La géographie trans-médiévale

L’entrelacement des âges médiévaux

Le Combray montré dans « Combray I », c’est-à-dire celui dont la mémoire volontaire du narrateur lui fournit l’image, n’est qu’une « sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres » : « comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier, et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. » Les autres parties de Combray restent « plongées dans la nuit 53  » de la mémoire. Ainsi, le romancier le décrit comme s’il n’avait ni l’étendue temporelle ni l’étendue spatiale que son unité devrait occuper. Pourtant, le Combray ressuscité par le goût d’un morceau de madeleine les récupère :

‘« […] la vieille maison grise sur la rue, où était [la] chambre [de la tante Léonie], vint […] s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières […] et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. […] maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.  54  »’

Par ailleurs, « Combray I » est certes déjà marqué d’éléments médiévaux à travers la projection de la lanterne magique qui évoque La Légende dorée, mais il n’offre pas d’autre élément médiéval. Ainsi, la raison pour laquelle Proust commence « Combray II » en décrivant le panorama de la ville est évidente :

‘« Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n’était qu’une église résumant la ville, la représentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu’un reste de remparts du Moyen Âge cernait ça et là d’un trait aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un tableau de primitif.  55  »’

Combray est ici bien défini à la fois géographiquement et temporellement. D’une part, c’est une ville que l’on a construite au Moyen Âge et qui, comme beaucoup de villes de province médiévales, fut autrefois entourée et isolée des champs et des prés par les remparts. D’autre part, c’est principalement la dernière semaine avant Pâques, c’est-à-dire au commencement du printemps que le narrateur s’y rend.

La base géographique de Combray est composée selon l’archétype des villes médiévales qui se développèrent et se transformèrent en communes aux cours des XIe et XIIe siècles donc à la première moitié de l’âge féodal. À cette période, les habitants (que l’on nomme « citoyens » ou « bourgeois ») s’émancipèrent progressivement de l’état de servage dans lequel le châtelain ou le clergé les maintenait. Dans l’ouvrage dirigé par Ernest Lavisse, Achille Luchaire montre que la sécurité de la ville contre les invasions normandes a été assurée par l’enceinte des murailles 56 . Celles-ci servent aux « bourgeois » (c’est-à-dire les habitants du bourg) à se défendre, symboliquement et effectivement, contre les attaques extérieures du roi, de l’évêque ou bien du châtelain. Il arrive aussi aux bourgeois de s’allier avec un baron laïque ou un clerc en prenant les armes. Par ailleurs, à la même époque, dans les régions de plaines (comme Combray), hors de ces remparts, les châtelains ont bâti des donjons pour raisons stratégiques.

Revenons à Combray. Dans l’histoire de Combray que le curé raconte à Léonie, on trouve le nom de Guillaume le Conquérant (XIe siècle) : avec l’aide de ce dernier, Gilbert le Mauvais a vaincu son frère Charles le Bègue 57 . En localisant l’origine de cette histoire fratricide 58 , le commentateur de la Pléiade précise que le modèle de Gilbert le Mauvais, Geoffroy de Chateaudon, a bâti le château d’Illiers en 1019. Le commentateur imagine également que le nom Charles le Bègue est un mélange des noms des rois carolingiens Louis le Bègue et Charles le Simple 59 . Donc, l’histoire de Combray évoque inévitablement l’époque carolingienne sanglante (en particulier le XIe siècle), antérieure à l’unification de la France par Saint Louis. À Roussainville, un donjon s’élève en témoignage du temps de guerre. Si l’on part en promenade vers Guermantes, on voit, de l’autre côté de la Vivonne, les restes du château des anciens comtes de Combray étalés dans les vastes prés ; ils constituent des preuves de la guerre entre les comtes de Combray et les sires de Guermantes ou les abbés de Martinville. Le narrateur enfant se figure qu’à partir des créneaux des tours démolies, l’arbalétrier lançait des pierres ou le guetteur surveillait « les terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé 60  ». Plus loin, Proust écrit :

‘« Et je savais [que le duc et la duchesse de Guermantes] ne portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siècle où, après avoir inutilement essayé de vaincre ses anciens seigneurs ils s’étaient alliés à eux par des mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y habitassent pas.  61  »’

L’église aussi est témoin de l’histoire du Moyen Âge, depuis les Mérovingiens et les Carolingiens jusqu’à l’époque capétienne : selon le curé, l’église primitive, bâtie par Théodebert (roi Mérovingien d’après la note de la Pléiade) et brûlée par Charles le Bègue, ne conserve que sa crypte. Alors, nous comprenons pourquoi Proust décrit ainsi l’édifice de l’église :

‘« […] dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques […] élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait le voir encore ; et s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne […] 62  »’

La ville de Combray existe depuis l’époque où la dynastie mérovingienne régnait en France ; elle connut des guerres pendant l’époque carolingienne (et l’art roman) ; sous le règne de Saint Louis (XIIIe siècle, donc l’époque capétienne, et l’art gothique), elle a connu l’état stable de la paix et, au niveau géographique, elle est devenue telle qu’elle est aujourd’hui. C’est ainsi que, dans « Combray II », pour décrire des détails de la ville, Proust fait souvent allusion à l’art gothique. Par exemple, le menu préparé par Françoise est « comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie 63  » et encore, l’auge du jardin de la maison de Léonie est comparée au « font gothique 64  ». De ces temps passés, il ne reste que des « fragments » — comme une ville construite à travers des siècles au-dessus des ruines 65 . Cela ne suppose pas l’absence complète de tous les temps qui se sont écoulés sur la ville mais ils sont « cachés » ou fragmentairement emboîtés ou entrelacés. Prisonniers des ruines, ces temps d’autrefois ont l’air de supplier le narrateur de ne pas les oublier. Nous citons une autre phrase où le lecteur retrouve le nom de Saint Louis :

‘« […] même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, [le sourire momentané de soleil] me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre.  66  »’

La sollicitation des myosotis (la plante appelée aussi « ne m’oubliez pas 67  ») n’est pas inutile : les restes du château donnent au narrateur « fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les boutons d’or.  68  » La rêverie médiévale n’est pas sans engendrer la conscience de l’histoire contre l’oubli.

Notes
53.

CS, I, I, p. 43.

54.

CS, I, I, p. 47.

55.

CS, I, II, p. 47.

56.

Les Premiers Capétiens, le deuxième tome de l’Histoire de France des Origines à la Révolution, Paris, Librairie Hachette, 1980, p. 40-42. La première édition a paru en 1911.

57.

CS, I, II, p. 104.

58.

Illiers, rédigé par le chanoine Joseph Marquis, doyen d’Illiers, Archives historiques du diocèse de Chartres, 1907.

59.

CS, I, II, p. 1150, note 3 de la page 104. Pépin l’Insensé, le père des frères renvoie aussi à l’époque carolingienne.

60.

CS, I, II, p. 165.

61.

CS, I, II, p. 170. Comme Jean de Grandsaigne le remarque, de même que les Guermantes, la châtelaine que Legrandin escorte après la messe n’habite pas à l’intérieur de Combray (L’espace combraysien. Monde de l’enfance et structure sociale dans l’œuvre de Proust, op. cit., p. 104), voir CS, I, II, p. 118.

62.

CS, I, II, p. 60-61.

63.

CS, I, II, p. 70.

64.

CS, I, II, p. 71.

65.

Luc Fraisse, en citant le texte sur les restes du château, écrit : « Encadré par deux locutions restrictives (“ne … que” et “à peine”), surprenant parce qu’il s’applique à des blocs éboulés, et parce qu’après avoir suggéré une arête vive et des contours brisés (c’est affaire d’étymologie) le mot est adouci de façon contradictoire par la courbe régulière de “bossuant” — le fragment a ici toute sa valeur inaugurale dans le lexique de Proust […] Image de la ruine et de l’effondrement, le fragment gardera, dans les contextes, qui vont suivre, et bien qu’adapté à une perspective fort différente, la valeur qu’il incarnait dans l’art de la Renaissance, bien connu de Proust […] » (Le Processus de la création chez Marcel Proust. Le fragment expérimental, Paris, Librairie José Corti, 1988, p. 6).

66.

CS, I, II, p. 60. C’est nous qui soulignons.

67.

En anglais aussi d’ailleurs la plante s’appelle « forget-me-not ».

68.

CS, I, II, p. 165.