La présence de la mort dans « Combray II »

On souligne souvent l’aspect paradisiaque de Combray, mais il nous semble que la mort y est explicitement présente. Nous avons vu que le narrateur fait valoir que les hommes qu’il a rencontrés à Combray sont déjà morts 208 . Avançons maintenant une hypothèse : le Combray retrouvé est un royaume des morts. Ce village cerné « d’un reste de remparts du Moyen Âge » est en effet décrit comme un lieu sombre. Revenons à l’ouverture de « Combray II » :

‘« À habiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons rabattaient l’ombre devant elles, étaient assez obscures pour qu’il fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans les “salles” […] 209  »’

Dans le Cahier 8, une description des funérailles suit cette phrase :

‘« Les vieilles gens mouraient beaucoup, les jeunes étaient malingres, le parler de tous était traînard, mélancolique et doux, on entendait souvent la cloche des morts et les enterrements se déroulaient en procession dans la ville, avec les prêtres en surplis, les enfants de chœur et le saint sacrement.  210  »’

L’un des sujets de la conversation nouée le matin entre Léonie et Françoise est la mort de telle ou telle personne :

‘« Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Ah ! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave.  211  »’

Léonie vit, elle aussi, dans l’attente de sa mort, comme nous l’avons déjà vu.

Nous pouvons faire la même observation concernant d’autres personnages. Vinteuil s’occupe, après le décès de son épouse, de sa fille unique et meurt dans le chagrin causé par l’homosexualité de celle-ci. La grand-mère et Swann meurent dans Le Côté de Guermantes. En outre, la plupart des habitants de Combray disparaissent du roman : le grand-père, les sœurs de la grand-mère, l’oncle Adolphe, même les parents du narrateur…

Par ailleurs, Combray est entouré de ruines : le « reste de remparts du moyen Âge », les « restes […] du château des comtes de Combray » et les ruines du donjon de Roussainville. Même l’église fait fonction de tombeau. En effet, l’origine de l’église de Saint-Hilaire est le tombeau de la petite fille de Sigebert 212 . On vit sur les décombres du passé.

C’est pourquoi Combray nous semble être le royaume des morts, comme le dit d’ailleurs le narrateur : « Tout cela [de Combray] était en réalité mort pour moi.  213  » Le goût d’un morceau de madeleine ressuscite les morts combraysiens :

‘« […] quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, […] l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir […] 214  »’

Proust a dû être impressionné par l’ombre de la mort quand il a visité les villages et les monuments médiévaux. Claudine Quémar considère les ruines de l’abbaye de Jumièges comme un modèle de l’église Saint-Hilaire, montrant que Proust a inventé le personnage de Gilbert le Mauvais en s’inspirant de l’histoire de Charles le Mauvais qui a dévasté les biens de l’abbaye. Elle ajoute que quand il l’a visitée en 1908, le romancier a été fasciné par les ruines de l’abbaye au point de les mentionner à plusieurs reprises dans ses Cahiers 215 . Certes, Illiers est une localité bâtie au Moyen Âge comme Combray, et on trouve plusieurs analogies entre la ville réelle et la ville fictive. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle Combray est décrite comme un village médiéval. D’abord, sa « médiévalisation » sert à renforcer le côté euphorique de la ville. Ensuite, le « paradis perdu » a dû s’édifier sur l’un des lieux les plus anciens dans l’histoire de France. Le romancier a eu besoin de le représenter comme une société primitive où la tradition garde toujours son sens. Comme Philippe Boyer le remarque, l’époque mérovingienne est à la source de la nation française 216 . Ainsi, Proust associe l’origine de son narrateur à celle de la France en les présentant comme un « paradis perdu », établissant une correspondance entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. Rappelons-nous que Michelet a tendance à mêler sa propre vie à son texte historique, comme Jean Milly le montre, Proust était sensible à ce trait de l’écriture de l’historien 217 . Le romancier a choisi cette manière d’écrire son œuvre, car l’écriture, pour lui, comme pour Michelet, a été un moyen de ressusciter le passé.

La temporalité de « Combray II », quasi platonicienne, sert en effet à bâtir ce « paradis perdu ». Dans ce sens, ce que Paul Ricœur écrit au sujet du Timée de Platon est significatif :

‘« […] sous la cosmo-pshychologique de l’âme du monde, se dissimule l’antique sagesse qui a toujours su que le temps nous encercle, nous entoure comme l’Océan. C’est pourquoi nul projet de constituer le temps ne peut abolir l’assurance que […] nous sommes dans le Temps. Tel est le paradoxe dont une phénoménologie de la conscience ne peut faire abstraction : quand notre temps se défait sous la pression des forces spirituelles de distraction, ce qui est mis à nu, c’est le lit du fleuve, le roc du temps astral. »’

Le philosophe conclut ainsi que « la merveilleuse certitude de Platon » peut offrir un « repos », un « recours » ou au mieux une « consolation » aux philosophes qui attaquent audacieusement cette aporie que le problème du temps leur impose 218 . Nous n’avons évidemment pas l’ambition de dire que Proust crée Combray comme une image du modèle platonicien du temps. D’ailleurs, nous partageons la remarque de Walter Benjamin selon laquelle : « […] cette éternité [qui est le thème chez Proust] n’a rien de platonicien, rien d’utopique […]. Ce qui intéresse vraiment Proust est le cours du temps sous sa forme la plus réelle, autrement dit celle de l’entrecroisement, qui jamais ne s’impose plus ouvertement que dans l’intériorité du souvenir et dans l’extériorité du vieillissement […] 219  ». Pourtant, nous considérons que ce « paradis perdu », à la fois royaume des morts et pays d’enfance où l’on croyait encore « aux choses, aux êtres 220  », où le problème ontologique ne se pose pas, dévoile le temps dans sa plénitude. Le temps de Combray contredit volontairement le temps que Proust décrit dans le reste du roman. Hors de « Combray II », le narrateur ne perçoit pas le cours du temps à moins que, amoureux ou jaloux, il ne le fragmente en minutes 221 . Par conséquent, dans la suite de la Recherche, l’exploration et l’intériorisation du temps — l’« entrecroisement » entre le cheminement vers le vieillissement et la mémoire qui « rajeunit » notre existence, pour emprunter le mot de Benjamin — sont indispensables pour le saisir.

Notes
208.

« […] les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. » (CS, I, II, p. 182, déjà cité).

209.

CS, I, II, p. 47-48.

210.

CS, I, II, Esquisse XV,p. 702.

211.

CS, I, II, p. 55.

212.

C’est ce que montre Luc Fraisse en rapprochant la description proustienne de la crypte et un article du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe siècle au XVIe siècle : « [Viollet-Le-Duc] insiste sur le rattachement de la crypte aux substructions les plus anciennes de l’édifice […] » (« Proust et Viollet-Le-Duc : de l’église de Combray à l’esthétique de la Recherche », in Revue d’Histoire littéraire de la France, janvier-février 2000, 100e année, n° 1, p. 56).

213.

CS, I, I, p. 43.

214.

CS, I, I, p. 46.

215.

« L’église de Combray, son curé et le Narrateur (trois rédactions d’un fragment de la version primitive de “Combray”) », in Études proustiennes I, Paris, Éditions Gallimard, 1973, p. 336-340.

216.

Le Petit pan de mur jaune. Sur Proust, op. cit., p. 75.

217.

Nous l’analyserons ultérieurement.

218.

Temps et récit, Paris, Éditions du Seuil, édition de poche, 1983-1985, t. III, p. 32, note 2 de la page 30.

219.

« L’image proustienne », op. cit., p. 149.

220.

CS, I, II, p. 182.

221.

Par exemple, le narrateur, amoureux d’Oriane, déclare : « Pour moi ce n’était plus seulement les étoiles et la brise, mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. » (CG, I, p. 419). Nous y reviendrons ultérieurement.