’une œuvre et de son auteur, le débat fait couler plus d’encre : la curiosité – parfois malsaine - des uns, avides des détails croustillants sur la vie intime de l’auteur ; et la critique impitoyable d’autres, se prenant pour une véritable brigade des mœurs. Et lorsqu’ils s’allient, la vie sexuelle d’un écrivain ressemble à une affaire d’état. Et tout cela finit souvent par éclipser la juste valeur de ce thème, qui peut servir de base fondamentale au talent créateur de l’écrivain. Tel était le cas de Cocteau.

L’érotisme, chez Cocteau, ne se résume pas à l’histoire de ses aventures sexuelles. Ce terme, il ne faut pas le prendre à la légère. Dans la partie précédente, nous avons annoncé ce que signifiait le « sang blanc » chez notre écrivain : les « semences créatrices ». Derrière cette image métaphorique, il y a une autre dimension plus vaste et plus approfondie. Il y a là la philosophie la plus fondamentale de Cocteau. Car, en assimilant complètement la philosophie de l’« instinct » de son éternel guide spirituel, Nietzsche, Cocteau élabore et pratique la sienne propre. C’est à travers la « sexualité » qu’il tente de répondre aux trois interrogations les plus cruciales dans sa vie d’homme en même temps que dans sa vie de créateur : la vérité, la liberté et l’identité.

En premier lieu, la question de la « vérité ». Cocteau considère que l’« instinct » est avant tout un instrument de première qualité pour un individu tout comme pour un artiste, en quête de leur « vérité nue ». L’individu qui tente de savoir quelle est sa « vraie nature », doit écouter avant tout son « instinct sexuel ». Il en est de même chez un artiste, sauf que celui-ci doit transcender son instinct sexuel au service de l’art. C’est ce que notre écrivain affirme depuis 1918 et la période du Coq et l’Arlequin :

‘« L’instinct demande à être dressé par la méthode, mais l’instinct seul nous aide à découvrir une méthode qui nous soit propre et grâce à laquelle nous pouvons dresser notre instinct(…). L’émotion qui résulte d’une œuvre d’art ne compte vraiment que si elle n’est pas obtenue par un chantage sentimental(…).La vérité est trop nue ; elle n’excite pas les hommes. Un scrupule sentimental qui nous empêche de dire toute la vérité en fait une Vénus qui se cache le sexe avec la main. Or la vérité montre son sexe avec sa main. »1

Dans Opium, Cocteau souligne clairement sa conception de l’« instinct sexuel » conçu comme le révélateur de la « nature » profonde d’un homme :

‘« Un homme normal, au point de vue sexuel, devrait être capable de faire l’amour avec n’importe qui et même avec n’importe quoi, car l’instinct de l’espèce est aveugle ; il travaille en gros(…). L’acte sexuel compte seul. Une brute s’inquiète peu de circonstances qui le provoquent. Je ne parle pas de l’amour. Le vice commence au choix. Selon l’hérédité, l’intelligence, la fatigue nerveuse du sujet, ce choix raffine jusqu’à devenir inexplicable, comique ou criminel. »2

Toujours dans Opium, Cocteau explique son point de vue à propos de l’« instinct de création » : l’acte sexuel se consomme cette fois-ci à l’intérieur de l’artiste ; entre son « élément mâle et l’élément femelle qui (le) composent. » Et le degré le plus perfectionné de cette pratique serait donc une œuvre. Donc, l’instinct de création chez un artiste est une forme représentative, sublimée et transcendée de son instinct sexuel, naturel et individuel :

‘« L’étrange désintéressement de la sexualité par l’existence d’une progéniture spirituelle. L’art naît du coït entre l’élément mâle et l’élément femelle qui nous composent tous, plus équilibrés chez l’artiste que chez les autres hommes. Il résulte d’une sorte d’inceste, d’amour de soi avec soi, de parthénogenèse. C’est ce qui rend le mariage si dangereux chez les artistes, pour lesquels il représente un pléonasme, un effort de monstre vers la norme. Le signe du « triste sire » qui étoile tant de génies, vient de ce que l’instinct de création, satisfait par ailleurs, laisse le plaisir sexuel libre de s’exercer dans le pur domaine de l’esthétique et le porte aussi vers des formes infécondes. »1

C’est dans les deux sens réciproques que Cocteau développe sa philosophie érotique. Pour lui, l’instinct sexuel doit satisfaire cette double jubilation : à la fois dans l’ordre pratique et dans celui de l’esthétique. Et cette vision de Cocteau peut se rapprocher de celle de Nietzsche. Surtout lorsque ce dernier affirme que « le degré et la nature de la sexualité d’un homme, on les reconnaît jusque dans les régions les plus hautes de son esprit ». 2

En deuxième lieu, la question de la « liberté ». Que ce soit l’instinct naturel ou l’instinct créatif, dans les deux cas, leur épanouissement rime avec la liberté. Dans le cas de Cocteau, sa conquête de la liberté dans le domaine de la sexualité ne pouvait se vivre que sous la forme de la révolte : révolte contre la société, contre l’époque et contre la science.

Car, dans tous les domaines, notre écrivain ne voyait que des preuves d’intolérance et d’hostilité vis-à-vis de l’homosexualité. Alors que pour lui, l’homosexualité représente la forme la plus aboutie de notre sexualité.

Déjà, d’un point de vue individuel, affirmer son homosexualité au début du XXe siècle, était un choix vraiment difficile. Dans une société encore régie par la morale judéo-chrétienne et bourgeoise, l’homme Cocteau devait rassembler tant son courage pour pouvoir pleinement assumer sa sexualité considérée comme « anormale», « contre-nature ».

A cet égard, le panorama historique offert par Michel Foucault nous permet de saisir la perception de la sexualité et notamment, de l’homosexualité au siècle dernier. Dans son Histoire de la sexualité, Foucault développe comment notre « volonté de savoir » a exposé et traqué la sexualité de l’homme. Au devant de la scène, telle une bête de foire : au cours d’un siècle, entre « l’Etat et l’individu, le sexe est devenu un enjeu, et un enjeu public ; toute une trame de discours, de savoirs, d’analyses et d’injonctions l’ont investi. Il en est de même pour le sexe des enfants » (pp. 37-38). Et un peu plus loin, il ajoute ainsi la naissance historique d’une nouvelle « espèce » sociale d’homme, l’homosexuel :

‘« Un monde de la perversion se dessine(…). De la fin du 18e siècle jusqu’au nôtre, ils courent dans les interstices de la société, poursuivis mais pas toujours par les lois, enfermés souvent mais pas toujours dans les prisons, malades peut-être, mais scandaleuses, dangereuses victimes, proies d’un mal étrange qui porte aussi le nom de vice et parfois de délit(…). Ils ont porté successivement au cours du siècle la marque de la « folie morale », de la « névrose génitale », de l’« aberration du sens génésique »(…). Cette chasse nouvelle aux sexualités périphériques entraîne une incorporation des perversions et une spécification nouvelle des individus(…). L’homosexuel du 19e siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente(…) inscrite sans pudeur sur son visage et sur son corps parce qu’elle est un secret qui se trahit toujours. Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière. Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée(…) l’homosexuel est maintenant une espèce. »1

L’homosexualité chez Cocteau, il faut surtout la situer dans ce contexte historique et social. Car pour notre écrivain, au-delà de la sexualité, il s’agissait avant tout de sa liberté individuelle : le libre choix de sa propre sexualité ne regarde personne. C’est contre cette figure monstrueuse attribuée aux homosexuels qu’il devait lutter : une lourde entrave qui venait de tous les côtés de la société. Et c’est cela qu’il dénonce dans Le Livre blanc : par la bouche du narrateur du roman, Cocteau accuse la société « qui condamne le rare comme un crime » et qui « oblige à réformer (ses) penchants » (p. 15).

Du point de vue intellectuel aussi, l’homosexualité d’un écrivain devait fragiliser sa vie publique. Dans ce sens, la Correspondance avec Jacques Maritain est un témoignage important. Bien que Maritain exprimât une amitié fidèle envers Cocteau, lorsqu’il s’agissait de l’homosexualité, il se montre inflexible. L’ami religieux de notre écrivain incarne bien évidemment, la « morale chrétienne » à laquelle Cocteau devait faire face. Voici les arguments du théologien condamnant la sexualité de Cocteau.

D’une part, il réfute la conception de l’instinct naturel - homosexuel - en tant que révélateur de la vérité. Car, selon lui, le « phallus » n’a aucun rôle à jouer pour notre quête de vérité. Au contraire, c’est le diable à combattre pour que cette quête puisse arriver à son terme. En y ajoutant que ce n’est pas l’Eglise qui accuse l’amour homosexuel, car la bonté chrétienne est beaucoup plus charitable qu’on ne l’imagine. Mais simplement c’est la « nature » elle-même qui rejette cette sexualité horrible. Car l’homosexualité représente une déviance, une erreur contre la loi de la nature :

‘« Des choses que vous appelez pures me font horreur. Pas par pruderie, mais parce qu’elles refusent avec exaspération ce qui est, veulent que le phallus ne soit pas phallus, que la vérité ne soit pas la vérité. Vous êtes en train d ‘élaborer une morale nouvelle. Laissez donc ça à Dieu(…). Vous pensez croire qu’au fond les catholiques sont tous plus ou moins comme l’abominable prêtre de votre livre : pensent certaines choses non parce qu’elles sont vraies au ciel comme sur la terre, mais parce qu’il faut les penser sous peine de danger. Il n’est pas d’injure plus grave. Qui est sans pitié pour les homosexuels, c’est la nature. Jean, la loi de l’espèce, la terrible réalité de ce qui est. Hélas il suffit de penser à la vieillesse des pédérastes. La charité de Dieu qui est surnaturelle, fait place, elle, à ceux qui portent ce fardeau des homosexuels à condition qu’ils se fassent eunuques (…) pour le royaume de Dieu, transmuant alors leur blessure de nature en privilège de grâce. »1

Mais du point de vue littéraire, Maritain ne tolère pas non plus l’allusion libre à l’homosexualité. La dissension majeure entre Cocteau et Maritain éclate à cause du livre de Jean Desbordes, J’adore. Alors que Cocteau exprime une admiration sans bornes, en déclarant que ce livre « enseigne » une « anarchie nouvelle qui consiste à aimer Dieu sans limites »2 et que l’avenir de la nouvelle génération se trouverait là, Maritain explose. Le théologien attaque clairement : pour lui, ce livre représente non seulement une « extrême indécence » ; mais le pire, c’est un « intolérable mélange de religion et de délire sexuel » (Correspondance, p. 177). Ainsi Maritain remonté, montre, dans beaucoup de passages de le Correspondance, son indignation. Sa position négative vis-à-vis des œuvres littéraires qui amalgament l’« amour de Dieu » et la débauche sexuelle est on ne peut plus claire.

Face à cette hostilité explicite, Cocteau réclame son droit à la liberté en tant qu’écrivain : son « instinct de création » ne peut être mis en cause, car c’est la loi suprême de toute création dont il s’agit. C’est au tour de Cocteau d’argumenter : si Dieu incarne le Créateur, les artistes sont ses serviteurs élus. Donc, ce que Maritain nomme « délire sexuel » n’en serait pas un. Mais au contraire, il faut le comprendre comme une représentation de Dieu en chair et en os. Et tout l’effort d’un artiste consiste à incarner, sublimer, rendre visible l’invisibilité du Créateur. Par tous les moyens et par tous les thèmes. Et il ne faut pas oublier que l’objectif de l’art est toujours noble. Rapprocher l’homme de Dieu. C’est pourquoi, pour Cocteau, son Livre blanc ou J’adore, ne sont aucunement coupables, puisqu’ils représentent une extraordinaire tentative humaine de vouloir communier avec le Tout-Puissant par le biais de l’écriture :

‘« J’ai la preuve que votre sollicitude amicale peut vous faire voir dans des œuvres ce qui ne s’y trouve d’aucune sorte. Il n’y a pas toujours diable où il y a corne(…). Picasso, Satie, Stravinsky, ont de la chance d’être sans paroles et de permettre une interprétation transcendantale. Je crois que si votre haute pureté ne les revêtait pas d’un sens céleste vous vous trouveriez en face de cette « chair de l’esprit » dont toute œuvre est composée, chair naissant de coïts étranges, d’un mariage avec soi-même, toujours assez monstrueux. On est prêtre ou poète. On prie ou on parle(…). Vous dites : Dieu vaincu…etc.(…). D’après vous Dieu a rendu la vie insoluble. Pas Dieu. La société, l’hypocrisie, les directeurs de séminaires etc. Toute une législation qui n’a plus rien à voir avec la règle d’amour et de pardon du Christ. (…), ne croyez pas que je glisse agilement entre les doigts du ciel. Sans ma liberté parfaite je ne vaux plus rien et c’est cette liberté que je défends lorsque vous me croyez spécieux et alerte. (…), pesez ma fatigue, les difficultés affreuses à travers lesquelles ma vérité m’oblige à évoluer. (…), croyez-moi, croyez que je sens le pur et l’impur, que je ne m’arrange pas avec des mensonges – mais que ma vie(…) m’oblige à des contacts énigmatiques avec cette chair de l’esprit(…). Vous me surclassez(…) me surestimez – vous attendez de moi des merveilles qui tiennent au « sujet » alors que mes pauvres dons ne valent que par la « matière »(…). Dans Le Potomak j’écrivais déjà : Dieu ayant créé l’homme à son image, plus on est près de soi-même, plus on se rapproche de Dieu. Tenté par Dieu, comme d’autres par le diable, je me presse contre moi de toutes mes forces(…). »1

De cette « liberté parfaite », Cocteau fera l’emblème de son « ordre moral » : de sa conduite personnelle en quête de sa vérité, donc de l’affirmation de son « identité » sexuelle. Mais aussi de sa « démarche » de poète à la recherche de la vérité de l’art : le « génie des sens » ou la définition de l’esthétique dans toute sa splendeur érotique.

De ce besoin de confirmation sexuelle, l’écrivain gardera une réserve modérée préférant « une discrétion voyante » (allusion) à « une exhibition délibérée » 2 selon Claude Arnaud. Sans doute pour éviter le tapage ? Mais surtout l’homosexualité représentait beaucoup plus pour Cocteau. Car, c’est dans ce terrain « resté trop inculte » (Le Livre blanc, p.87) qu’il allait chercher la réponse à l’éternelle question de « qui suis-je ? ». Si ce livre symbolise un premier coup de pioche, un « effort anonyme vers le défrichement » (idem), d’autres suivront successivement à travers toute son œuvre.

Il en va de même pour sa création. Plus Cocteau cultive sa sexualité profondément masculine – identité personnelle assumée- plus il donnera de la « force » à sa poésie – la puissance de poète. Au point de proclamer que tout chef-d’œuvre doit être une manifestation de la force virile. Toute sa philosophie de l’art se cristallisera ainsi dans cet érotisme masculin.

Ainsi l’érotisme chez Cocteau contient les trois conceptions philosophiques essentielles : la vérité, la liberté et l’identité. Et elles s’articulent sur deux domaines que nous allons étudier : l’éthique et l’esthétique.

Notes
1.

Le Coq et l’Arlequin, pp. 46-48.

2.

Opium, pp. 136-137. Souligné par l’auteur.

1.

Idem, pp. 137-138.

2.

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, in Œuvres t.2, op. cit., p. 615.

1.

Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, Gallimard, Paris, 1976, pp. 55-59. Souligné par l’auteur.

1.

Jean Cocteau /Jacques Maritain : correspondance 1923-1963, op. cit., pp. 166-169.

2.

Préface à « J’adore », 1928 / Jean Desbordes, in Poésie critique, t.1, p. 144.

1.

Correspondance…, pp. 170-172.

2.

Claude Arnaud, Jean Cocteau, op. cit., p. 72.