Venise et son histoire

La vie, l’art et le passé

Nous avons vu que la Venise proustienne réalisait la vie rêvée du narrateur, du fait que, comme Combray, elle lui permet de vivre en fusionnant avec le rythme de la nature. L’aspect paradisiaque de la Venise proustienne découle également d’une autre raison : l’art, lui aussi, se fond avec la vie. Selon la leçon de Chardin, nous l’avons vu, la beauté peut résider dans les choses les plus familières, et d’une manière générale, les plus humbles. Quant à Véronèse, le peintre vénitien, il enseigne au narrateur qu’à Venise, ce ne sont pas les choses humbles mais « ce sont des œuvres d’art, les choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressions familières de la vie 284  ». Nous avons vu également que, dans une version, ces œuvres d’art vénitiennes rappellent au narrateur « les années vécues et les êtres aimés 285  ». L’art, en évoquant le passé, s’associe ainsi à la vie. Examinons cette alliance dans la Venise proustienne.

Pendant le jour, Venise ne paraît pas au narrateur un labyrinthe onirique comme pendant la nuit 286 . Elle lui semble constituer un musée de l’architecture : « dans cette Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d’une visite à un musée et d’une bordée en mer.  287  » Les édifices vénitiens racontent toute l’histoire de l’architecture du Moyen Âge à la Renaissance : ils ont tantôt des architectures médiévales fortement influencées par l’art oriental 288 , tantôt des architectures de la Renaissance. Au contraire de Balbec, la Cité des Doges ne désillusionne pas le narrateur qui se la figurait a priori comme « le plus complet musée de l’architecture domestique au Moyen Âge 289  ». Cet enthousiasme est à l’origine du reproche fait aux peintres contemporains qui, sous le prétexte de « rendre Venise plus intime et plus vraie 290  », ne montrent que l’aspect misérable de la ville évoquant celui d’Aubervilliers, en soulignant son aspect « humble ». À Venise, même les hôtels sont d’anciens palais : celui où logent Mme de Villeparisis et son amant Norpois dispose d’une « grande salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout entière de fresques, depuis mal restaurées 291  ». Quant à l’hôtel que la mère du narrateur choisit, il possède une « façade qui est reproduite dans tous les musées de moulages et tous les livres d’art illustrés, comme un des chefs-d’œuvre de l’architecture domestique au Moyen Âge 292  ».

Ces deux fusions réalisées à Venise, la fusion entre la vie et la nature — que nous avons tâché de démontrer plus haut — et la fusion entre la vie, l’art et le passé, confirment « l’intuition de Combray », c’est-à-dire l’enseignement de la grand-mère. C’est pourquoi Proust ne cesse de mettre en rapport Venise et Combray. Dans ce contexte, l’éloge que la mère du narrateur fait du Palais ducal mérite d’être cité :

‘« “Comme ta pauvre grand-mère eût aimé cette grandeur si simple !” […] “Elle aurait même aimé la douceur de ces teintes roses, parce qu’elle est sans mièvrerie. Comme ta grand-mère aurait aimé Venise, et quelle familiarité qui peut rivaliser avec celle de la nature elle aurait trouvé dans toutes ces beautés si pleines de choses qu’elles n’ont besoin d’aucun arrangement, qu’elles se présentent telles quelles, le palais ducal dans sa forme cubique, les colonnes que tu dis être celles du palais d’Hérode, en pleine Piazzetta, et, encore moins placés, mis là comme faute d’autre endroit, les piliers de Saint-Jean-d’Acre, et ces chevaux au balcon de Saint-Marc ! Ta grand-mère aurait eu autant de plaisir à voir le soleil se coucher sur le palais des doges que sur une montagne.” 293  »’

Disons, dès lors, que les deux éléments relevés par la grand-mère comme objets d’admiration, la nature et l’art, en s’accouplant, fusionnent avec la vie. Le dernier élément dont elle a appris l’amour à son petit-fils, les choses anciennes, se trouve également dans la Venise proustienne, car les œuvres artistiques vénitiennes, architecturales ou picturales, ont une origine séculaire 294 . Rappelons que Proust écrit dans le Cahier 48 : « le reste de la place [de la Piazzetta] était concédé à d’autres époques, […] dans une sorte de foire du passé, voisines les unes des autres, mais séparées par des siècles.  295  »

C’est pourquoi le romancier souligne significativement, dans les paroles de la mère, des monuments qui marquent la gloire historique de la Cité des Doges : les colonnes « du palais d’Hérode », « les piliers de Saint-Jean-d’Acre » et les « chevaux au balcon de Saint-Marc ».

Notes
284.

AD, III, p. 205.

285.

AD, III, Esquisse XV. 2, p. 693.

286.

Au sujet de la thématique du labyrinthe chez Proust, nous renvoyons à Marie Miguet-Ollagnier, La Mythologie de Marcel Proust, op. cit., p. 351-353 et Hilton L. Miller, Psychanalyse de Proust, op. cit., p. 93.

287.

AD, III, p. 209.

288.

Les « quadrilobes et les rinceaux de fenêtres gothiques » (AD, III, p. 203) ou l’« ogive encore à demi arabe d’une façade » (AD, III, p. 204), par exemple.

289.

CS, III, p. 384. C’est une citation de Ruskin. Voir la note 3 de cette page (ibid., p. 1270).

290.

AD, III, p. 205.

291.

AD, III, p. 209.

292.

AD, III, p. 204.

293.

AD, III, p. 208. C’est nous qui mettons en italique. Si le texte souligne que les teintes roses sont dépourvues de « mièvrerie », c’est peut-être que la couleur rose est essentiellement le signe de la sensualité chez Proust comme Philippe Boyer le démontre (Le Petit pan de mur jaune. Sur Proust, op. cit., p. 91-122). Voir aussi Edward Bizub, La Venise intérieure, Proust et la poétique de la traduction, Neuchâtel, La Baconnière, 1991, p. 139.

294.

Venise est un musée de l’architecture tandis que l’immense héritage de Charlus apparaît comme une collection de musée. Le baron possède « comme descendant des ducs de Nemours et des princes de Lamballe, des archives, des meubles, des tapisseries, des portraits faits pour ses aïeux par Raphaël, par Velasquez, par Boucher » et peut ainsi « dire justement qu’il “visit[e]” un musée et une incomparable bibliothèque rien qu’en parcourant ses souvenirs de famille ». L’une comme l’autre participe à la transmission de l’héritage artistique.

295.

AD, III, Esquisse XV. 4, p. 698, cité dans le chapitre précédent.