Les rêves d’« un tableau de primitif »

Tout au début de « Combray II », le narrateur compare la ville de Combray, cernée d’un trait « parfaitement circulaire » du « reste de remparts du Moyen Âge », à une ville peinte « dans un tableau de primitif 44  ». Que signifie le mot « primitif » ici ? On peut imaginer qu’il désigne les primitifs flamands, du fait que Proust est parti en Belgique et en Hollande en compagnie de Bertrand de Fénelon en 1902. En effet, à Bruges, ils ont visité l’« Exposition des primitifs flamands 45  ». Cependant, dans le catalogue de l’exposition sur Proust inaugurée à la Bibliothèque Nationale de Paris en 1999, Antoine Compagnon note qu’« aucune œuvre » exposée à Bruges « ne semble l’avoir marqué 46  ». Par ailleurs, le critique signale que la dernière visite au Louvre de Proust se fait en 1904 lors de l’exposition des « Primitifs français » : dès l’ouverture, il s’y rend accompagné de Marie Nordlinger. Cela traduit l’intérêt du romancier pour le Moyen Âge et Ruskin. Il faut noter que cette exposition fut « une riposte à l’exposition des primitifs flamands que Proust avait vue à Bruges deux ans plus tôt 47  » et qui avait connu un succès de dimension européenne, c’est-à-dire que cette invention des « Primitifs français » fut un événement patriotique chargé de démontrer que l’art du XVe siècle en France n’est pas inférieur à l’art primitif d’Italie et de Flandre. Dans le même catalogue, Thierry Laget, pour sa part, cite la lettre suivante du romancier :

‘« En ce moment, je rêve de m’acheter un jour, si j’en découvrais un pour peu de choses, d’une part un primitif vénitien, d’autre part un primitif toscan, siennois ou romain. Je n’appelle pas primitifs les peintres pas le moins du monde primitifs auxquels les gens du monde donnent ce nom, Botticelli, Mantegna, etc. que j’adore d’ailleurs. Plus modestement je pense à des peintres bien plus anciens, à Vivarini par exemple de qui posséder quelque châsse serait un motif à rêveries infinies ou à quelque peintre siennois ou romain, à un de ceux dont Ruskin attribue imperturbablement les œuvres à Taddeo Gaddi ou à Simone Memmi dans la chapelle des Espagnols, alors qu’on ne sait d’elles avec certitude qu’une chose c’est qu’elles ne sont ni de l’un ni de l’autre. Si j’étais riche, je ne chercherais pas à acheter des chefs-d’œuvre que je laisserais aux musées mais de ces tableaux qui gardent l’odeur d’une ville ou l’humidité d’une église et qui comme des bibelots contiennent autant de rêve par association d’idées qu’en eux-mêmes 48  »’

Dès lors, nous comprenons ce que Proust entend par le mot « primitif » : le « tableau de primitif » est celui qui transporte l’air du temps du Moyen Âge, l’époque antérieure à la Renaissance où l’art européen — ici précisément italien — atteint son raffinement et sa maturité. On peut rappeler cette confrontation proustienne entre la Joconde, qui, tellement universelle, est détachée du lieu où elle a été peinte, et la Vierge d’Amiens, enracinée dans sa ville natale 49 . Pour emprunter l’expression de Thierry Laget, les peintres primitifs cités dans la lettre sont des « petits maîtres » en comparaison de Léonard de Vinci, de Botticelli ou de Mantegna. En revanche, leurs œuvres sont susceptibles d’évoquer le temps et la terre médiévaux où elles ont été créées. C’est ce que la phrase que nous soulignons en italique suggère.

Remarquons d’ailleurs que Proust écrit non seulement que les tableaux de primitifs, authentiques, selon sa définition, l’invitent à la rêverie mais aussi qu’ils « contiennent des rêves par association d’idées ». Cela nous rappelle ce qu’il écrit dans le Cahier 1 : « Années caractérisées par un rêve, sur < une couleur, une grappe, un coin de bois > d’autre part par un désir. Personnes sur le nom et le pays de qui on se forge des rêves, comme un livre non lu.  50  » Le Moyen Âge, l’âge primitif de l’Europe chrétienne — comme l’enfance est « un âge à jamais révolu de [la] vie primitive 51  » — est une source de rêves comme les noms propres. C’est pourquoi Proust écrit, sur la rêverie que nourrit le nom de Florence :

‘« [Je ne pensais pas] aux noms comme à un idéal inaccessible mais comme à une ambiance réelle dans laquelle j’irais me plonger, la vie non vécue encore, la vie intacte et pure que j’y enfermais donnait aux plaisirs les plus matériels, aux scènes les plus simples, cet attrait qu’ils ont dans les œuvres des primitifs […] 52  »’

L’expression « tableau de primitif » qui dévoile l’intention de « médiévaliser » l’unité de la ville annonce simultanément que « Combray II » est une rêverie médiévale. Le romancier souhaite que « Combray II » soit comparable aux tableaux primitifs en ce que le texte fait sentir « l’odeur » du village médiéval. Comment ses rêves sont-ils alors décrits ?

Notes
44.

CS, I, II, p. 47.

45.

Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, op. cit., p. 471. Le biographe signale qu’« [on] appelait alors “primitifs” les peintres antérieurs au XVIe siècle ou, en Italie, à la Renaissance. »

46.

« Proust au musée », in Marcel Proust, l’écriture et les arts, sous la direction de Jean-Yves Tadié, avec la collaboration de Florence Callu, Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque Nationale de France, Réunion des musées nationaux, 1999, p. 69.

47.

Ibid., p. 73. Le critique cite Georges Lafenestre, conservateur des estampes du Louvre : « L’invitation, fournie par l’admirable Exposition des Primitifs flamands, à Bruges, en 1902, à une comparaison méthodique et scientifique de deux arts contemporains, fraternels et jumeaux, était trop séduisante pour qu’on s’y dérobât […] » (Les Primitifs à Bruges et à Paris, 1900-1902-1904, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1904, p. 176). Par ailleurs, Antoine Compagnon signale que cela a engagé une polémique qui durera jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Il imagine pourtant : « Il est difficile de dire si Proust fut sensible à l’enjeu historiographique que comportèrent les deux grandes expositions de Bruges et de Paris, ou aux conséquences durables qu’elles eurent sur la définition du passage du Moyen Âge à la Renaissance dans l’art européen. » (« Proust au musée », op. cit., p. 176).

48.

Cité dans « Le vernis d’un autre maître », in Marcel Proust, l’écriture et les arts, op. cit., p. 26. Cette lettre écrite en 1906 est adressée à Mme Catusse, une amie de Mme Proust (Corr, t. II, p. 337). C’est nous qui soulignons.

49.

Voir CSB, p. 85-86.

50.

Carnets, édition établie et présentée par Florence Calle et Antoine Compagnon, Paris, Éditions Gallimard, 2002, p. 34.

51.

CS, I, I, p. 4.

52.

CS, III, p. 383