Un livre historique

Pour saisir la place des monuments, les colonnes du palais d’Hérode, les « piliers de Saint-Jean-d’Acre » et les « chevaux au balcon de Saint-Marc », dans la Venise proustienne, il faut tout d’abord connaître l’itinéraire historique emprunté respectivement par ces patrimoines qui remontent à l’époque des Croisades. Les piliers de Saint-Jean-d’Acre furent, croyait-on, acquis lors de la victoire sur les Génois dans la ville israélienne du même nom au milieu du XIIIe siècle 296 . Les colonnes de Saint-Marc et celle de Saint-Théodore, originaires de Tyr selon Ruskin, se trouvent dans le butin rapporté de Constantinople. Concernant les statues des colonnes, on sait que celle du lion de Saint-Marc fut dérobée à Alexandrie en 828, tandis que l’origine de l’autre statue reste obscure. Les chevaux furent volés à l’hippodrome de la capitale byzantine également en 1204 lors d’une Croisade. Les trois monuments mentionnés par la mère, construits séparément sur le plan à la fois géographique et temporel — « le reste de la place était concédé à d’autres époques 297  » écrit Proust dans le Cahier 48 —, constituent des témoignages de la gloire de Venise en Orient 298 .

Or, pourquoi Proust signale-t-il que les colonnes se trouvaient jadis dans le palais d’Hérode, le roi juif sous le règne duquel Jésus est né ? Pour répondre à cette question, on peut se référer à l’étude d’Edward Bizub. Ce dernier souligne l’importance des colonnes dans la genèse de la Recherche en citant un brouillon de l’« Adoration perpétuelle », publié dans La Matinée de la princesse de Guermantes :

‘« Et me récitant une de ces pages historiques je m’apercevais que l’air de Venise était posé sur elles, je sentais que quand je relirais le livre je m’y promènerais en gondole, que le texte reposerait mes yeux comme le bleu profond du canal, que les colonnes roses de St-Marc tenteraient mon regard et ma main […] 299  »’

Il est incontestable que les « pages historiques » sont celles qui constituent le début de St Mark’s Rest de Ruskin. En effet, ce dernier écrit : « Go first into the Piazzetta, and stand anywhere in the shade, where you can well see its two granite pillars 300  ». Selon Edward Bizub, l’esthète initie ensuite le lecteur à l’histoire de Venise, car les deux colonnes constituent, « aux yeux de Ruskin, des témoins privilégiés de l’histoire 301  ». De plus, Proust souligne significativement que Saint-Mark’s Rest a pour sous-titre « Histoire de Venise pour les rares voyageurs qui se soucient encore de ses monuments » tandis que celui de La Bible d’Amiens est « Esquisses de l’Histoire de la Chrétienté pour les garçons et les filles qui ont été tenus sur les fonts baptismaux 302  ». Le critique note que cette histoire incarnée dans les colonnes renvoie non seulement aux Croisades, mais aussi à la Bible :

‘« […] les “colonnes fraternelles” (“fraternal pillars”) […] sont originaires d’une ville orientale, Tyr, d’où elles ont été rapportées. Leur érection sur la Piazzetta est non seulement le témoignage d’une victoire militaire de Domenico Michiel, élu doge en 1118, mais également le symbole d’une nouvelle hégémonie culturelle, d’un bouleversement dans l’ordre mondial. Ces colonnes ramenées à Venise la consacrent la “Tyr de l’Occident” et constituent ses monuments de victoire sur l’Orient : “her monuments of triumph over the Tyr of the East”.  303  »’

D’ailleurs, l’esthète, en citant un psaume, affirme que Tyr noue une parenté biblique avec Sion 304 . Le critique en conclut :

‘« Venise est en filiation directe avec la Tyr biblique et par conséquent avec Sion. C’est ainsi que nous pouvons voir dans cette ville non seulement la relève de l’Orient, mais également l’héritière du monde biblique. Venise, par son héritage, représente ainsi le “côté juif” de l’Occident. Il s’agit de l’horizon qui constitue le “texte-source” de la chrétienté.  305  »’

C’est pourquoi Proust signale l’origine juive des colonnes. Les monuments sont des témoins silencieux de l’histoire chrétienne qui remonte à l’Antiquité. De ce point de vue, ils font pendant aux mosaïques byzantines de Saint-Marc car celles-ci racontent l’histoire de la vie de Jésus, d’ailleurs, Proust les compare à la « précieuse reliure […] du colossal évangile de Venise 306  ». La Venise proustienne, livre biblique comme la cathédrale d’Amiens 307 ou les sculptures de Saint-André-des-Champs, est enracinée dans l’Antiquité et racontent toute l’histoire occidentale 308 .

Notes
296.

Ils proviennent en réalité d’une église édifiée dans l’actuel Istanbul en VIe siècle.

297.

AD, III, Esquisse XV. 4, p. 697-698, déjà cité.

298.

Proust écrit dans la Préface de La Bible d’Amiens : « […] les Vénitiens intercalaient dans leurs monuments les sculptures sacrées et les pierres précieuses qu’ils rapportaient d’Orient […] » (CSB, p. 729).

299.

La Matinée de la princesse de Guermantes, Cahier du Temps retrouvé, édition critique, établie par Henri Bonnet en collaboration avec Bernard Brun, Paris, Éditions Gallimard, p. 154, cité dans La Venise intérieure, Proust et la poétique de la traduction, op. cit., p. 147-148.

300.

Works, édité par E. T. Cook et Alexader Wedderbum, Londres, G. Allen, 39 vol. 1903-1912, t. VII, p. 207, cité dans La Venise intérieure, Proust et la poétique de la traduction, op. cit., p. 149. Une phrase dans le Cahier 3, rédigé pour Contre Sainte-Beuve, prouve que Proust et sa mère ont suivi, littéralement mot à mot, le conseil de Ruskin dans Stones of Venice et St Mark’s Rest lors de sa visite de la ville en 1900 : « Avant d’arriver à Venise et tandis que le train avait déjà dépassé Mestre, maman me lisait les descriptions éblouissantes que Ruskin en donna, la comparant tour à tour aux rochers de corail de la mer des Indes et à une opale. » (AD, III, Esquisse XV. 2, p. 693).

301.

La Venise intérieure, Proust et l’esthétique de la traduction, op. cit., p. 149.

302.

CSB, p. 70, la note de l’auteur.

303.

La Venise intérieure, Proust et l’esthétique de la traduction, op. cit., p. 155-156. La citation est de Ruskin (Works, op. cit., t. XXIV, p. 220).

304.

« Je proclame l’Egypte et Babylone parmi ceux qui me connaissent ; voici, le pays des Philistins, Tyr, avec l’Ethiopie : c’est dans Sion qu’ils sont nés […] » (Psaume 87 : 4).

305.

La Venise intérieure, Proust et l’esthétique de la traduction, op. cit., p. 156.

306.

AD, III, p. 225.

307.

À ce sujet, Bizub écrit : « […] c’est justement caractéristique de Ruskin d’associer les cathédrales à un livre, et c’est d’ailleurs, dans une page sur Venise, que Proust considère parmi les plus belles, que Ruskin évoque le “Temple-livre” de Saint-Marc. » (La Venise intérieure, Proust et l’esthétique de la traduction, op. cit., p. 96).

308.

CS, I, II, p. 149