Le chroniqueur de Combray

On dit souvent que Proust a tendance à négliger la chronologie. Mais cela ne signifie pas que l’ordre temporel est absent de la Recherche. Le roman a certes une temporalité très complexe, des fils du temps différents s’entrelacent, pourtant, le lecteur peut trouver un système quasi logique du temps dans chaque épisode, chaque digression ou chaque leitmotiv 194 .

Il en est de même de « Combray II », nous pouvons y suivre l’évolution du temps. D’une part, nous avons vu que le temps s’écoule sous la forme cyclique et nous avons observé le cycle des saisons. D’autre part, Proust construit le récit, grosso modo, dans un ordre relatif aux heures, comme s’il se passait en une journée. À Combray, le temps s’écoule au même rythme que le mouvement de la nature.

Par ailleurs, la conversation de Léonie avec Eulalie, le curé et Françoise construit une chronique de Combray : elle leur demande qui est malade, qui vient de mourir, qui est invité par Mme Goupil… Tous les événements qui se produisent, Léonie en est informée par eux. Et le curé joue en même temps le rôle d’historien de la ville : il raconte à Léonie l’histoire médiévale du village 195 , et plus tard il écrira un livre sur l’étymologie des noms des lieux de la région 196 . Rappelons également que le narrateur décrit la nature qui entoure la ville en tant que mémorialiste :

‘« Les fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait ; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait — comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule —, ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères […] 197  »’

La nature est un cycle infini dans lequel tout périt — les fleurs seront fanées, l’eau de la rivière coule sans trêve, — et tout renaîtra. Le narrateur, lui, souhaite que tout cela, éphémère et insignifiant, renaisse sans perdre sa singularité, à travers l’écriture, car celle-ci est capable de « nous rappeler les années vécues et les êtres aimés 198  ». La singularité de tous les gens qu’il a connus, de tous leurs actes, devra survivre également. Mais pour cela, ces gens-là doivent être intégrés dans la nature qui les entoure. Le narrateur confronte le cycle de la nature et la vie de l’être humain :

‘« […] ce parfum d’aubépine, […] un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière[…] mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent.  199  »’

Cette dualité se résoudra quand l’intégration de l’être humain dans la nature sera possible. Ce n’est pas autre chose que le cycle de la naissance et de la mort.

Pour mieux comprendre cela, il est pertinent de mettre en parallèle l’anecdote sur le vieillissement et la mort de Léonie et l’anecdote sur l’accouchement de la fille de cuisine. Elles soutiennent d’ailleurs respectivement l’évolution temporelle du récit.

L’épisode de l’accouchement de la domestique est évoqué en plusieurs temps : elle est enceinte 200  ; elle donne naissance à son bébé 201  ; elle ne se relève pas facilement de ses couches 202 , par conséquent, elle demande son congé 203 . Il va sans dire que l’accouchement est un phénomène naturel. Cet épisode rythme la vie à Combray et renforce sa caractéristique saisonnière.

Examinons maintenant l’anecdote du vieillissement et de la mort de Léonie. Une lecture attentive nous permet d’observer qu’elle vit dans l’attente de la mort :

‘« La cousine de mon grand-père — ma grand-tante — chez qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne “descendait” plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion.  204  »’ ‘« Ce qui avait commencé pour elle — plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude — c’est ce grand renoncement de la vieillisse qui se prépare à la mort […] 205  »’

D’ailleurs, la dernière fois que le narrateur se rend à Combray, c’est lors des funérailles de Léonie.

L’anecdote de l’accouchement de la fille de cuisine fait ainsi pendant à celle du vieillissement de Léonie. Ces deux existences, dont l’une incarne la jeunesse et la naissance, l’autre le vieillissement et la mort, se croisent une seule fois. Les douleurs de la fille de cuisine font souffrir Léonie au point de l’empêcher de continuer à mener sa vie paisible et rythmée : « ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette année-là. […] Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer 206  ». Remarquons le rêve qu’elle a fait en dormant, durant cet accouchement. Le narrateur l’entend murmurer : « Dieu soit loué ! nous n’avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me faire faire une promenade tous les jours 207  ! » Tandis que la fille de cuisine donne naissance à son bébé, Léonie fait renaître son mari — mais en rêve.

L’accouchement de la fille de cuisine est un grand événement familial, à un tel point que la vie de Léonie en est troublée. Mais ces deux épisodes signifient aussi que le temps humain peut relever du temps cyclique de la nature : la naissance, la jeunesse, le vieillissement, la mort et la renaissance. En effet, si euphorique que Combray soit, l’ombre de la mort y est présente, le temps de Combray englobe la mort.

Notes
194.

Voir Antoine Compagnon, « Classique moderne », in Magazine littéraire, hors-série, n° 2, « Le siècle de Proust de la Belle Époque à l’an 2000 », 4e trimestre, 2000, p. 8. Nous reviendrons sur ce sujet dans la dernière partie de notre travail.

195.

CS, I, II, p. 101-105.

196.

SG, II, p. 204.

197.

CS, I, II, p. 181.

198.

AD, III, Esquisse XV. 2, p. 693, déjà cité.

199.

CS, I, II, p. 181-182.

200.

CS, I, II, p. 79-81.

201.

CS, I, II, p. 108.

202.

CS, I, II, p. 120-122.

203.

CS, I, II. p. 122.

204.

CS, I, II, p. 48.

205.

CS, I, II, p. 141.

206.

CS, I, II, p. 107-108.

207.

CS, I, II, p. 108.