7.1 – L’érotisme et l’éthique : la « conjugaison des forces viriles »

‘« La nature a ses lois ne passons jamais outre
Les hommes en ont fait d’autres et d’après eux
Soyez un végétal et laissez votre foutre
Jaillir et entrer où il veut.
Libérez-vous d’autrui, déroutez la police
Le soleil ne sait pas sur quels sexes il luit
Notre ombre nous connaît et l’homme appelle vice
Préférer la nature à lui » ’

in Erotiques

Comme nous venons de le voir, la vision éthique de Cocteau concernant l’homme et l’érotisme tente de répondre à trois questions philosophiques. Afin de les résoudre, notre écrivain les examine sous différents angles : la philosophie de la « nature », de la « conscience » et de l’« individualisme ».

Selon Cocteau, tout homme qui veut savoir qui il est, doit se mettre dans sa nudité la plus complète. Comme la vérité est nue. Et à cet égard, la « nature » nous offrirait un véritable enseignement : la leçon de la sincérité avec soi-même. L’homme qui désire se retrouver devrait donc imiter la nature. La nature s’expose, s’exhibe sans gêne. Elle n’a pas honte de ce qu’elle est. Le sentiment de honte ne se trouve que dans les yeux de l’homme civilisé :

‘« Depuis l’existence des films documentaires accélérés ( films de la vie des plantes ), il est impossible de se promener dans un jardin sans malaise et de se pencher sur les fleurs avec une âme de jeune fille. Rien de plus cruel que le monde végétal, rien de plus érotique. Un film allemand surtout(…), dénonce les habitudes effrayantes, les mécanismes forcenés d’un règne que l’homme croyait immobile et uniquement préoccupé de lui plaire. La science et la patience des opérateurs, qui laissent vivre une plante à son rythme et le ramènent ensuite au nôtre en l’accélérant, nous prouvent que l’homme était loin du compte. Ce qui résulte de leur travail d’espionnage étonnerait le romantisme qui chante le « flegme », l’attitude hautaine de la nature et fournirait à son inspiration des bases nouvelles. Car il ne s’agissait que d’une différence de rythme, de vitesse, de « tempo ». Le secret était bien gardé. Grâce à l’extraordinaire lenteur des gestes d’un arbre par rapport aux nôtres, un parc pouvait mener sa vie féroce sous l’œil de l’homme, un jardin de curé faire l’amour, sa toilette et ses meurtres sans que personne s’en doutât. En effet, aucun sabbat n’égale ce qui se passe dans ces jardins, où les végétaux s’enchevêtrent. Une prodigieuse activité amoureuse dirige les fleuves de vie et les pollens explosifs. Les tiges se tordent, les pétales grimacent, s’enroulent et se déroulent, les feuilles se crispent et les parfums, les nuances qui ravissent les belles rêveuses nous apparaissent tout à coup comme les signes violents d’une fièvre d’amour. »1

La première étape pour l’homme sur le chemin de sa vérité est de laisser parler son instinct naturel, la voix du désir que la société tente d’étouffer sous le nom de l’éducation et de la morale. Que dit cette voix intérieure ? Qu’il ne faut pas confondre le « cœur » et les « sens » :

‘« (…) j’approuve sans réserve cette théorie que l’amour engendre le respect, que le respect paralyse le désir et que l’ érotisme s’exprime mieux si les sens seuls s’en chargent sans y mêler les problèmes du cœur. Le cœur est une chose. Le sexe en est une autre. Certains objets bouleversent l’un, certains objets éveillent l’autre, sans que l’intellect intervienne. »2

Chez Cocteau, le murmure de instinct naturel trouve son écho bien évidemment, chez les garçons. Du genre Dargelos, qui « éblouit », « écrase » et qui développe chez autrui le « complexe d’infériorité » (Portraits-souvenir, p. 784). Le type des « francs voyous », « vifs à la lutte et prêts au lucre, facilement basculés par des jeux où se mêl(ent) en quels couronnements jolis et comme antiques d’athlètes adolescents leurs membres bien musclés et culottés par le hâle ». 1 Une sorte de « sexualité inculte » (Opium, p. 129) qui ne connaît pas le sentiment de honte et qui d’ailleurs, ne dépend pas des capacités intellectuelles. C’est cet instinct sexuel libre que la société nomme le « penchant », la « tendance » enfin, le « vice sexuel » :

‘« Adieu, vices !… que dis-je ?… Hélas ! (et que n’ai-je les vices qu’on me prête !) C’est si beau un vice, si fort, si brut, si exclusif. Le vice écarte toute velléité de flottement, d’hésitation, de perte de temps écoeurante. » 2  ’

Pour Cocteau, entre le « vice » et la « vertu », la ligne séparatrice reste incertaine. Et que cette ligne problématique se dessinerait exclusivement par nos « codes moraux ». Ce qui, d’après lui, représenterait encore un symbole de contradiction et d’hypocrisie sociale, et notamment religieuse. Cocteau semble penser que notre jugement du bien et du mal détermine et annule à la fois notre sexualité : la distinction tranchante entre le « normal » et l’« anormal », le « pur » et l’« impur », impose d’emblée un « choix » à faire à l’individu, en ce qui concerne sa propre sexualité. Alors, ceux qui n’osent pas se laisser guider par leur propre instinct naturel - dans les cas des homosexuels -, doivent ignorer eux-mêmes leur vérité. Sinon dissimuler à autrui leur identité sexuelle, afin de s’assurer une position rassurante au sein de la société. Or, la sexualité touchant directement la dimension identitaire d’un individu, une sexualité décidée, choisie par la norme sociale, annihile de ce fait, sa subjectivité, sa souveraineté la plus fondamentale, l’individualisme. Ce sont ces arguments que Cocteau étaye, point par point, dans sa Correspondance avec Jacques Maritain. Voilà la morale « inquisitoire » chrétienne, une « prosodie morale périmée» contre laquelle l’écrivain s’insurge :

‘« 1) L’amour empêche l’amour. L’amour empêche les sacrements. Ce serait monstrueux. Ce n’est pas. C’est encore un phénomène d’équilibre divin. L’amour rend les sacrements inutiles car il est sacrement ; on communie en Dieu à travers une de ses créatures. On ne peut vivre sans amour. Donc, sans amour humain l’homme doit recourir aux sacrements(…). ’ ‘2) La poésie est une vérité. Ses « mœurs » changent. Dieu est Dieu. N’empêche qu’il est impossible de l’aimer comme au Moyen Age, en brûlant les médecins et les pédérastes après leur avoir coupé la main droite et l’avoir jetée dans la Loire. Il suffit de connaître le film accéléré : L’amour des plantes pour comprendre que la pureté des puretés, la Vierge, jette sur ce que nous nommons indécences, crimes, sexes, le même regard que nous sur le mouvement des atomes dans un rayon de soleil. ’ ‘3) Loin de diminuer ma croyance, ces grandeurs l’augmentent – mais je n’ignore pas qu’elles sont interdites et qu’on exige de nous, une fois pour toutes, une prosodie morale aussi périmée que la prosodie poétique de Boileau. Je suis donc prêt à dire que mon attitude n’engage personne et à rejoindre les coulisses de l’Eglise. ’ ‘3)(sic) Avec ce que j’ai compris on sauverait la jeunesse au lieu de l’écarter à jamais du ciel. Votre hérétique. Votre révolté qui vous aime. »1

Bien évidemment, face à cette provocation « délibérée » 2 de Cocteau, Maritain, de son côté, réplique avec toute l’austérité nécessaire. Ses contre-arguments se résument par la « chasteté » et surtout par la « limitation » : limitation « par la loi de la différence des sexes », « par la loi du mariage » et « par la loi d’unité du mariage » ainsi que « par la loi de procréation dans le mariage ». Aussi Maritain affirme-t-il que « l’homosexualité détruit cet ordre » et que « l’amour charnel est stérile », tout en les qualifiant d’« amour défiguré », d’« amour violé » (p. 149). Aux yeux de ce catholique convaincu, Cocteau est touché par l’« affreuse cruauté de Vénus » (p. 149) et par ses « griffes » (p. 150) démoniaques.

C’est alors - en contre réaction - que le « mariage » devient chez Cocteau, une des preuves indéniables qui laissent voir la perversité la plus subtile de notre civilisation : toute notre institution moralisatrice qui pousse un individu à se mentir et à laisser dénaturer son instinct le plus naturel sous peine d’exclusion sociale. Dans ce climat, notre écrivain ne peut qu’être encore plus attiré par la philosophie nietzschéenne.

Dès Aurore, le philosophe allemand attaquait de front le christianisme : en soulignant, la figure d’Eros diabolisée par l’Eglise, il dénonce comment la morale chrétienne a su minimiser notre instinct sexuel au nom de la chasteté. Et cette puissance sexuelle affaiblie, diminuée et rabougrie, Nietzsche l’appelle l’« instinct de conservation », de procréation. Dès lors, la sexualité humaine serait considérée en termes d’utilité. Ce qui veut dire que son « enjeu social » est devenu plus important que le « plaisir » individuel. A partir de là, Nietzsche estime que la religion n’est pas autre chose qu’une institution politique. Un gouvernement qui contrôle notre « corps » et qui oriente notre volonté propre. Tout cela, au nom de la morale et d’une doctrine rigoureuse pour notre bien. Ainsi dans Par-delà le bien et le mal, il donne cette définition de la « religion » et de la « morale ». Il considère la première comme une maladie et l’autre, une « poltronnerie » :

‘« En quelque endroit de la terre que soit apparue la névrose religieuse, elle est inévitablement liée à trois dangereuses prescriptions de régime : solitude, jeûne et chasteté, - sans toutefois qu’on puisse décider avec certitude où est ici la cause, où est l’effet, ni même s’il y a réellement là une relation de cause à effet. On est fondé à en douter, si l’on considère qu’un des symptômes les plus constants de cette névrose, chez les peuples sauvages comme chez les nations policées, est précisément un déchaînement subit de sensualité effrénée qui, tout aussi soudainement, se transforme en convulsions de pénitence, en négation du monde et de la volonté ; ici comme là n’y a-t-il pas épilepsie larvée ? »’ ‘« On se méprend du tout au tout sur la bête et sur l’homme de proie(…) ; on se méprend sur la « nature », aussi longtemps qu’on cherche à découvrir « quelque chose de maladif » ou même un « enfer » inné, au fond de ces êtres qui ont, par excellence, la santé du fauve de la jungle et l’exubérance de la flore tropicale ; c’est pourtant ce qu’ont fait presque tous les moralistes. On dirait que les moralistes ont la haine de la forêt vierge et des tropiques, et qu’il leur faut à tout prix discréditer « l’homme des tropiques », qu’ils nous donnent pour une dégénérescence maladive de l’homme, son propre inferno et son propre bourreau. Pourquoi donc ? En faveur des « zones tempérées » ? En faveur des hommes modérés ? des hommes « moraux » ? des médiocres ? – Voilà une contribution au chapitre « la morale comme poltronnerie. » »1

Cette remarque radicale prend une importance toute particulière chez Cocteau. Car il adhère parfaitement à l’idée de distinguer entre l’instinct sexuel et l’instinct social : le premier étant le signe de l’individualisme donc directement lié à la « liberté parfaite » de l’individu ; et l’autre signifiant la sexualité de l’individu partiellement assumée dans l’adaptation à la norme sociale. Alors Cocteau parle de l’homosexualité comme un signe d’indépendance et d’individualisme :

‘« L’idée burlesque de la pédérastie dans le monde. La pédérastie, c’est la force qui aime la force. Toute autre forme de la pédérastie est ignoble – une erreur des sens – un vice de constitution – etc. Aimer la femme stérilement est absurde. L’amour des femmes, c’est l’instinct de conservation, l’instinct secret de se perpétuer, de ne pas mourir. L’amour stérile n’est acceptable que s’il s’adresse au jeune homme – à un objet qui excite le sens de la beauté sans que l’instinct de conservation intervienne. Jouir de. Il n’y a pas de vice. Il n’y a vice que dans l’emploi stérile d’un corps qui féconde. L’homme beau est un objet de l’art. La femme belle est un ustensile. (Elle se déforme à l’usage.) La femme moderne qui se refuse à faire des enfants, qui prétend jouer le rôle d’objet d’art ( de vamp ), est aussi ridicule qu’une marmite qui voudrait être mise sur un piédestal. Intensité du vice. Il y a une espèce de paresse qui nous sauve de la boue. L’esprit s’excite, mais le corps se refuse aux démarches que nécessiterait le plaisir(…). La force du vice, c’est qu’il ne supporte pas la médiocrité. La faiblesse de la vertu, c’est qu’elle la supporte, et à merveille, et en fait sa fin. Mariage. »2

Attitude explicitement phallocrate. Cependant, en mettant l’accent sur la suprématie du plaisir sexuel masculin, Cocteau met en valeur la « subjectivité » complète de la sexualité humaine. C’est ainsi que Cocteau affirme souvent que le vrai « vice commence (en réalité) au choix ». Le vice étant selon lui, l’« idée du mal », lorsqu’un homme n’est pas influencé par cette idée, il ne peut souffrir de ses actes. Pour dire ainsi que le mal est subjectif. De même, notre conception du « vice » proviendrait d’une distinction étrange qui s’est mise en pratique depuis des siècles. Depuis que l’homme sépare son propre corps en deux parties et les traite de manière différente. Les « parties honteuses » et les « parties nobles » : le mépris pour le « sexe » et le respect pour la « tête ». Lamentable situation que Cocteau qualifie de « séquelles de l’obscurantisme médiéval ». Et d’après lui, ces traces de l’Inquisition hanteraient encore l’humanité, malgré le progrès de la science :

‘« Malgré les découvertes de Freud et de Jung, il traîne encore en ce monde nombre des séquelles de l’obscurantisme médiéval où certains caprices de la nature étaient considérés comme des crimes et châtiés comme tels. »1 ’ ‘« Relu la vie des douze Césars. J’en sors stupéfait de l’importance qu’on accorde aux choses du sexe depuis des siècles. Les pauvres hommes croyant qu’il y a des parties nobles et des parties honteuses, alors qu’il n’y a que des instincts, des muscles qui fonctionnent ou ne fonctionnent pas et des trous. »2

Ce qui reviendrait à dire en somme : l’homme a appris à réformer et à dénaturer son instinct individuel avec tout un système de pensées élaboré au nom de l’éducation, de l’évolution et de la civilisation. Même si l’époque de la moralité chrétienne est peut-être révolue, la société moderne et ses diverses institutions morales fonctionnent de la même façon. Nous avons maintenant une version plus modérée des « vices » : les « mœurs » :

‘« Les soldats, les matelots, les manœuvres qui s’y livrent n’y voient pas de crime. S’ils l’y voient, c’est que le vice les guette. Le vice, écrivais-je, commence au choix. J’ai observé(…), jadis, des marins américains pour qui l’exercice de l’amour ne présentait aucune forme précise et qui s’arrangeaient de n’importe qui et de n’importe quoi. L’idée de vice ne leur traversait pas l’esprit. Ils agissaient à l’aveuglette. Ils se pliaient instinctivement aux règles très confuses des règnes végétal et animal. Une femme féconde se déforme à l’usage, ce qui prouve sa noblesse, et qu’il est plus fou d’en user stérilement que l’homme qui n’offre qu’un objet de luxe aux désirs aveugles de la chair. Pour moi, j’en ai eu peu d’usage(…). En outre j’estime qu’à partir d’un certain âge ces choses-là sont turpitudes, ne permettent pas l’échange et deviennent pareillement risibles, qu’il s’agisse d’un sexe ou de l’autre. Je mène en somme une vie de moine. Vie incompréhensible dans une vie où les habitants ne songent qu’à se frotter les uns aux autres, à rechercher ce genre de plaisir, fût-ce par la danse, à l’imputer à autrui, à croire toute amitié suspecte. »3

L’extrait que nous venons de lire a été rédigé entre 1946-1947. Cocteau avait 57-58 ans. L’effet de l’âge, une forme de mise à l’écart malgré lui, pousse Cocteau à finalement faire passer sa réserve sexuelle - voire son insatisfaction – pour une élévation spirituelle (sagesse ?) détachée de l’inconscience sexuelle collective. Est-il si différent des autres ? Nous pouvons en douter…

Dans un monde où la sexualité est devenue l’attrait principal – donc restreint – de l’individu, Cocteau préfère prendre de la distance, à défaut de compréhension par autrui ou un partenaire idéal. La solitude plus ou moins forcée lui laisse encore le temps de penser à la nature : si l’homme apprenait à imiter les plantes de son jardin, tout deviendrait extrêmement simple. Mais en analysant notre sexualité, l’homme a compris que la nature cachait derrière sa simplicité une monstruosité effarante. Notre œil savant, intellectualisé, perçoit désormais le « vice sexuel » de ses progénitures : oui, les « haricots » sont des créatures perverses, habiles. Ils dissimulaient bien leur orgie devant nos yeux. Et l’homme était trop naïf. Dès lors, il doit admettre la perversité de son beau jardin. Nous devons à présent nous méfier des « fleurs et légumes » :

‘« La première fois que l’Allemagne nous envoya ses films sur les différences de vitesse appliquées au règne végétal, la censure française s’en alarma, estimant ( à juste titre ) qu’ils ressemblaient à ceux des maisons closes de Marseille. Ils furent interdits. On nous les présenta en cachette. La ressemblance ne laissait aucun doute. Succions, membres, vulves, spermes et spasmes, envahissaient l’écran. Le haricot offrait un intermède moins obscène. Il se tortillait le long de sa rame. On eût dit qu’il la léchait comme un chat se lèche les pattes. Il paraissait être un jeune singe, un gnome alerte et inoffensif. Tandis que j’admirais son agitation et sa gentillesse, une vieille dame s’écria dans l’ombre de la salle : « Dieu ! Je ne mangerai jamais plus de haricots. » Brave dame ! On la mettra en terre, et elle fera pousser les haricots. Tout cela serait drôle, si ce n’était triste. Et l’on sent bien que, plus l’homme se renseigne, plus il cherche et croit toucher le mystère, plus il s’en écarte, parce qu’il glisse sur une longue pente d’erreurs, et qu’il est obligé de la suivre, même s’il estime qu’il la remonte. C’est pourquoi la religion détenait la science et la gardait secrète. Elle ne l’exploitait que pour frapper la foule et pour la tenir en respect. Il y a tohu-bohu dès que la foule s’en mêle. Et moi qui blâmais la censure, peut-être était-elle prudente de ne point compliquer, par l’étalage de la vie intime des fleurs et des légumes, les enseignements de Sigmund Freud. »1

Nous touchons là le mystère de notre univers : tout est sexuel, donc tout est pervers. Rien n’est innocent, ni pur. Tout et tous doivent avouer leur culpabilité. Puisque même les haricots sont en ligne de mire. Alors comment l’homme peut-il s’en sortir de ce monde corrompu et dépravé ? En décrivant cette fixation générale, Cocteau accorde une place importante à sa philosophie de la « conscience » individuelle. Chacun doit agir selon sa propre conscience, car notre « santé mentale » en dépend. Puisque la « sexualité n’est un problème que par rapport aux différentes polices qui désorganisent notre pauvre monde » (Lettres à Milorad, p. 167).

Ainsi dans sa Lettre aux Américains, l’écrivain met en garde contre notre croyance aveugle. Au lieu d’écouter la voix de son juge interne qui, le seul, peut arbitrer l’incessante chamaillerie de son conscient et de son inconscient, l’homme moderne les confie et confine ailleurs. Le conscient, il le place chez les « confesseurs » et l’inconscient, chez les « psychiatres ». L’homme, en voulant éduquer, civiliser son instinct sexuel, dans notre société d’affolement collectif, est devenu en fin de compte, l’« orphelin » de lui-même. Un animal social qui a perdu sa substance la plus vitale : la conscience et la liberté individuelles :

‘« (…) ni les confesseurs, ni les psychiatres(…) ne suffisent à nous déranger la conscience. Celui qui se confesse et pèche et se confesse, celui qui se vide chez le psychiatre et se rassure d’être vide et s’encombre encore de complexes et va se vider de nouveau, s’imposent dans un monde qui les expulse. Ni la confession, ni la psychanalyse ne doivent être envisagées comme un confort. C’est insulter les prêtres et les psychiatres et leur faire perdre leur temps. Je plains ceux, innombrables, qui se soignent pour se soigner et qui refusent de guérir. (…)les inspecteurs du rapport Kinsey ne sont-ils pas les psychiatres du pauvre, auprès desquels vous pouvez tous vous raconter, vous vanter, vous inventer, inventer un vous-même libre orné de vices imaginaires, comme il arrive lorsqu’un crime éclate à New York(…) et que mille personnes s’en accusent ? »1

Cette vision de Cocteau décrit un monde de perversion cathartique qui nous transforme en malades et qui trouble nos comportements. Tandis que Michel Foucault, ce philosophe, lui aussi observateur de l’emprise sexuelle sur les êtres, nous permet de voir combien en un siècle, l’idée de la sexualité a pu pénétrer dans notre système de pensée et a su diriger notre comportement social ainsi que notre jugement sur l’homme. La sexualité est devenue l’axe principal de notre analyse existentielle. Nombre de questions partent de la sexualité et reviennent à la sexualité. La seule diversion à laquelle nous avons droit, sur ce trajet est l’observation des autres voyageurs. Voici un intéressant état des lieux :

‘« La société « bourgeoise » du 19e siècle, la nôtre encore sans doute, est une société de la perversion éclatante et éclatée. Et ceci non point sur le mode de l’hypocrisie(…), elle aurait malgré elle donné lieu à tout un bourgeonnement pervers et à une longue pathologie de l’instinct sexuel. Il s’agit plutôt du type de pouvoir qu’elle a fait fonctionner sur le corps et sur le sexe. Ce pouvoir justement n’a ni la forme de la loi ni les effets de l’interdit. Il procède au contraire par démultiplication des sexualités singulières. Il ne fixe pas de frontières à la sexualité ; il en prolonge les formes diverses, en les poursuivant selon les lignes de pénétration indéfinie. Il n’exclut pas, il l’inclut dans le corps comme mode de spécification des individus. Il ne cherche pas à l’esquiver ; il attire ses variétés par des spirales où plaisir et pouvoir se renforcent ; il n’établit pas de barrage ; il aménage des lieux de saturation maximale. Il produit et fixe le disparate sexuel. La société moderne est perverse(…)réellement et directement(…). Les sexualités multiples – celles qui apparaissent avec les âges ( sexualité du nourrisson ou de l’enfant ), celles qui se fixent dans les goûts ou des pratiques (sexualité de l’inverti, du gérontophile, du fétichiste…)(…) – toutes forment le corrélat de procédures précises de pouvoir. »2

En somme, depuis l’époque de Cocteau jusqu’à nos jours, nous sommes tous sexuellement impliqués quelque part et potentiellement névrosés. Dans ce rapport particulièrement décourageant entre l’homme, la sexualité et la société, Cocteau entreprend sa philosophie de la « conjugaison » : la combinaison de son identité homosexuelle et de celle d’écrivain ; l’union de son esprit de libre penseur et de la force de son indignation - face aux préjugés moraux. A ses yeux, tout cela devait se conjuguer comme une évidence grammaticale : masculin-masculin, féminin-féminin ; singulier-singulier, pluriel-pluriel.

Cette philosophie de la conjugaison, s’aperçoit chez Cocteau, à travers son choix de partenaires. Roger Lannes, dans son Journal intime, témoigne ainsi : « Aurait-il même eu une vie pleine de doublures, Cocteau, a le privilège de transformer ses garçons, de les alléger, de les rendre filigranes de lui-même. » (Cahiers n°10, p. 155).

Le choix de Cocteau ne s’arrête pas qu’au seuil purement sexuel. Au contraire, il faut que sa force spirituelle trouve aussi son répondant chez un amant. C’est pourquoi, Cocteau a eu des amants 1 écrivains comme Raymond Radiguet, Jean Desbordes. Ou encore un magnifique acteur tel que Jean Marais. Que représentaient-ils en fait ? La force d’esprit. Outre leur « beauté physique » - à laquelle notre écrivain reste toujours sensible -, les amants de Cocteau avaient ceci de singulier qu’ils étaient des « forts en caractère », des révoltés de la création.

Lorsque Cocteau évoque ses amours, c’est toujours en termes d’accomplissement artistique. Car pour l’écrivain, ils représentent chacun à leur façon, une œuvre ou un chef-d’œuvre à découvrir et à admirer. En témoigne, le portrait de Jean Desbordes, le « miracle » envoyé par la « chance » selon Cocteau :

‘« Certes J’adore n’est pas orthodoxe. Desbordes est protestant, la pureté de son livre n’est pas une vertu négative et son cri d’amour dépasse en vacarme le rire des blasphémateurs. Mais je suis poète ; je ne suis pas théologien. Aucune méthode ne m’oblige à préférer une incroyance organisée à une foi inculte(…). Un enfant arrive de campagne, l’âme tout en désordre. Il mélange la découverte des sens à celle de Dieu. Il exprime sans contrôle une foi aveugle, folle, presque panthéiste. Vous imaginez mal un chrétien le repoussant et le lapidant(…).Jean Desbordes est le premier rescapé de la guerre, du pessimisme, du mal du siècle, de Freud, etc… Il ne s’en doute même pas. Lorsqu’il écrit : « L’amour maternel, c’est l’amour charnel », il invente Freud sans le savoir(…). Refuser à Desbordes le droit de vivre, c’est mettre à la porte de l’église un enfant qui se présenterait à la messe(…). Son naturel, la beauté du style qui reflète une beauté profonde, cette folie sentimentale qui le pousse à écrire ce qu’il ne fallait pas écrire, son manque de savoir-vivre, j’y distingue le seul espoir de guérison pour une jeunesse trop adroite, trop sèche, trop pétrifiée d’intellect(…). J’ai traversé d’autres insultes avec Radiguet, sachant qu’il fallait devancer la justice naturelle, et qu’il allait vite devenir une des plus éclatantes étoiles au ciel de la poésie(…). Je ne les (théologiens) imiterai pas. La Bible aujourd’hui serait mise à l’index et les Cathédrales couvertes de feuilles de vigne. »1

Ce que Cocteau cherchait en compagnie de ces chefs-d’œuvre humains, c’est aussi la connaissance de l’homme et (ou) de lui-même. Et par la voie de cette connaissance, l’écrivain apprenait à sonder l’immense capacité qu’a l’homme à transcender les forces les plus brutes en chefs-d’œuvre immortels. Tel serait l’avenir de la création et de l’art auquel Cocteau semble intimement croire.

Ainsi d’autres écrivains ont pu secouer l’esprit de la jeunesse de leur époque, par exemple, Jean Genet. 2 La conjugaison de sa sexualité avec la force de son esprit, et ensuite transcendée sous forme d’œuvre, Cocteau l’analyse en ces termes :

‘« J’ai un ami dont l’exemple est typique. Son apport est incalculable. Il se nomme Jean Genet. Nul mieux que lui ne s’était armé contre les contacts, nul ne gardait mieux sa solitude. Or, c’est justement le bagne, l’érotisme, toute une psychologie neuve et pour ainsi dire physiologique, tout un arsenal repoussant, qui lui vaut le contact, intrigue et attire ceux qui paraissent y être le plus rebelles. Car son génie projette, à tour de bras, des forces qui, émises par le talent, ne seraient que du pittoresque. Il obéit sourdement à l’ordre d’expédier ses germes. Le tour est joué. Fidèle à sa vieille méthode, la beauté adopte une figure de criminel. »3

Cette comparaison explicite permet de voir le soubassement même de la philosophie de la conjugaison chez Cocteau. La puissance érotique d’un écrivain se mesure par l’« érection physiologique » qu’elle provoque chez son lecteur : les « sens » - du corps - éveillés mais surtout le sens spirituel - et esthétique - bien excité, c’est-à-dire le désir de la connaissance et du savoir. Un équilibre parfait entre la sensualité et le psychisme. C’est pourquoi Cocteau renvoie sa conception de « conjugaison » aux « amours grecques ».

Comment les Grecs s’aimaient-ils ? Ils pratiquaient l’adoration « masculine » dans tous les sens du terme : entre le « maître » et le « disciple », entre l’individu et l’individu, par le biais du savoir et le plaisir. Pour cela, regardons d’abord la définition de M.Foucault. Dans le deuxième volet de son Histoire de la sexualité, 4 le philosophe explique comment le sens de l’ « érotisme » homosexuel était perçu dans la Grèce antique.

Tout d’abord, les Grecs « n’opposaient pas » spécifiquement l’amour hétérosexuel et l’amour homosexuel. Leur premier critère de jugement moral reposait sur la « discipline ». L’amour représentant un art de vivre (plaisir) et du savoir-vivre (connaissance), l’homme antique devait avant tout apprendre à se cultiver à travers ses pratiques sexuelles mesurées, disciplinées. Donc, le vrai problème posé dans le domaine de la sexualité, était plutôt d’« avoir des mœurs relâchées ». Ce qui indiquait le manque de discipline, « ne (pas) savoir résister ni aux femmes ni aux garçons » (p. 243).

Ensuite, cette apparente pratique sexuelle « double » - masculine et féminine confondue - ne signifiait pas forcément la « bisexualité » purement sexuelle. Selon Foucault, cette « ambivalence » se rapprocherait plutôt d’une vision esthétique : la philosophie de la « nature » et de la « beauté ». Car, aux yeux des Grecs, « ce qui faisait qu’on pouvait désirer un homme ou une femme, c’était tout uniment l’appétit que la nature avait implanté dans le cœur de l’homme pour ceux qui sont « beaux », quel que soit le sexe. » (p. 245).

Enfin et surtout, l’affinement de cette conception s’achève dans la relation masculine pour les Grecs. Conçue comme une « relation privilégiée », l’amour homosexuel symbolise au fur et à mesure la forme la plus ennoblie de la sexualité humaine. En effet, si les Grecs « pensaient que le même désir s’adressait à tout ce qui était désirable – garçon ou fille – sous la réserve que l’appétit était plus noble qui se portait vers ce qui est plus beau et plus honorable », leur critère de cette beauté supérieure s’orientait en même temps vers le « sexe masculin ». Ainsi les « amours masculines » devenaient un fait indéniable dans la « culture grecque », car elles ont été pour les hommes de l’Antiquité l’« objet » même de « toute une effervescence de pensées, de réflexions et de discussions à propos des formes qu’elles devaient prendre ou de la valeur qu’on pouvait leur reconnaître. » (pp. 250-251). En conclusion, l’érotisme homosexuel était d’ordre esthétique et philosophique chez les Grecs.

Chez Cocteau, l’homosexualité relève exactement de la même problématique. Pour l’écrivain, son « énergie érotique » représente la matière fondamentale de réflexion sur la poésie. Car c’est cette puissance explosive qu’il emploie dans le domaine de la création. Mais, afin de monter au septième ciel de l’esprit, il faut une « détonation » qui le propulse. L’objet esthétique qui le choque, le surprend et qui, en fin de compte, bascule l’instinct sexuel en une énergie créatrice : les amoureux dotés d’une terrible « force virile » ou du moins égale à celle de notre écrivain.

C’est ce processus de déclenchement que Cocteau appelle la « conjugaison ». Dans une de ses Lettres à Jean-Jacques Kihm, datée du 22 mars 1958, l’écrivain définit ainsi l’homosexualité :

‘« Freud n’est pas mon ami. Vous le savez. Nul n’a besoin de descendre dans des domaines qui restent inexplicables dès qu’ils se situent très haut. Le mot pédérastie est inadmissible en ce qui me concerne. C’est là une insulte à ma morale éducative et même s’il me plaisait de m’expliquer dans l’ordre sexuel, la conjugaison des forces viriles que représente pour moi l’homosexualité resterait à des lieues galaxiques du touche-pipi d’André Gide et de la police des mœurs. Donc vous me désobligeriez profondément en ne considérant pas ma pudeur comme une défense contre le tripotage des mains sales. »1

Dans l’histoire littéraire, les exemples de conjugaison ne manquent pas. Pour ne citer que les plus connus, il y a avait Rimbaud et Verlaine, Whitman et Doyle… Maîtres et disciples ? Davantage. L’« amitié parfaite » selon Cocteau représente la forme la plus évoluée, idéale de l’homosexualité. C’est ainsi que Cocteau tente de dissiper la confusion entre cette amitié parfaite et une « amourette », couramment appelée « camaraderie » :

‘« L’amitié parfaite et qui n’est point envenimée d’amour, nourrit sa substance de forces étrangères à celles de mon étude(…). Et si je parle d’un art de l’amitié, c’est d’un art où l’homme se trouve libre et non pas de l’art dont il est l’esclave(…). On a coutume de confondre l’amitié avec la camaraderie qui en est l’esquisse et devrait être la base du Contrat social. Et que dire des amitiés particulières ? Montherlant et Peyrefitte nous peignent la pénombre de ces ébauches d’amourettes, à un âge où les sens habitent encore les limbes et ne connaissent pas de sens interdits. Camaraderies et amourettes ne ressemblent pas aux attaches d’Oreste et de Pylade, d’Achille et de Patrocle. Il est regrettable que les moines aient suspecté ces attaches, détruisant des œuvres de Sophocle, d’Eschyle et d’Euripide qui nous eussent éclairés sur elles. L’amour grec, tel que les moralistes l’entendent, et qui fut une intimité érotique entre élèves et maîtres, n’avait rien a voir avec ces puissants nœuds de l’âme. Et si les héros dépassaient les limites permises, cela ne verse aucune pièce à charge dans le procès(…). J’ai fréquenté des couples de camarades(…). Ces couples résistent par un désordre qu’ils haussent jusqu’au roman. L’affabulation qu’ils deviennent les fait mépriser le calme. L’alcool les alimente. Ils en arrivent à des tempêtes, supérieures à celles des ménages les plus orageux. »2

Il est évident que pour Cocteau, l’homosexualité des écrivains prend une place à part. Puisque dans leur choix de partenaire, il y a toujours une part d’attirance « intellectuelle ». Ce qui fait que leur sexualité doit s’exprimer sur le plan physique mais aussi sur le plan créatif. Ainsi, un peu plus loin dans le même chapitre, Cocteau évoque l’« affaire Whitmann ». 3 Un cas exemplaire de conjugaison qui doit être révisé :

‘« L’affaire Walt Whitmann ne relève pas de l’amitié amoureuse. Elle mérite une place à part. C’est en camouflant Whitmann que ses traducteurs l’incriminent. Et de quoi ? Il est le rhapsode d’une amitié où le mot camarade reprendrait son sens véritable. Son hymne dépasse beaucoup les claques sur l’épaule. Il chante une conjugaison de forces. Whitmann s’oppose aux contacts que Gide confesse. Il est dommage qu’en voulant défendre une zone mal connue, Gide ne nous en donne que l’ébauche. »1

En effet, Cocteau estime que l’« affaire Whitmann » est celle de l’écriture. Lorsqu’une œuvre s’exprime avec toute sa puissance évocatrice - parfois obscène, crue et osée - sa valeur littéraire s’éclipse rapidement derrière la sexualité de son créateur. Surtout, lorsqu’il s’agit d’un écrivain homosexuel, c’est un tollé général. Ce n’est plus une question de style, mais un attentat à la pudeur : cela dérange, cela jette un froid. Il faut étouffer cette voix de l’instinct humain qui résonne. Et il faut absolument éviter qu’elle se répande et se conjugue avec d’autres. Notre belle société civilisée serait souillée dans la débauche et le vice. L’affaire se résout en coups de ciseaux et en censures. D’une manière mesurée, Cocteau s’adresse de temps à autre, à la future génération d’écrivains, puisque pour lui, c’est l’avenir même de la littérature qui était en jeu :

‘« J’ai souvent prétendu qu’une sexualité supérieure commandait notre émotion en face des œuvres d’art et que nous étions aussi parfaitement incapables de réprimer cette érection de l’âme qu’à vaincre celle de notre corps provoquée par certaines formes vivantes. (…) si je ne me spécialise pas dans le goût de mon propre sexe, j’y reconnais une des innombrables perches que la nature sournoise s’amuse à tendre aux humains. « Ni vu ni connu, je t’embrouille. » Sous toutes les apparences qu’il adopte, gloire à sa très sainte majesté, le génie. »’ ‘« Freud s’est penché, assez naïvement du reste, sur les vieux problèmes d’Euripide ou de Racine. Il serait drôle que les personnages de ces dramaturges devinssent freudiens !(…). 1940. Prenez garde !(…). Dites : « A l’impossible je suis tenu. Je me montre. » Que risquez-vous ? Je me le demande. Des foudres de ceux qui attaquent Gide ? Vous lui paierez donc votre dette. Pensez, écrivez, adorez, détruisez, fondez de petites revues. Montez des spectacles. Piétinez-nous, si possible. Croyez-en un spécialiste du destin et de ses mystères. Saisissez vite votre chance. Elle est là. »2

Ainsi l’affirmation de l’homosexualité chez les écrivains prenait, dans un sens, un caractère « politique » comme nous l’indique Claude Arnaud. Selon notre critique, c’est avec Genet que « l’homosexualité deviendra une arme de chantage littéraire ». Car avant « son prodigieux coup d’éclat, elle relevait d’un infra-monde, partout pressenti mais rarement nommé, sinon par les allusions codées » (Jean Cocteau, p. 72).

La philosophie de la « conjugaison des forces viriles » de Cocteau touche une dimension anthropologique avec l’âge. Au fur et à mesure que l’écrivain s’éloigne des « pratiques » sexuelles, étrangement, plus il s’intéresse à l’homme, à la faiblesse et à la force de l’homme, examinées à travers sa sexualité. Voici un exemple. En faisant une remarque sur le couple « Sand-Musset », Cocteau analyse l’homosexualité féminine. Pour conclure que même chez les lesbiennes, l’influence de la « force virile » serait un fait indéniable :

‘« Je pensais à ce sinistre voyage à Majorque de Chopin et de la femme Sand. Il serait curieux de publier une étude vraie sur ce voyage et sur celui de Venise. L’arrivée Musset-Sand. Ce couple étrange d’une femme à barbe et d’un homme en jupes et les suites qui découlent de ce malentendu, suites n’ayant rien à voir avec le romantisme amoureux dont l’ignorance des problèmes sexuels l’affabule(…). Il est fréquent que ces femmes brunes, qui s’imaginent être normales parce qu’elles recherchent les hommes mais ne les recherchent que comme les hommes se recherchent entre eux, choisissent, étant masculines, des hommes féminins qui répondent à leurs instincts mâles et leur font croire qu’elles sont de vraies femmes aimant de vrais hommes, alors que ces hommes-femmes sont attirés par une femme-homme et que cette femme-homme étant homosexuelle ne trouve aucune satisfaction auprès d’eux. Même Freud n’a jamais effleuré cette étude. »1

Ce genre de réflexions afflue notamment dans la plupart de ses journaux. Même devant une œuvre d’art, c’est la sexualité humaine dans son évolution historique qui devient réellement le centre d’intérêt de ses réflexions. Dans ses feuillets, il y aura de moins en moins de place pour raconter les dîners littéraires, les coups de fil et visites des personnalités importantes, mais se développe plutôt le thème de la complexité de la sexualité chez l’homme :

‘« Statue monumentale de Pompée. Cette statue avait une feuille de vigne. Les conseillers la trouvèrent ridicule. On l’enleva et constata que le sexe manquait, que la feuille couvrait un trou. On dut sculpter et ajouter un sexe de plâtre. A propos des allusions érotiques. Dans la petite salle de gauche où se trouvent les jeunes hommes de marbre grandeur nature, le cardinal a fait peindre un phallus dressé, dans un des cartouches qui reste dans l’ombre, en face des cartouches où sont peints des oiseaux dont le cartouche érotique souligne le sens allusif. Très rares sont les nus efféminés. On constate partout une débauche de musculatures excessives et que l’éclairage par-dessous accuse encore davantage. C’est à ce goût michelangélesque de la force qu’on devine combien la Renaissance ne tombait pas dans l’erreur qui ridiculise la pédérastie et qui presque toujours affecte de lui servir d’excuse. (Gide.) »2

Plus le temps passe, plus ses observations sur le monde extérieur, les faits divers du moment, les choses banales de la vie s’ajoutent. Nous entendons moins la voix d’un poète, mais plutôt celle d’un sexologue expliquant l’inextricable rapport de l’homme à sa sexualité. Même les enfants et un symbole de force virile comme Picasso, n’y échappent pas :

‘« Deux petits garçons, cinq et sept ans, ont noyé une petite fille de trois ans, après avoir préparé leur coup. Ils se vantent de leur crime. Ils racontèrent même l’avoir déshabillée avant, alors qu’on a repêché le corps habillé de la petite fille. »3 ’ ‘« L’acharnement que Picasso met à saccager le visage des femmes avec lesquelles il habite n’est pas seulement une forme de l’insulte espagnole à ce qu’on aime et à ce qu’on respecte. Il y a autre chose(…). Il est rare que Picasso peigne un portrait d’homme. Les hommes il les dessine plutôt et les enjolive. Il est misogyne par une sorte d’horreur secrète d’ajouter une personne étrangère au couple qu’il représente à lui tout seul(…). Je dirais même que s’il n’est pas rare qu’il s’attendrisse amoureusement sur le physique des hommes(…). Jacqueline est presque bossue, naine, difforme. Françoise porte moustache. Dora est candidate au double menton. Olga était fade et ressemblait à une chèvre. (…). La femme qui est en Picasso aime mieux les hommes que l’homme qui est en Picasso n’aime les femmes. Picasso ne couche pas avec les hommes, voilà tout – mais il est évident qu’il les préfère aux femmes et que les malheureuses avec lesquelles il se met en ménage doivent payer, les unes après les autres, cette secrète préférence. »1

Petit à petit, l’érotisme est devenu pour Cocteau, une sorte de pratique d’observation de la réalité humaine de son époque, mais aussi étrangement une réflexion qui le rapproche de ses semblables. Encore une page de son journal en témoigne :

‘« C’est une grande erreur que de confondre les choses du cœur et celles des sens. Il arrive que le contact sensuel, dépourvu d’amour, soit un vif facteur d’érotisme. Si le cœur et l’érotisme se combinent, tant mieux. Mais l’un ne devrait jamais être jaloux de l’autre s’il se manifeste en marge de ses privilèges. Or c’est de la sensualité que l’homme ou la femme se montrent le plus fiers et le plus jaloux. Ils supporteraient mieux un sentiment qui se développent en dehors du leur qu’une incartade des sens chez la personne qu’ils aiment. Ce devrait être le contraire parce que les sens s’émoussent par l’habitude tandis que le cœur accumule des trésors. J’ai toujours eu des sens excessifs que je dois contrôler et discipliner pour qu’ils ne m’entraînent pas vers le bas. Mes contacts les plus intenses ont été avec des filles et des garçons, les unes et les autres ne mélangeaient jamais la liberté des sens avec la morale(…).On est libre de jouir d’une beauté humaine comme d’une œuvre d’art. L’érection physique et l’érection de l’âme ne se peuvent commander. S’amputer de l’une ou de l’autre, c’est se vouer à la sécheresse et en outre faire le malheur de ceux ou de celles qui servent à contredire nos pentes même s’ils en connaissent les risques et s’imaginent nous remettre « dans le droit chemin ». »2

L’érotisme chez Cocteau se retrouve perturbé par ses questionnements existentiels sur ce qu’est l’amour et la façon de s’épanouir malgré les réalités de la vie, que ce soit entre chaque être de manière générale ou plus précisément avec son semblable, c’est-à-dire de même identité masculine. Son érotisme est ainsi tiraillé entre la déchéance des remises en question, la sublimation de l’art et les exaltations de l’amour, charnel ou non.

Notes
1.

Poésie de Journalisme, p. 85.

2.

Préface au Livre blanc par Jean Cocteau, 1957, in Jean Cocteau. L’homme et les miroirs, Jean-Jacques Kihm /Elisabeth Sprigge /Henri C.Béhar, La Table Ronde, Paris, 1968. Texte provenant des « Archives de Milly ».

1.

« Bonjour Victor », in Le Livre blanc suivi de 14 textes érotiques inédits, Persona, Paris, 1981, p. 139.

2.

Poésie de journalisme, p. 41.

1.

Correspondance…, pp. 144-145.

2.

Cette lettre que nous venons de lire, date de 1927. Deux ans auparavant, en 1925, Cocteau avait déjà annoncé que sa « croisade sera de scandaliser par amour » (p. 284). L’amour en question étant l’amour de la poésie, mais surtout celui des garçons.

1.

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, in Œuvres, t.2, op. cit., p. 601 ; p. 640.

2.

Extrait d’un Cahier intime (1936), in Le Livre blanc suivi de 14 textes érotiques inédits, op. cit., pp. 141-143. Souligné par l’auteur.

1.

Les trois fuites d’Arthur Rimbaud, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, p. 263.

2.

« novembre 1955 », in Le Passé défini, t.4, pp. 315-316.

3.

« Des mœurs », in La Difficulté d’être, pp. 183-184.

1.

« D’un morceau de bravoure », in Journal d’un inconnu, op. cit., pp. 80-81.

1.

Lettre aux Américains, pp. 36-37. Souligné par l’auteur.

2.

Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1, op. cit., pp. 64-65.

1.

Voir les biographies de Cocteau. Notamment celle de Claude Arnaud.

1.

Préface de J’adore (1928), in Cahiers Jean Cocteau, n°10, pp. 103-104.

2.

Pour plus d’information, voir Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n°1. Notamment le texte consacré à la relation de nos deux écrivains : « Genet et Cocteau : traces d’une amitié littéraire » par Pierre-Marie Héron.

3.

« De la beauté », in La Difficulté d’être, p. 181. Souligné par l’auteur.

4.

Michel Foucault, Histoire de la sexualité II : l’usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984.

1.

Lettres à Jean-Jacques Kihm, p. 38. Souligné par l’auteur.

2.

« De l’amitié », in Journal d’un inconnu, pp. 199-200.

3.

Pour mieux comprendre, nous conseillons de consulter un des poèmes du recueil Erotiques, in O.P.C, pp. 1023-1025. C’est un texte de Peter Doyle adressé à Walt Whitman. Texte tout de même osé, « Sa principale outrecuidance… ». Nous signalons que l’orthographe du nom de « Whitmann » est de Cocteau.

1.

Journal d’un inconnu, pp. 203-204.

2.

« Préface au Livre blanc » (1957), appendice n°9 ; « Les territoires de l’esprit : adresse aux jeunes écrivains » (l’article publié dans La Gerbe, décembre 1940), appendice n°10, in Jean Cocteau. L’homme et les miroirs, op. cit. p. 419 ; pp. 420-421.

1.

« août 1953 », in Le Passé défini, t.2, pp. 230-231.

2.

« avril 1955 », in Le Passé défini, t.4, p. 102.

3.

« septembre 1953 », in Le Passé défini, t.2., p. 281.

1.

« mai 1955 », in Le Passé défini, t.4., pp. 138-139. Souligné par l’auteur.

2.

« octobre 1954 », in Le Passé défini, t.3, pp. 268-269.