Conclusion

‘« Il arrive à certains objets d’être taquins, à d’autres d’être méchants (…). Ainsi certaines étoffes par le seul entrecroisement des fils qui les tissent peuvent-elles devenir néfastes à qui les porte. » ’

in Le Passé défini

La fin de l’année 1955, ce soir, seul, Cocteau regarde sa soixante-sixième année en train de sombrer doucement dans la nuit silencieuse de Milly. C’est une année différente des autres dans sa vie d’écrivain. Une année de consécration 1 et de reconnaissance. Son étoffe de poète reconnue, ses discours sur la poésie et sur la vie des poètes entendus et compris, et surtout l’extraordinaire métamorphose du cancre du Petit Condorcet en un véritable poète, tout le monde croit maintenant en son talent.

Mais alors, pourquoi lui reste-t-il toujours cet étrange vide impossible à combler et cette plaie de l’être difficile à refermer ? Ce goût amer de la mélancolie, de la solitude et du sang d’encre ne le quitteront-ils donc jamais ? Sans doute non… Il y a une question à laquelle il n’a pas su vraiment répondre et qui lui restera à jamais comme une énigme insoluble : être à l’aise dans la vie et s’émouvoir.

Au lieu de cela , tout son désir est orienté vers une seule direction, à l’autre bout de lui-même : son génie poétique égaré dans cette peau éphémère d’un simple mortel. Seigneur ! quelles preuves faut-il exposer, sans en avoir honte, sous l’œil inhumain de son invisible inconnu ? Quel est le cinquième élément introuvable que l’écrivain cherche si désespérément tout au long de sa vie ? Pourquoi la poésie est-elle pour lui un « objet difficile à amasser » alors qu’il possède ses mots, ses inspirations et sa plume-fée… ? Tous ces dons ne suffisent-ils pas afin qu’il s’épanouisse pleinement dans sa vie de poète ? Que peut-il craindre de pire que la mort ?

En fait, désobéir à son destin, ne pas réussir à créer un corps fabuleux, digne de son génie poétique, et surtout manquer d’émouvoir, de toucher le cœur implacable de cet invisible juge interne… Tout cela signifie pour Cocteau pire que sa propre mort comme nous l’explique Claude Arnaud dans sa biographie :

‘« Malgré son angoisse du déclin, Cocteau se savait pourtant quelque chose de génial : comme tous les gens doués, cette seule certitude l’aidait à travailler sans répit, à survivre à tous les coups, à continuer d’écrire un peu partout(…) ; il put se demander s’il n’avait pas eu le tort d’aimer trop la poésie, de consacrer trop d’énergie à son œuvre (…) mais c’était son karma, il lui fallait travailler. »1

Le destin obscur de l’artisan de la poésie exige immanquablement la fatigue du corps et la douleur de l’âme. Mais peu importe. Si être poète veut dire assumer la « malédiction de la naissance » et endurer cette maladie de l’âme, Cocteau chérit plus que tout cette douleur-là. Elle est en effet, « la rançon à payer pour enrayer le pire » et symbolise ici, « une forme inconsciente du sacrifice » selon l’expression de David Le Breton (Anthropologie de la douleur, p. 190). Inconsciente ou consciente, l’idée du sacrifice de sa vie et de son corps est ainsi devenue la raison d’être de Cocteau.

Disparates, velléitaires, éparpillées ou non, toutes ses tentatives poétiques consistent avant tout à faire « coïncider » sa vie et son œuvre, son identité d’homme et celle de poète, à unir en lui le visible et l’invisible. Dans son texte « Cocteau, notre contemporain », Pierre Caizergues évoque ainsi la « quête fondamentale » du poète :

‘« La thématique profonde du visible et de l’invisible, de l’art capable de tout animer, de tout métamorphoser, si importante dans toute l’œuvre de Jean Cocteau (…). Variété étonnante au bout du compte d’une œuvre qui explore et exploite tant de domaines différents (…) mais unité profonde de la quête fondamentale qui s’attache à réduire l’opposition entre visible et invisible, mieux à la dépasser. »2

Les deux matières essentielles grâce auxquelles Cocteau parvient à démontrer la Coincidentia oppositorum est bien ses deux corps : le visible est le corps humain concret, solide, réel, mais imparfait, donc à transcender et l’invisible est le corps inhumain, éthéré, fugace, inconsistant de son génie poétique à incarner. Cette double expérience existentielle - de l’homme et de poète - de Cocteau nous place inéluctablement devant une problématique cruciale : les enjeux de ces corps investis dans l’écriture sont en effet différents et de là, ils génèrent une double tonalité de discours dans l’œuvre de notre poète.

Au départ, nous avons souhaité saisir de quelle manière et pour quelle raison le « corps » de Cocteau est devenu un des thèmes fondamentaux de réflexion dans son œuvre. L’écrivain nous montre qu’il a un corps, mais il reste dans le constant déni de sa réalité charnelle. La chair représente une matière qui, globalement, ne suscite en lui qu’une réaction émotionnelle négative, voire torturante. Cocteau ne désire pas être le sujet de cette image déplaisante que lui renvoie son propre corps. La représentation visuelle de son Moi est généralement déformée, exagérée et son être est l’otage de cette vision mentale faussée, voire dysmorphophobique. La « prison de la chair » symbolise, en effet, le premier obstacle décisif dans sa « gêne » existentielle, dans sa difficulté d’être, dans sa déstabilisation et son incapacité à mener une vie harmonieuse.

Son propre corps, l’écrivain le considère alors comme un « objet » encombrant dont il lui faudrait se débarrasser, ou mieux une substance vitale mais maléfique à sacrifier ou à engager pour une noble cause. Son programme s’annonce complet : s’écorcher sans cesse pour « faire peau neuve » - pour se renouveler -, boiter jusqu’à l’« épuisement mortel » pour découvrir un monde secret introuvable sur un atlas ordinaire, s’étouffer jusqu’à l’asphyxie afin de mieux expirer, mieux insuffler le souffle créateur pour animer le corps de son œuvre, et surtout vider, épuiser sans réserve l’encrier interne du sang, de larmes et de sueur…

Cocteau investit ainsi son corps comme un symbole par excellence de ses crises intimes - les émotions et les affects les plus profonds -, en mettant en scène ses moindres sensations de trouble, ressenties comme des matières de surprise et les expressions les plus archaïques du corps comme des idées à expliciter.

Qui plus est le rapport conflictuel avec son corps réel, l’écrivain le bascule ingénieusement vers son pôle positif : il construit dans son œuvre une image sous-jacente mais gratifiante du sacrifice mise en exergue par le rituel d’écriture qui, d’ailleurs, n’est pas loin de celui de l’exorcisme – un mal pour un bien. Pour cela, Cocteau déconstruit méthodiquement et anatomiquement son corps-objet : l’épiderme sensible, l’articulation dysfonctionnante, la difficulté respiratoire, le problème d’hémorragie et de la circulation du sang d’encre.

Son corps est désagrégé en morceaux, mais ces bribes de décomposition se transforment sous sa plume en un « vocabulaire simple » personnel et récurrent. Et chaque partie du corps, dotée d’une force symbolique particulière, est disséminée successivement aux quatre coins de son œuvre. Une fois achevé ce procédé de déconstruction et de reconstitution, voilà le résultat : en-dessous de son autoportrait de l’homme complexé, défait par son physique, il insère en filigrane son image d’écrivain sincère et touchant.

Parallèlement, en renouvelant ce mouvement de décentralisation du corps visible, Cocteau essaye de décalquer le contour d’idées et d’impressions d’une force surnaturelle, de concentrer sa forme inconnue et de la condenser en une image fantasmagorique de son corps de poète. En la décrivant comme quelqu’un qui vit en même temps que lui-même dans cet habitacle étroit du corps humain, Cocteau souligne sans arrêt la présence indescriptible de cet intrus invisible, puissant et supérieur. Notre poète est-il vraiment possédé par un esprit surnaturel non identifiable ? Certes non. Cet étrange corps que Cocteau observe si attentivement est en effet une représentation virtuelle de son obsession et de son imagination d’un corps parfait. Son corps psychique noble comme celui d’un Seigneur, apte à la divination comme l’œil d’un voyant relié à l’au-delà et surtout fort comme un athlète dans toute la splendeur de la beauté masculine. Définitivement, Cocteau désire être, posséder (avoir) ce corps-là. Voilà ce que représente le corps poétique imaginaire : le contour de sa destinée et de sa personne, la forme de son âme et de sa conscience, le mouvement perpétuel et la force de son esprit créatif.

Voilà le véritable corps-sujet de ses recherches opiniâtres. Mais ce corps idéal ne peut être valorisé que par le langage. Un corps verbal qui parfois risque d’être considéré comme superficiel, chimérique, mensonger ou affabulateur… tout comme l’« ordre moral » irréprochable d’un écrivain risque d’être considéré comme une « anarchie », un danger subversif aux yeux de la société bien pensante. Ou encore les « Beaux-Arts », ce trésor inestimable de la civilisation, risquent d’être considérés comme la conséquence tragique d’un « assassinat » du bien-être collectif.

Mais Cocteau veut dépasser ce « qu’en dira-t-on ». Afin d’aller au-delà du mépris et de l’incompréhension, il touche à tout, multiplie les cordes à son arc. La seule chose qui compte dans sa création est de fabriquer et de faire apparaître à la surface de son écriture, son corps de poète. Ainsi le poète lui-même résume son parcours :

‘« S’il faut absolument me résumer, jeter un coup d’œil d’ensemble sur mon parcours, je constate :
Que la forme doit être la forme de l’esprit. Non pas la manière de dire les choses, mais de les penser ;
Que le besoin de s’exprimer en public est une sécrétion n’ayant d’excuse que si elle nous vient de naissance et ne peut se guérir ;
Qu’il faut coïncider ou se suicider(…). »1

Par les incessantes opérations de fonte, d’imbrication et d’enchevêtrement du corps-objet et du corps-sujet, Cocteau crée en fin de compte un troisième corps achevé, solide et significatif : le corps-médium, son œuvre. La particularité incontestable de l’œuvre de Cocteau se trouve là, justement, dans cette image de l’écriture devenue un organisme, un corps presque parfait, capable de tout réunir et de le contenir.

Ce corps-écriture parle un double langage. Tantôt, il nous parle d’une voix émotive, sans le truchement des mots sophistiqués, dénué d’idées et de raisonnement élaboré. C’est un corps chaud, perceptif, mais parfois « impudique », doué d’une chaleur humaine qui nous fait entendre le discours d’un homme ordinaire, d’un Cocteau, désarmé, touchant, humain, sans prétention. Sans doute l’image la plus attachante de notre écrivain se dessine lorsqu’il nous raconte sa difficulté de vivre avec son propre corps : sa vie humaine avec ce compagnon fidèle, toujours présent sur la route, mais aussi colérique et plaintif qui rend souvent Cocteau impuissant, déboussolé.

Et tantôt, il arrive que ce même corps-écriture se mette à parler d’une tout autre voix. Là, c’est le corps psychique du poète, son corps d’imagination, froid, affirmatif, critique et conscient qui nous fait écouter les discours sur sa condition d’écrivain, sa capacité créative et son aspiration poétique.

Au bout de ce long chemin de création de Cocteau, nous nous retrouvons avec ce corps-écriture, plié comme une « dentelle d’éternité ». Il suffit de déplier un bout de sa peau, et le spectacle est magique ! Toute la vie riche et remplie d’un poète se déroule sous nos yeux… Voilà ce que nous raconte le corps de la poésie de Cocteau : la longue démarche d’un homme qui désire plus que quiconque être un vrai poète…

Adieu l’inoubliable année 1955 ! Au dehors, la nuit finit par envelopper complètement la forêt de Milly avec son voile noir de jais. Dans un corps d’homme abîmé, usé, déformé avec l’âge, qui se rapproche de sa fin inévitable, la mort, l’âme du poète s’allège, libérée de tout poids, vierge de toutes souffrances. Bientôt, elle se lèvera et courra vers la « bouche du zéro ».

Mais avant de partir vers l’autre côté de la vie, de rebrousser le chemin du temps humain et d’intégrer l’enfance immémoriale lumineuse et heureuse, il faut songer à l’œuvre. Oui, il est temps pour Cocteau de préparer sereinement, un début d’adieu à sa poésie qui doit se débrouiller seule lorsqu’il ne sera plus là… Cette créature ingrate qui ne veut que se débarrasser de son créateur est le seul lien de sang qui le relie encore à la terre. Pourtant, dans un proche futur, il faudra se détacher d’elle, couper ce cordon ombilical. Tout cela donne déjà un pincement au cœur et laisse une dernière « grimace douloureuse » sur l’ardoise céleste de son âme…

Demain ou après demain ? Cocteau reviendra dans une autre page de son journal pour effacer cette grimace. Mais ce soir, le poète est ému par une trouvaille bouleversante. Il a tourné sa belle étoffe de poète et il aperçoit un terrible secret qui se livre à son envers. Il y a là son linceul qui vient d’apparaître…

Notes
1.

En 1955, en quatre jours d’intervalle, Cocteau a été élu deux fois par deux Académies distinctes. Le 20 octobre par l’Académie française et le 24 octobre par l’Académie Royale de langue et de littérature française de Belgique.

1.

Claude Arnaud, Jean Cocteau, op. cit., p. 676. Souligné par l’auteur.

2.

Pierre Caizergues, « Cocteau, notre contemporain », in Jean Cocteau Aujourd’hui. Actes du colloque de Montpellier, mai 1989, Méridiens Klincksieck, Paris, 1992, pp. 15-20.

1.

Le secret professionnel, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 63.