Le rêve de primitif flamand

À sept heures du soir, le narrateur sort de son logement, l’Hôtel de Flandre, pour aller dîner avec Saint-Loup. Les rues qu’il emprunte sont décrites par des comparaisons avec la peinture flamande : la rue gothique devant la cathédrale le transporte au Moyen Âge au point de le faire rêver d’une femme de cette époque ; les soldats sur le trottoir ont la face tellement congestionnée par le froid qu’il pense aux paysans rubiconds peints par Bruegel 222 . Le repas est comparé à un dîner représenté dans des tableaux religieux ; l’hôtelier appelle le « feu éternel 223  » la marmite où l’on cuit les homards vivants ; l’agitation du restaurant recompose un tableau biblique de Pieter Bruegel 224 , Dénombrement devant Bethléem, où cet événement biblique semble avoir lieu « dans un petit village brabançon, saisi par la glace et la neige en l’an de grâce 1566 225  » ; le festin fait penser à « un repas de l’Évangile figuré avec la naïveté du vieux temps et l’exagération des Flandres 226  » ; même le canard en glace sur lequel on présente les desserts revêt le « goût bien flamand 227  ». D’ailleurs, Proust compare les serveurs aux anges, chérubins et séraphins, peints dans les tableaux primitifs : « des anges […] s’empressaient à travers les espaces démesurés de la salle, en y agitant l’air du frémissement incessant des serviettes qui descendaient le long de leur corps en formes d’ailes de primitifs, aux pointes aiguës.  228  » 229

Que signifient ces images moyenâgeuses, notamment celles de la Flandre médiévale ? On peut penser à ce voyage en Belgique et Hollande de Proust avec Bertrand de Fénelon. Ce dernier, incontestablement l’un des modèles de Saint-Loup, fut aussi l’un des modèles d’Albertine : selon Pierre-Edmond Robert, l’un des éditeurs de La Prisonnière, Fénelon a joué un rôle dans les premières phases de la genèse de ce personnage. Albertine, appelée Maria jusqu’en 1914 — un après la mort d’Agostinelli — est d’abord conçue comme hollandaise 230 . Proust écrit dans le Cahier 23 :

‘« Le désir d’une femme est le désir d’une vie inconnue dont sa beauté semble nous parler… L’amour de Maria me semblait une chose déterminée comportant des promenades en barque sur les canaux de la Zeelande, de longs parcours aveuglés de brouillard blanc où l’on se réchauffe en buvant à côté d’elle du Schidam.  231  »’

La version définitive laisse peu de traces de cette origine hollandaise d’Albertine. Ne peut-on pas être tenté d’imaginer que le romancier transcrit secrètement cette rêverie néerlandaise 232 , ébauchée vers 1910, pour porter le deuil de Fénelon, dans l’épisode qui se passe à Doncières ? Probablement, d’autant plus qu’il a développé pendant la guerre le texte sur l’histoire de la guerre et l’art de la stratégie, inséré dans la partie sur le séjour à Doncières 233 .

Cependant, il serait trop rapide de s’en tenir seulement au fait autobiographique. Le mot « primitif » que Proust inscrit dans la description des serveurs du restaurant nous intéresse d’emblée. On le retrouve dans le Cahier 23 aussi : « Comme ces femmes que les primitifs entouraient d’une scène de nature, je ne voyais Maria que se détachant sur le fond d’un paysage de Hollande, bien mieux que faisant partie de lui, qu’en étant issue.  234  » Nous avons montré combien Proust adorait la peinture primitive (notamment celle d’Italie) parce qu’elle transporte l’air du temps du Moyen Âge. C’est pourquoi la perspective de Combray est comparée à un tableau primitif. La rêverie médiévale se trouve en réalité dans la même lignée que celle de Combray. Certes, la géographie de Doncières, adossée à une colline, ne suggère pas celle de Combray, pays de plaine. Mais, quand le narrateur rêve de l’apparition d’une femme médiévale, il ne peut s’empêcher de penser à Méséglise :

‘« […] souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathédrale, comme jadis dans le chemin de Méséglise, la force de mon désir m’arrêtait ; il me semblait qu’une femme allait surgir pour le satisfaire ; […] Cette ruelle gothique avait pour moi quelque chose de si réel, que si j’avais pu y lever et y posséder une femme, il m’eut été impossible de ne pas croire que c’était l’antique volupté qui allait nous unir, cette femme eût-elle été une simple raccrocheuse postée là tous les soirs, mais à laquelle aurait prêté leur mystère l’hiver, le dépaysement, l’obscurité et le Moyen Âge.  235  »’

Le narrateur enfant a espéré rencontrer une fille paysanne, survivante du Moyen Âge comme les sculptures gothiques de Saint-André-des-Champs. Le mécanisme déclenchant un désir reste le même : jeune homme, il rêve de posséder une femme du temps médiéval 236 . L’euphorie combraysienne est réverbérée à Doncières.

On peut se demander pourquoi le narrateur rapproche le restaurant de la peinture flamande. Cette comparaison a pour but de faire revêtir un caractère liturgique, comme celui d’un rite religieux à la campagne, au dîner avec Saint-Loup et ses camarades, c’est-à-dire de sacraliser Doncières en tant que lieu où l’on célèbre l’amitié. Cela fait pendant au déjeuner du samedi à Combray où l’on fête la solidarité exclusive de la famille. C’est pourquoi Proust répète les mots « naïf », « sacré », « religieux », ou « céleste ». Or, il nous semble que cette célébration, dont Proust a abondamment développé le texte pendant la Grande Guerre en se référant aux articles sur les batailles, retrouve son écho lointain mais direct dans Le Temps retrouvé. Au sein d’une guerre qui est un fruit du progrès technologique (et de l’expansionnisme, bien entendu), le narrateur révise la théorie de la guerre marquée d’historicisme que les jeunes militaires ont exposée à Doncières. Peut-on y voir une critique envers le progressisme ou l’historicisme ? Ce serait excessif effectivement. Cependant, il est possible de dégager une vision de l’histoire selon Proust, quoiqu’il ne la développe pas. C’est ce que nous allons aborder maintenant.

Notes
222.

CG, I, p. 396-397.

223.

CG, I, p. 397.

224.

Idem.

225.

Philippe et Françoise Roberts-Jones, Bruegel, Paris, Éditions Flammarion, 1997, p. 180.

226.

CG, I, p. 397.

227.

CG, I, p. 398.

228.

CG, I, p. 395-398.

229.

Certes, on ne peut hâtivement considérer ici les primitifs comme ceux de Flandre. Pourtant, même si Proust utilisait le mot « primitifs » pour désigner les peintres italiens, le contexte ne nous permettrait-il pas d’y trouver une confusion voulue entre la peinture italienne et la peinture flamande ?

230.

Pr., p. 1646-1648.

231.

Cité par Pierre-Edmond Robert dans la notice de la Prisonnière (Pr, p. 1647).

232.

Proust cite Rembrandt dans la description de la ville de Doncières (CG, I, p. 395).

233.

CG, I, 408-416, nous y reviendrons plus tard.

234.

Ibid., p. 1646-1647.

235.

CG, I, p. 396.

236.

Le narrateur rêve d’ailleurs du départ en promenade à Méséglise en dormant (CG, I, p. 384). La fatigue qu’il éprouve en se réveillant est aussi l’équivalent de celle qu’il a eu le lendemain des jours où il s’est promené vers Guermantes (CG, I, p. 390).