Le temps cyclique

Le caractère le plus remarqué de la temporalité de « Combray II » est l’harmonie avec le temps de la nature, symbolisé par le mouvement des astres. Cette temporalité est très rarement présentée dans la Recherche. Proust conçoit le temps des astres comme celui qui s’oppose au temps humain (social ou sentimental) ; car les hommes “civilisés” ont perdu l’harmonie avec la nature :

‘« Les lumières assez peu nombreuses […] étaient allumées, un peu trop tôt car le “changement d’heure” avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle saison […] et, au-dessus de la ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel — du ciel ignorant de l’heure d’été et de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 heures et demie était devenu 9 heures et demie — dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. […] le ciel avait l’air d’une immense mer […]. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Au reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait, le vertige [me] prenait, ce n’était plus une mer étendue mais une gradation verticale de bleus glaciers.  141  »’

Vraisemblablement, Proust suggère non seulement l’heure d’été adoptée en 1916 mais aussi le calendrier révolutionnaire 142 . Celui-ci présuppose que la Révolution est une rupture dans l’histoire qui marque le commencement d’une ère nouvelle. Mais cette division artificielle du temps, qu’il s’agisse de la dimension horaire ou de la dimension annuelle, se fait sans rapport avec le temps de la nature. Le temps humain ne coïncide pas avec le mouvement perpétuel du temps de la nature. Ainsi, comme s’il était tout d’un coup entraîné du temps humain au temps de la nature, le narrateur a le vertige. Remarquons ici que Proust écrit « le ciel paresseux » car, par l’adjectif « paresseux », nous semble-t-il, Proust confronte la vitesse du temps humain (possible à accélérer par les hommes) et celle du temps de la nature (qui ne change pas).

Nous pouvons pourtant observer dans « Combray II » et le « Séjour à Venise » que le temps humain est en harmonie avec le temps de la nature. Tandis que« Combray I » se déroule uniquement dans « deux étages reliés par un mince escalier » vers « sept heures du soir 143  », Proust compose « Combray II » en décrivant la journée depuis le matin jusqu’au soir ; en outre, l’heure où l’action se déroule est souvent précisée à travers les paroles de Léonie. Le « Séjour à Venise », partie euphorique de la Recherche, comporte aussi le temps de la nature : le narrateur ne cesse de comparer la ville italienne à Combray en étant sensible au mouvement du soleil ainsi qu’au passage des heures. C’est pourquoi nous examinerons ici la temporalité décrite dans « Combray II » et le « Séjour à Venise » pour faciliter la mise en lumière du temps social conçu par Proust.

Notes
141.

TR, p. 341-342.

142.

Évidemment, on peut évoquer aussi la révolution russe qui s’est produite en 1917.

143.

CS, I, I, p. 43.