La grand-mère, initiatrice de l’imaginaire historique

Combray se trouve à l’origine de rêves et de désirs du narrateur. Les rêveries médiévales, la jouissance d’être caressé par le temps de la nature, l’invitent au voyage qu’est la vie. Ce voyage est aussi un apprentissage. Là, il y a des initiateurs, Swann et Bloch évidemment, mais aussi la grand-mère. Si Swann lui ouvre l’esprit aux beaux-arts et Bloch à la littérature et au théâtre, la grand-mère l’initie plus tendrement, avec plus d’attentions et d’affection, à la sensibilité naïvement romantique : elle lui apprend à aimer la nature, l’art de génie et l’ancienneté.

Le narrateur définit la personnalité de la grand-mère dans « Combray I » : « elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent 26  ». Par exemple, elle a plaisir à parcourir le jardin sous la pluie, bien que sa famille se soit retirée dans un petit salon (« Tout le monde, sauf ma grand-mère », écrit le narrateur) 27 . Son esprit se caractérise par son admiration pour le naturel, sans vulgarité ni mesquinerie 28 , aussi bien que par son enthousiasme pour l’œuvre artistique de génie. D’une part, elle n’apprécie pas les allées du jardin « trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature 29  », d’autre part, elle fait l’éloge du clocher de Saint-Hilaire. À propos de celui-ci, elle dit : « [le clocher] n’est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec.  30  » D’ailleurs, elle a du goût pour ce qui est « ancien » :

‘« Même quand elle avait à faire à quelqu’un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait “anciens”, comme si leur longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre. […] ma grand-mère aurait cru mesquin de trop s’occuper de la solidité d’une boiserie où se distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé.  31  »’

Elle manifeste également une sorte de classicisme dans le domaine littéraire, la métaphore désuète lui plaît. Elle a ainsi acheté pour l’anniversaire de son petit-fils deux romans champêtres de George Sand, « comme elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelqu’une de ces vieillies choses qui exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps.  32  » Elle tente ainsi d’apprendre à son petit-fils à aimer ces trois choses : ce qui est artistique, ce qui est naturel et ce qui est ancien.

Cet enseignement détermine dans une certaine mesure la formation esthétique du narrateur et constitue la première étape de son apprentissage vers sa vocation artistique 33 . Notons d’abord que le narrateur enfant n’apprécie pas ce qui est moderne. Ce sera plus clair si l’on essaie d’examiner thématiquement comment Proust décrit Paris dans la Recherche. Au premier coup d’œil, on remarquera que Paris n’est pas l’objet du rêve du narrateur. Jean de Grandsaigne le souligne : des cinq villes où le narrateur de la Recherche séjourne, il n’en affectionne que trois, Combray, Doncières, et Venise. Il n’a d’éloge ni pour Balbec ni pour la capitale. Alors que ses trois villes préférées (Combray, Doncières et Venise) sont décrites comme des localités anciennes, c’est-à-dire qu’elles ont un « coefficient temporel » essentiel pour qu’il puisse se forger le désir de connaître un certain lieu, il dépeint les autres comme des cités modernes 34 . Si cette querelle des anciens et des modernes éclate dans l’esthétique du narrateur, c’est qu’il est fidèle à l’enseignement de sa grand-mère.

Que ce soit paradoxal ou logique, ce maître, la grand-mère, qui défend l’ancienneté (rappelons qu’elle est une admiratrice de Georges Sand), est quelqu’un d’ouvert. Il faut noter que ceux à qui elle trouve un esprit naturel et délicat sont homosexuels. À propos de Mlle Vinteuil :

‘« Ma grand-mère faisait remarquer quelle expression douce, délicate, presque timide passait souvent dans les regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle l’entendait avec l’esprit de ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmait des malentendus possibles et on voyait s’éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du “bon diable”, les traits plus fins d’une jeune fille éplorée.  35  »’

La grand-mère est d’ailleurs « enthousiasmée » par la rencontre avec Jupien qui lui paraît « l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais vu  36  », Saint-Loup la séduit par son naturel 37 , enfin, elle est « enchantée » de Charlus, elle lui trouve « l’intelligence » et « la sensibilité » « extrêmement vives 38  ».

La grand-mère ne devine évidemment pas leur homosexualité. Elle sent simplement qu’ils ont quelque chose de différent des autres qu’elle trouve « communs 39  ». Il est explicite que Proust essaie d’assigner une signification à ces éloges des homosexuels, car si la grand-mère compare leur manière de s’exprimer à celle de Mme de Sévigné 40 , ce n’est pas un hasard. Son admiration pour Charlus attire notamment notre attention, elle l’apprécie d’autant plus qu’elle a su qu’à la différence de Mme de Villeparisis, sa tante, il comprend la sensibilité de l’écrivain du XVIIe siècle :

‘« Ma grand-mère était ravie d’entendre parler de ces Lettres exactement de la façon qu’elle eût fait. Elle s’étonnait qu’un homme pût les comprendre si bien. Elle trouvait à M. de Charlus des délicatesses, une sensibilité féminines. Nous nous dîmes plus tard quand nous fûmes seuls et parlâmes tous les deux de lui, qu’il avait dû subir l’influence profonde d’une femme, sa mère, ou plus tard sa fille s’il avait des enfants.  41  »’

Les deux ignorent qu’il n’a pas besoin de l’influence d’une femme puisqu’il est une femme ! Le rôle du personnage de la grand-mère n’est pas seulement d’apprendre au narrateur à aimer l’art, la nature ou le naturel, et la chose ancienne, mais aussi de le conduire à l’univers des homosexuels. C’est ce que signifie la reproduction du « Vésuve par Turner » qu’elle accroche au mur de la chambre de son petit-fils 42  : la lave du volcan détruisit la ville de Pompéi comme le feu de ciel brûla la ville de Sodome.

Enfin, nous devons dire que c’est toujours la grand-mère qui conduit le narrateur au monde aristocratique, car, si elle n’avait pas connu Mme de Villeparisis quand elles étaient, l’une et l’autre, au Sacré-Cœur, il n’aurait pas eu l’occasion de rencontrer Saint-Loup et Charlus à Balbec et de s’installer dans l’hôtel du duc de Guermantes à Paris.

Serge Gaubert met en parallèle ce que représente la tante Léonie et ce que représente la grand-mère :

‘« Les deux vieilles dames — grand-tante et grand-mère — donnent du même catéchisme deux interprétations différentes : excessive et vulgaire pour l’une, souple et sensible pour l’autre. Une voie, dialectique, s’ouvre devant le narrateur. Il faut rester fidèle à la religion de Combray puisqu’elle assure contre les risques d’un déracinement et les dangers d’une existence de pure extériorité, il faut aussi prendre liberté avec elle pour éviter de se laisser réduire à n’être jamais que le fils de son père. Une alternative : être le neveu de sa grand-tante ou le petit-fils de sa grand-mère et, s’il choisit cette deuxième définition : trahir d’abord pour se “rapatrier” ensuite.  43  »’

L’esthétique de la grand-mère suscite chez le narrateur le désir de connaître le monde extérieur à Combray — et de procéder à la création artistique. Quitter le paradis combraysien est une tâche urgente. Les enseignements de la grand-mère l’accompagneront.

Notes
26.

CS, I, I, p. 11.

27.

CS, I, I, p. 10.

28.

C’est pourquoi elle n’apprécie pas la technique photographique. Cette critique évoque d’ailleurs la position ambivalente de Baudelaire vis-à-vis de la photographie : selon le poète, l’invention de la photographie est l’irruption de l’industrie dans l’art (“Le public moderne et la photographie”, in « Salon de 1859 », Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Éditions Gallimard, 1976, t. II, p. 614-619). Par ailleurs, en ayant un amour exclusif pour l’œuvre artistique de génie, elle considère les assiettes à motif des Mille et Une Nuits possédées par la tante Léonie comme « de vulgaires assiettes achetées dans le pays » (JF, II, p. 258).

29.

CS, I, I, p. 11.

30.

CS, I, II, p. 63. C’est Proust qui souligne. Ajoutons que les fausses notes de Rubinstein donnent « une complaisance particulière » à la grand-mère (JF, II, p. 93).

31.

CS, I, I, p. 39-40.

32.

CS, I, I, p. 41.

33.

Le narrateur, devenu écrivain, critique les soucis éducatifs des sœurs de sa grand-mère, non loin de ceux de cette dernière : « Elles pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve de goût en aimant d’abord, les œuvres que, parvenu à la maturité, on admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement des équivalents dans son propre cœur. » (CS, I, II, p. 145).

34.

L’espace combraysien. Monde de l’enfance et structure sociale dans l’œuvre de Proust, op. cit., p. 116.

35.

CS, I, II, p. 112.

36.

CS, I, I, p. 20.

37.

JF, II, p. 93.

38.

JF, II, p. 115.

39.

CS, I, I, p. 20.

40.

Elle trouve l’expression verbale de Jupien comparable à celle de Mme de Sévigné (idem). Également, elle compare l’expression de Saint-Loup à celles de Mme de Sévigné et de Mme de Beausergent, la mémorialiste que Proust a créée en s’inspirant de Mme de Boigne (JF, II, p. 94).

41.

JF, II, p. 121.

42.

CS, I, p. 40. Après son explosion de colère contre le narrateur, Charlus lui dit en ayant l’intention de le séduire : « […] voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. » (CG, II, II, p. 850).

43.

Proust et le roman de la différence. L’individu et le monde social de « Jean Santeuil » à « La recherche », op. cit., p. 215.