INTRODUCTION

Il est difficile de nier l’existence d’une vision passéiste et nostalgique chez Proust. Déjà, le titre du roman, À la recherche du temps perdu, en avertit le lecteur. D’ailleurs, dès le début de la lecture, on assiste au réveil des heures heureuses de l’enfance, et, en s’approchant de la fin du roman, on rencontre cette phrase : « les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus.  1  » Tandis que le paradis chez Baudelaire demeure dans la vie antérieure, celui de Proust se tient dans le passé, dans l’enfance. D’où surgit cette nostalgie de Proust envers tout ce qui est perdu ? D’où lui vient cette passion qui le pousse à se consacrer à son œuvre, monument littéraire fondé sur le passé ?

En étudiant les œuvres de Marivaux, Georges Poulet note : « Sans passé qui les soutienne, sans identité, sans temporalité, les êtres marivaudiens ne savent où ils en sont ni où ils sont. Encore faut-il qu’ils soient en quelque lieu, qu’ils occupent quelque espace.  2  » Comme les personnages de Marivaux, le narrateur proustien se montre tout d’abord en proie à une perte d’identité, il semble dans cet état intermédiaire du réveil où l’on ne sait plus qui l’on est ni si l’on dort encore ou non 3 . C’est pourquoi le narrateur proustien a lui aussi besoin de savoir d’où il vient et où il est :

‘« Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil prenne [l’homme qui dort] en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. […] Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; […] j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir — non encore du lieu ou j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.  4  »’

Le thème du déracinement en littérature fait souvent allusion à cette perte d’identité mais cette fois sur le plan collectif. Il est normal que cette question devienne problématique dans une époque industrielle et individualiste. C’est une des raisons pour lesquelles l’histoire occupe une place privilégiée dans les sciences humaines notamment à partir du XIXe siècle. Si, à l’époque de Proust, on apprenait au lycée que les Gaulois, et non les Germains ou les Romains, sont les ancêtres des Français 5 , c’est parce qu’on avait besoin de localiser l’origine de ses ancêtres. Dans ce contexte historique, il n’est pas étonnant que Proust ait le goût pour les livres historiques depuis son adolescence 6 . Il est encore moins étonnant qu’il situe le paradis perdu, l’enfance du narrateur, dans un village médiéval. Doncières également, un autre paradis perdu du narrateur, est décrit sous les traits médiévaux, de Venise aussi, le narrateur admire notamment les architectures édifiées au Moyen Âge 7 . À première vue, dans la Recherche, la reconstitution d’un paradis perdu réside dans cet embellissement du temps médiéval. Et, contrairement à la bonne conscience démocrate, Proust n’hésite pas à introduire l’Ancien Régime dans cet embellissement du passé historique. Comme nos parents et grands-parents, il déclare : « que le passé était beau ! ». Cette impression que son livre donne au lecteur est renforcée par la description de son temps. Il n’est pas difficile d’imaginer que, dès la publication, ce livre qui raconte une époque révolue a donné l’impression d’être suranné. Par exemple, Du côté de chez Swann, publié en 1913, raconte les deux dernières dizaines d’années du XIXe siècle, appelées significativement la Belle Époque.

Contemporain de la Belle Époque, Proust l’a vécue dans la nostalgie d’une période antérieure. Si son narrateur s’attache à l’aristocratie, s’il décrit Françoise et le maître d’hôtel, certes avec ironie, mais aussi avec une sensibilité qui nous semble témoigner de sa sympathie, et encore si Proust avoue sa préférence en littérature pour les œuvres anciennes, comme celles de Racine ou de Saint-Simon 8 , c’est parce que chez eux il y a des traces du passé incorporées qui le séduisent profondément. Pourtant, l’enjolivement du passé collectif est dangereux, car il risque d’apparaître réactionnaire. Ancien dreyfusard, pourtant ami de Léon Daudet et habitué des salons aristocratiques, Proust est certainement conscient de ce péril. Quelle motivation et quelle stratégie littéraire adopte-t-il dans ce pari ?

L’époque moderne se caractérise selon Proust par le mouvement du temps accéléré engendrant un perpétuel renouvellement. Pour écrire sur ce temps, il faut établir une esthétique. Le romancier ne s’arrête pas ici, parce qu’il dégage un problème quasi ontologique sur la perception du temps, c’est pourquoi certains phénoménologues s’intéressent au roman proustien 9 . Ce problème aboutit à celui de la mémorisation, enjeu particulier, selon Walter Benjamin, de l’époque industrielle et individualiste.

Proust arrive toujours en retard, il n’écrit jamais sur le temps contemporain de son écriture et, encore moins, du public qui le lit. Non seulement Du côté de chez Swann, mais aussi tous les autres volumes ont été publiés en décalage avec les périodes constituant le cadre de leurs récits. De nos jours, l’univers romanesque de Proust apparaît, avec un joli décor bourgeois, avec une magnifique robe de soirée, comme une belle époque disparue. Proust compare le livre à un immense cimetière, on pourrait aussi le comparer à une immense ruine. En effet, À la recherche du temps perdu est une ruine littéraire, marquée de stigmates du temps, en attente d’un archéologue qui vienne la fouiller pour en déchiffrer les significations. Paradoxalement, grâce à cette désuétude, le roman proustien ne vieillit plus.

Notre étude consiste à tenter de saisir ce que son érudition en histoire et sa connaissance de l’histoire de son temps apportent à Proust dans l’élaboration d’une esthétique et dans la construction d’un univers romanesque. Jean de Grandsaigne oppose Combray, Doncières et Venise, qui ont un « coefficient temporel 10  » sur le plan historique, à Paris et à Balbec, décrits comme des villes modernisées. Notre parcours commence en suivant ce schéma, ainsi, la première étape est orientée vers trois sites historiques, Combray, Doncières et Venise. Nous montrerons en quoi la riche connaissance historique de Proust, en particulier sur le Moyen Âge, contribue à l’idéalisation de ces trois villes. Par ailleurs, la temporalité décrite dans « Combray II » sera examinée, car il nous semble qu’elle soutient l’idéalisation de Combray. Un enfant qui se couche « de bonne heure » conçoit le temps d’une manière simple et primitive puisqu’il vit en harmonie avec le temps. Dans l’enfance comme dans les sociétés primitives, la journée, l’année et même le cycle cosmique de la naissance à la mort sont sentis avec évidence. Simultanément, le thème des ruines chez Proust, quelque peu négligé jusque-là, à notre connaissance 11 , doit être mis en lumière. En effet, non seulement héritier du romantisme mais aussi passionné d’archéologie, le romancier n’hésite pas à introduire le leitmotiv des ruines dans son œuvre. Le thème proustien des ruines est d’ailleurs lié à la peinture d’Hubert Robert. Plusieurs critiques proustiens se sont attachés au nom d’Hubert Robert (le thème de la syllabe –bert 12 ), pourtant sa représentation des ruines n’a pas fait l’objet de recherches dans le domaine des études proustiennes 13 . Nous reviendrons ultérieurement sur ce sujet, car le thème des ruines de Paris existe également dans la Recherche, comme chez Hugo, mais sous une forme tout à fait originale.

La deuxième étape de ce travail commence, toujours en suivant le schéma établi par Jean de Grandsaigne, par l’analyse de deux villes modernisées, Balbec et Paris. Si le temps de Combray, de Doncières et de Venise constitue un âge d’or dans la Recherche, le temps de Balbec et de Paris constitue quant à lui un âge de fer. Ce qui nous intéresse dans ces deux villes, c’est d’abord comment les traces du passé, enfoui par le mouvement de l’histoire, y sont découvertes par le narrateur. Simultanément, nous tenterons d’éclairer l’établissement d’une esthétique vis-à-vis de l’époque moderne chez Proust. Ensuite, notre étude aborde l’aspect socio-historique de la Recherche. Nous espérons donner une autre perspective à ce problème abordé par de nombreux critiques ou même par quelques sociologues : la conception sur l’évolution de l’histoire ou simplement le changement de la société, et son rapport avec la structure du récit. On ne peut nier que cela reflète un courant intellectuel de l’époque de Proust. Anne Henry a démontré que Proust était un lecteur attentif de Schopenhauer, lu avec enthousiasme au temps du romancier. Nous reprendrons ce sujet, mais avec un point de vue différent de celui de la critique. Nous tenterons également de dégager une affinité entre Péguy et Proust en ce qui concerne la pensée sur le temps et sur l’histoire, peu abordée jusque-là, sauf, à notre connaissance, par Jacques Viard 14 et Thanh-Vân Tôn-That en 2004 15 . C’est Walter Benjamin, immense penseur énigmatique, qui relie ces deux écrivains. À propos de la parenté entre Proust et Benjamin, Robert Kahn 16 a entrepris une étude comparative, sur laquelle notre analyse s’appuie. Il faut dire par ailleurs que Robert Kahn fait partie des rares chercheurs à avoir véritablement tenté d’éclairer la conception de Proust sur l’histoire 17 . En effet, on dit habituellement que Proust n’a pas le sens de l’histoire 18 .

La dernière étape de ce travail consiste à démontrer comment son idée sur l’histoire conduit Proust (ou son narrateur) à l’écriture. Lorsque le narrateur déclare que la matière de son livre futur est sa vie, il s’agit du passé et de sa mémorisation, il a le projet d’écrire comme un historien ou un mémorialiste essaie de reconstituer le passé. D’ailleurs, il affirme que la société, elle aussi, fournit une matière à son roman, de là l’aspect de fresque sociale de la Recherche, bien qu’elle ne puisse être lue comme un roman historique. Nous allons aborder ce sujet en continuant à analyser l’œuvre de Péguy, car il existe un texte consacré au thème de la Muse de l’histoire chez Proust, comme chez Péguy (Clio 19 ). Ce texte est dans le fond lié à l’esthétique proustienne, il concerne la spatialisation du temps. Enfin, ce parcours montre que, pour Proust, tout comme pour Schopenhauer, l’histoire n’est pas une science, mais elle dévoile sa qualité essentielle dans l’écriture bien qu’elle ne puisse être un ouvrage artistique non plus. L’écriture, loin d’être uniquement passéiste, est une porte ouverte sur la postérité.

Notes
1.

TR, p. 449.

2.

« Marivaux », in Études sur le temps humain 2 : la distance intérieure, Paris, Librairie Plon, 1952, p. 12.

3.

« […] je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsychose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux […] » (CS, I, I, p. 3).

4.

CS, I, I, p. 5-6.

5.

Voir les cahiers de cours d’histoire de Péguy datés de 1887 que Simone Fraisse a publié dans Péguy et le monde antique (Paris, Librairie Armand, 1973, p. 538).

6.

Selon Jean-Yves Tadié, son professeur d’histoire note qu’il est « très au courant des publications les plus récentes » (Marcel Proust, Paris, Éditions Gallimard, 1996, p. 8).

7.

Ce médiévalisme est partagé par de nombreux artistes au XIXe siècle. Jacques Le Goff schématise le penchant vers une époque passée chez les artistes du XVIIIe siècle au XIXe siècle : au Siècle des Lumières, ils s’intéressent en particulier à l’Antiquité et, au siècle suivant, affectionnent le Moyen Âge (Histoire et mémoire, Turin, Giulio Einaudi, 1971, pour la version française, Paris, Éditions Gallimard, 1986, rééd., « Folio », 1988, p. 50-51).

8.

« Mais il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir, attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages anciens. C’est qu’ils n’ont pas seulement pour nous, comme les ouvrages contemporains, la beauté qu’y sut mettre l’esprit qui les créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que leur matière même, j’entends la langue où ils furent écrits, est comme un miroir de la vie. […] on ressent encore un peu [de] bonheur à errer au milieu d’une tragédie de Racine ou d’un volume de Saint-Simon. Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui gardent le souvenir d’usages, ou de façons de sentir qui n’existent plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir encore la couleur. » (« Journées de lecture », in CSB, p. 191).

9.

Nous nous référons à Roland Breeur, Singularité et sujet. Une lecture phénoménologique de Proust (Grenoble, Éditions Jérôme Million, 2000).

10.

L’espace combraysien. Monde de l’enfance et structure sociale dans l’œuvre de Proust, Fleury-sur-Orne, Librairie Minard, 1981, p. 116.

11.

Cf. Marie-Magdeleine Chirol, L’imaginaire de la ruine dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Birmingham, Summa Publications, 2001.

12.

Voir Philippe Boyer, Le Petit pan de mur jaune. Sur Proust, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 62-64, Roland Barthes, « Proust et les noms », in Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 118, et Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 88-90. À ce sujet, Serge Gaubert propose une autre interprétation de la place d’Hubert Robert chez Proust, en s’attachant en particulier au « jet d’eau d’Hubert Robert » chez le prince de Guermantes (Proust ou le roman de la différence. L’individu et le monde social de « Jean Santeuil » à « La Recherche », Lyon, Presse Universitaires de Lyon, 1979, p. 174-176).

13.

Tout en s’attachant au thème de la syllabe –bert, Philippe Boyer consacre pourtant à ce sujet quelques pages de son étude sur Proust (Le Petit pan de mur jaune. Sur Proust, op. cit., p. 59-62).

14.

En disposant des archives des Cahiers de la quinzaine, Jacques Viard a précisé la date de l’abonnement de Proust à la revue (au début de l’année 1908), puis, il a entrepris, durant une dizaine d’année, une série d’études pour démontrer des affinités entre Proust et Péguy. Voir, par exemple, Proust et Péguy : des affinités méconnues, Londres, The Athlone Press of the University of London, 1972, « Proust et Péguy ou l’intelligence armée en bataille », in BSAMP, n° 23, 1973, p. 1652-1673, et « Proust, Bernard Lazare, Péguy et Romain Rolland », in BSAMP, n° 36, 1986, p. 566-574.

15.

« Paysages poétiques chez Proust et Péguy », in L’amitié Charles Péguy, n° 106, avril-juin 2004, p. 150-159.

16.

Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, Paris, Éditions Kimé, 1998.

17.

Son livre, Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin (op. cit.), est fondé sur sa thèse de doctorat, Temps du langage, temps de l’Histoire : Marcel Proust et Walter Benjamin (soutenue à l’Université Paris 3 en 1996).

18.

C’est le point de vue soutenu par Anne Henry (voir, par exemple, Proust romancier : le tombeau égyptien, Paris, Éditions Flammarion, 1983). Antoine Compagnon semble être loin de s’opposer à cette thèse, avec pourtant une certaine complexité. Voir La Troisième République des lettres de Flaubert à Proust (Paris, Éditions du Seuil, 1983) et « Brichot : étymologie et allégorie », in Proust entre deux siècles (Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 229-256).

19.

Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme de païenne, in Œuvres en prose complètes, édition présentée établie et annotée par Robert Burac, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1992, p. 997-1214.