Combray et Venise

Dans Albertine disparue III, Proust compare Venise à Combray :

‘« Ma mère m’avait emmené passer quelques semaines à Venise et — comme il peut y avoir de la beauté, aussi bien que dans les choses les plus humbles, dans les plus précieuses — j’y goûtais des impressions analogues à celles que j’avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche.  178  »’

Proust précise les « impressions analogues » dans le Cahier 3 où il parle des « impressions de la vie quotidienne et réelle 179  ». Dans ce passage, Proust rapproche le soleil matinal qu’il a auparavant vu à la campagne et celui de Venise 180 . Dans la version définitive, il évoque de nouveau le quotidien semblable dans les deux villes : « à Venise où la vie quotidienne n’était pas moins réelle qu’à Combray 181  ». Dans une autre version de ce texte, en décrivant toujours les ardoises de l’église provinciale et l’ange d’or du campanile de Saint-Marc, Proust écrit encore une fois : « C’était plus beau mais au fond c’était bien la même chose et la promesse de l’ange d’or de me rendre toute la vérité de mes impressions provinciales avait été littéralement accomplie.  182  » Cette version nous intéresse d’autant plus qu’elle montre que ces impressions sont proches de celle que Proust ressent à travers l’œuvre de Chardin : la beauté n’est pas dans la valeur intrinsèque de l’objet, mais elle peut se révéler, à travers le contraste entre l’ombre et la lumière, dans toutes les choses, si humbles soient-elles :

‘« Quand je rentrais déjeuner j’avais bien cette sensation de fraîcheur et d’ombre que j’avais dans la maison de mon oncle. Mais c’était un courant d’air marin qui [entretenait Venise] avec des vastes surfaces de marbre, mouillées d’un rapide soleil, d’un escalier comme dans Véronèse et qui ajoutaient à la leçon de Chardin — que les plus pauvres choses peuvent devenir belles au reflet de la lumière — cette autre leçon que les choses les plus somptueuses le peuvent aussi et ne sont pas exemptées de la beauté. […] ce sont même elles qui si belles, si historiques qu’elles soient jouent dans notre souvenir ce rôle, dévolu habituellement aux plus humbles, aux plus laides choses, de nous rappeler les années vécues et les êtres aimés […] 183  »’

La lumière peut rendre belles les choses humbles (la leçon de Chardin), elle peut embellir les choses somptueuses (la leçon de Véronèse). On peut remarquer par ailleurs que les « impressions quotidiennes et familières » sont liées à l’évocation des « années vécues » et des « êtres aimés ». Notons ainsi que l’état euphorique qui rend la vie « réelle » et les choses « belles » est, selon Proust, produit par ces deux choses, la lumière et l’évocation du passé.

Le Cahier 48 rédigé pour la Recherche soutien encore plus clairement notre thèse, ici, le narrateur songe à certaines époques historiques qui lui semblent resurgir au sein de Venise qu’il visite. Le narrateur compare toujours la Venise ensoleillée au Combray ensoleillé 184 et déclare : « c’était bien la cité de la mer et, aurais-je pu croire, aujourd’hui où l’on visite le palais de Thésée, l’ancienne Ithaque, le labyrinthe de Minotaure, le royaume des Néréïdes que je visitais.  185  » Plus loin, Proust fait valoir l’aspect historique de la ville :

‘« […] le reste de la place était concédé à d’autres époques, débarquées de la mer voisine, qui campaient là au soleil, dans une sorte de foire du passé, voisines les unes des autres, mais séparées par des siècles. […] Mais [la piazzetta] regarde [la mer] comme elle le faisait dans les siècles lointains et par des chefs-d’œuvre qui ont gardé si fidèlement, dans une forme immobile la pensée que l’artiste leur confia, que leur vie qui n’a plus varié est encore plongée dans l’époque où ils furent créés, qu’ils n’ont pas subi dans leur expression la trace des temps qui ont suivi, qu’ils continuent à vivre le jour où ils furent créés leur rêve d’autrefois et que, plus anciens c’est-à-dire moins vieux que nous de bien des siècles, jusqu’au jour où ils seront détruits ils conserveront leur jeunesse. C’est au milieu d’eux […] que nous regardions le jour décliner, comme du sein d’un passé vacant où nous aurions pu errer, de quelque jour du Moyen Âge.  186  »’

L’enthousiasme de Proust découle également de l’impression que le passé historique, révolu à jamais, resurgit au sein du présent grâce aux chefs-d’œuvre, car leur expression ne subit pas l’influence de la fuite du temps et garde le vœu de leur créateurs. Cela permet paradoxalement, en constituant « une sorte de foire du passé », la perception, sûre et réelle, du passage du temps, cette fois-ci séculaire, dans sa plénitude.

Ainsi, le narrateur raconte l’emploi du temps de ses journées, du matin à minuit, en évoquant Combray :

‘« Quand à 10 heures du matin on venait ouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l’ange d’or du campanile. Rutilant d’un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais une demi-heure plus tard sur la Piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu’il put être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j’étais couché, mais comme le monde n’est qu’un vaste cadran solaire où un seul segment ensoleillé nous permet de voir l’heure qu’il est, dès le premier matin je pensai aux boutiques de Combray […] 187  »’

L’après-midi, il se promène en gondole, c’est le soleil qui le conduit au sein des détours vénitiens : « comme si le guide magique eût tenu une bougie entre ses doigts et m’eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route.  188  » Et le soir, il suit les derniers rayons du soleil couchant :

‘« […] tandis que la gondole pour nous ramener remontait le Grand Canal, nous regardions la file des palais entre lesquels nous passions refléter la lumière et l’heure sur leurs flancs rosés, et changer avec elles, moins à la façon d’habitations privées et de monuments célèbres que comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va le soir se promener en barque dans un canal pour voir le soleil se coucher.  189  »’

Ici, le soleil rend le narrateur sensible à chaque instant qui passe successivement. Un autre astre le guide dans sa promenade : la lune. Comme à Combray, où il s’est promené au clair de lune, le narrateur pénètre dans le dédale de ruelles vénitien :

‘« Tout à coup, au bout d’une de ces petites rues, il semble que dans la matière cristallisée se soit produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n’eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s’étendait devant moi, entouré de charmants palais, pâle de clair de lune.  190  »’

Ainsi se réalise l’harmonie entre le temps terrestre et le temps céleste.

Essentiellement, la vie quotidienne se renouvelle chaque jour, de même, la semaine se renouvelle tous les sept jours. Nous verrons ultérieurement que le rôle du rite est, par son caractère régulier, d’intégrer l’individu dans le temps social, ponctué par le système du calendrier. Également l’une des fonctions du dimanche est de faciliter cette intégration à travers sa périodicité. Proust souligne l’analogie entre le dimanche de Venise et celui de Combray : « comme à Combray le dimanche matin on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête 191  ». Il en est de même dans les versions que nous avons citées plus haut. C’est ce renouvellement qui, en rythmant la vie, pourrait assurer le lien entre le temps terrestre et le temps céleste aussi bien que le lien entre le temps individuel et le temps collectif. Malheureusement, dans la vie moderne, le calendrier et les fêtes perdent cette fonction. Proust est sensible à cette impuissance. C’est ce que montre l’épisode de la lettre que le narrateur adresse à Gilberte le jour du nouvel an : le narrateur considère le nouvel an comme une simple conception temporelle humaine, et il conclut que le calendrier ne relève pas de la dimension du temps de la nature 192 . C’est ainsi que les êtres humains restent incapables de s’intégrer dans le cours du temps sur le plan naturel. Il en résulte que le temps ne peut se concevoir que comme une succession de moments et ne peut montrer de continuité entre hier, aujourd’hui et demain.

Mais il n’en est pas de même à Combray et à Venise :

‘« […] dès le second jour, ce que je vis en m’éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s’était substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de Combray), ce furent les impressions de la première sortie à Venise, à Venise où la vie quotidienne n’était pas moins réelle qu’à Combray […] 193  »’

Le désir et l’attente du jour sont nourris par le plaisir qu’il a eu hier, donc, la continuité entre hier et aujourd’hui n’est pas effacée. D’ailleurs, le matin devient un moment garantissant le bonheur d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’à Venise autant qu’à Combray, l’évolution de la vie quotidienne devient perceptible en s’unissant au temps de la nature.

Il nous semble donc que l’aspect euphorique de Combray (et de Venise) sur le plan temporel réside dans cette harmonie entre le temps humain et le temps de la nature. La « médiévalisation » est utile à ce titre car on peut imaginer que, si Proust rapproche Combray d’une ville médiévale, c’est pour ces deux caractères essentiels de la société primitive et de la société traditionnelle : d’une part, on y vit dans le cycle naturel, d’autre part, les fêtes annuelles ou hebdomadaires y rythment la vie collective. Ce point sera examiné dans la partie consacrée à l’affinité entre Proust et Walter Benjamin.

Notes
178.

AD, III, p. 202. Pour savoir comment Proust met en rapport en changeant de « mode », c’est-à-dire du mode humble au mode riche, nous renvoyons à « Proust du côté de Venise ou l’âme en deuil » de Charles Besa (in BSAMP, n° 43, 1993, p. 103-104).

179.

«Mais maintenant ce que cette lumière de 10 heures du matin reflétée me donnait envie de voir, c’était Venise, une ville où il y a transposition d’art de toutes ces impressions de la vie quotidienne et réelle […] » (AD, III, Esquisse XV. 1, p. 690).

180.

Comme ce texte fait partie des ébauches de Contre Sainte-Beuve, le nom de « Combray » n’y figure pas, pourtant, il est clair que la « campagne » correspond au Combray de la Recherche.

181.

AD, III, p. 203.

182.

AD, III, Esquisse XV. 2, p. 692. Comme l’Esquisse XI. 1, ce texte fait partie des ébauches de Contre Sainte-Beuve.

183.

Ibid., p. 693. Proust met ici toujours en parallèle Venise et la campagne. Cette explication sur la leçon de Chardin et celle de Véronèse se retrouve, dans Albertine disparue, à la page 205. Une variante de cette page qui éclaire l’enseignement du peintre italien comprend une expression biffée : « ce n’est pas seulement les pauvres choses que la lumière et l’amour peuvent rendre belles mais aussi les plus luxueuses et les plus magnifiques […] » (AD, III, p. 1111, variante d de la page 205).

184.

« Un carré sombre, qui est si nécessaire à faire valoir l’ensoleillement du reste et qu’à Combray l’ombre de la bâche du magasin posait dans la rue devant la vitrine comme un tapis rectangulaire qui invitait à entrer, ne faisait pas défaut […] » (AD, III, Esquisse XV. 4, p. 697).

185.

Ibid., p. 698.

186.

AD, III, Esquisse XV. 4, p. 698.

187.

AD, III, p. 202-203. C’est nous qui soulignons. Dans une variante de cette page, on trouve les expressions biffées : « [ces maisons étaient biffé] [tout en jouant leur rôle de maison comme à Combray qui était de projeter devant elles leur ombre recevoir le soleil et de projeter un peu d’ombre devant elles dans le soleil du dimanche était [sic] biffé] » (AD, III, p. 1110, variante c de la page 203). Il est évident que le nœud entre Venise et Combray est le soleil qui forme le contraste entre l’ombre et la lumière.

188.

AD, III, p. 206.

189.

AD, III, p. 208.

190.

AD, III, p. 229. Or, Milton L. Miller a raison de dégager de la Recherche trois labyrinthes : celui de Combray où l’on se promène au clair de lune, celui de Venise que nous montrons ici, et celui de Paris pendant la guerre (Psychanalyse de Proust, traduit de l’américain par Marie Tadié, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1977, p. 93). Voir aussi Marie Miguet-Ollagnier, La Mythologie de Marcel Proust, op. cit., p. 351-353.

191.

AD, III, p. 203.

192.

JF, I, p. 478-479. Nous le verrons ultérieurement.

193.

AD, III, p. 203.