Habiter le temps médiéval

À propos de Combray, on a remarqué deux points. D’une part, Combray peut être considéré, dans l’optique sociologique ou psychologique, comme un paradis, sinon une cité idéale. L’étude de Serge Gaubert définit ainsi Combray comme un lieu caractérisé par la maternité 20 . D’autre part, pour emprunter l’expression de Jean de Grandsaigne, Combray est « médiévalisé », à travers les métaphores, dans l’imagination du narrateur 21 . Au sujet de l’aspect médiéval, la critique a adopté des perspectives tellement différentes qu’il serait difficile de résumer rapidement les études passées. Montrons-en ici quelques-unes. En notant l’intertextualité entre Proust et Augustin Thierry et en s’appuyant sur la théorie psychanalytique, Jean-Pierre Richard a souligné que c’est la période où la dynastie mérovingienne régnait sur la France à laquelle Proust songe pour créer la crypte 22 . Anne Henry a mis en lumière certaines influences de l’esthétique d’Émile Mâle chez Proust en matière d’art médiéval 23 . Elias Ennaïfar a rapproché l’histoire de Combray et Le Roman de Renard : sous l’angle onomastique, le romancier attribue des noms d’animaux à quelques personnages combraysiens, d’ailleurs, certains noms prennent directement leur source dans la fable (Mme Goupil entre autres). Ensuite, le critique a trouvé une structure triangulaire qui évoque la relation entre Noble le lion, Renard et Isengrin dans la relation entre Léonie, Françoise et Eulalie, enfin, il a reconnu que les facteurs qui animent le rire de Combray ont des coïncidences avec ceux de l’œuvre bestiaire (le dialogue entre Léonie et sa servante, le sadisme et la férocité de cette dernière, etc.) 24 .

Parmi toutes ces études sur ce que signifie l’histoire de Combray, celle de Jean de Grandsaigne est remarquable, car il essaie de montrer pourquoi Proust « médiévalise » Combray et comment cette opération sert au romancier à renforcer le côté euphorique de la société combraysienne — mais, il tente aussi, en même temps, de dévoiler la réalité dérobée derrière le Combray idéalisé —, en abordant une idée que l’historien bourgeois du XIXe siècle se fait du Moyen Âge : la démocratie réalisée dans la commune médiévale. Ces analyses nous conduiront à confirmer notre hypothèse : Proust attribue une double fonction à Combray, c’est-à-dire que la ville est l’origine, le « paradis perdu », à la fois du narrateur et de la France. De la même manière, Michelet trouve l’innocence primitive de l’être humain dans l’enfance aussi bien que dans le Moyen Âge :

‘« L’homme qui, pour lui-même, s’éloigne de la barbarie du moyen âge, la maintient encore pour l’enfant, partant toujours du principe inhumain, que notre nature est mauvaise, que l’éducation n’en est pas la bonne économie, mais la réforme, que l’art et la sagesse humaine doivent amender, châtier, l’instinct que Dieu nous donna.  25  »’

Avant tout, il nous faut montrer qu’il ne s’agit ni de la réalité d’Illiers, ni de celle de la société médiévale. Ce dont il est question, c’est la manière dont le narrateur décrit Combray dans « Combray I » et « Combray II ».

Notes
20.

Proust ou le roman de la différence. L’individu et le monde social de « Jean Santeuil » à « La Recherche », op. cit., p. 215-220. Par ailleurs, Raymonde Coudert considère la société combraysienne comme l’univers des femmes (Proust au féminin, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle / Le Monde de l’éducation, 1998, p. 13-42).

21.

L’espace combraysien. Monde de l’enfance et structure sociale dans l’œuvre de Proust, op. cit., p. 225-238.

22.

« La nuit mérovingienne », in Proust et le monde sensible, op. cit., p. 225-238.

23.

Marcel Proust. Théorie pour une esthétique, Paris, Klincksieck, 1981, p. 311.

24.

« Combray et Le Roman de Renard », in BSAMP, n° 49, 1999, p. 71-90.

25.

Le Peuple, Paris, Éditions d’Aujourd’hui, 1977, p. 217-218.