Le lieu de communication

De Balbec à Venise

Il nous semble que, pour composer la géographie du roman, tout nourri de sa vie réelle, Proust s’inspire du fait que Venise est un lieu d’échanges sur le plan géo-historique. Il décrit d’abord l’architecture mi-médiévale mi-orientale. Le tableau de Carpaccio conduit le narrateur au voyage imaginaire en Orient : en effet, comme Jacques Nathan l’a relevé, Proust, en se référant à une biographie de Carpaccio publiée en 1906, fait valoir des détails orientaux de l’œuvre du peintre 309 . Par ailleurs, nous avons vu que la Venise proustienne suggère l’histoire des Croisades. Ce n’est pas tout, en effet, les lieux que le romancier connaît réellement et les lieux qu’il décrit dans la Recherche fusionnent au sein de Venise. Nous avons analysé le rapprochement entre Combray et Venise dans la perspective esthétique. Dès lors, le lien caché entre Balbec et Venise est mis en lumière.

Non seulement Cabourg mais aussi d’autres villes provinciales que Proust connaît, Évian 310 par exemple, sont des modèles de Balbec. S’il situe cette ville fictive en basse Normandie, c’est qu’il essaie d’assigner une signification symbolique à la ville maritime, car une ville maritime est essentiellement un lieu de rencontres et d’échanges. Serge Gaubert considère Balbec comme un lieu de rencontres dans la perspective sociale 311 . Cette définition s’applique également au niveau géo-historique : l’histoire de Balbec, inventée par Proust, montre la place importante de la ville dans les échanges médiévaux. Le contact avec l’Orient est souligné par Swann et Elstir, l’église de la ville est édifiée avec le style persan et ses chapiteaux ont pour motif un dragon quasi chinois. En outre, le peintre affirme que le sculpteur du chapiteau « a dû copier quelque coffret apporté par des navigateurs 312  » de la Perse. Par ailleurs, l’étymologie des noms des lieux de la région exposée par Brichot dans Sodome et Gomorrhe II constitue la preuve d’une relation avec les pays scandinaves 313 . Quant à Legrandin, en décrivant le paysage sauvage typique de la Bretagne, il rapproche Balbec de l’Antiquité grecque ou plutôt de la mythologie antique 314 . Balbec relie ainsi la Mer du Nord et la Méditerranée.

Or, il nous semble indispensable de considérer le rôle d’Amiens dans la genèse de Balbec. Certes, à la différence de celle-ci, Amiens n’est ni une ville normande ni une station balnéaire. En outre, sa cathédrale ne paraît pas l’un des modèles de l’église (on sait que Proust s’est inspiré principalement de celle de Bayeux 315 ) ; de surcroît, il est indéniable que les souvenirs du voyage à Amiens ont servi au romancier pour créer Combray plutôt que Balbec. Pourtant, la lecture de manuscrits permet de savoir que, quand il a commencé à ébaucher À l’ombre des jeunes filles en fleurs, il a hésité sur le choix du lieu où son héros passe les vacances estivales au point d’osciller entre des villes différentes, villes normandes et sites bretons : Cabourg, Querqueville, Cirquebec, le Finistère 316 . Du reste, nous sommes persuadé que l’écrivain a conçu au début ce voyage comme un pèlerinage en hommage non seulement à Mme de Sévigné (comme dans la version finale 317 ) mais aussi à Ruskin. L’auteur a donc essayé de faire descendre son héros à Amiens sur le chemin de l’aller. En effet, si l’on prend le train à Saint-Lazare pour partir en Normandie, on est obligé de passer par Amiens 318 . Arrêtons-nous sur un fragment du Cahier 32 (ici la destination du voyage est Querqueville) :

‘« En arrivant à Amiens que j’identifiais à son nom et que j’imaginais gothiquement sculptée tout entière comme sa cathédrale je fus surpris de voir ce nom vénérable que je n’avais lu qu’à côté du mot Bible sur le livre de Ruskin (The Bible of Amiens) écrit en lettres bleues sur le buffet de la gare, et écartant cette première mauvaise impression, et décidé à ne regarder qu’une fois sorti de la gare, à ne trouver que des tramways dans la “Venise du Nord”.  319  »’

L’analogie entre la description de la gare d’Amiens et la description de la gare de Balbec est frappante : « Ce fut pourtant une station de chemin de fer, au-dessus d’un buffet, en lettres blanches sur un avertisseur bleu, que je lus le nom, presque de style persan, de Balbec.  320  » Proust transporte la gare d’Amiens à Balbec. La version définitive montre même une allusion à Ruskin : sur le point de partir à Balbec, triste à l’idée d’être séparé de sa mère, le narrateur entend celle-ci lui dire avec une gaieté affectée : « Est-ce cela le voyageur ravi dont parle Ruskin 321  ? »

Que signifie Amiens sur le plan géo-historique, pour Proust ? Il signale dans la Préface de La Bible d’Amiens que celle-ci a pour surnom « la Venise de la France 322  » ou bien « la Venise de Picardie 323  ». Ensuite, il cite une phrase de Ruskin : « la “Reine des Eaux” de la France était à peu près aussi large que Venise elle-même 324  ». Par ailleurs, en s’appuyant sur l’œuvre de l’esthète ou plutôt en la citant, il fait le rapprochement entre Amiens et des sites méditerranéens :

‘« [La Venise de Picardie] fut une ouvrière, comme la princesse Adriatique, en or et en verre, en pierre, en bois, en ivoire ; elle était habile comme une Égyptienne dans le tissage des fines toiles de lin, et mariait les différentes couleurs dans ses ouvrages d’aiguille avec la délicatesse des filles de Juda. Et de ceux-là, les fruits de ses mains qui la célébraient dans ses propres portes, elles envoyaient aussi une part aux nations étrangères et sa renommée se répandait dans tous les pays. Velours de toutes couleurs, employés pour lutter, comme dans Carpaccio, contre les tapis du Turc et briller sur les tours arabesques de Barbarie. Pourquoi cette fontaine d’arc-en-ciel jaillissait-elle ici près de la Somme ? Pourquoi une petite fille française pouvait-elle se dire la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr 325  ? »’

Ici s’établit un lien entre Amiens, Venise et le monde antique, biblique et méditerranéen par l’intermédiaire duquel Balbec se marie à Venise. Littéralement, la mer vénitienne remplit « la fonction de voie de communication 326  ». Or, rappelons l’étymologie du mot « croisade » qui vient des termes « croisée » et « croisement ». Dans cette cité qui, Proust le souligne, fut l’une des bases des Croisades, l’Orient et l’Occident, la Méditerranée et l’Atlantique, le passé et le présent, tous s’entrecroisent. L’« espace à quatre dimensions » n’est-il pas un lieu où se réalise cet entrecroisement ? Nous allons montrer que la vie aussi se mêle à cet entrecroisement au sein de Venise.

Notes
309.

Citations, références et allusions de Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu, nouvelle édition corrigée et augmentée, Paris, A.-G. Nizet, 1969, p. 200. La biographie du peintre que Proust a lue est Carpaccio, biographie critique illustrée de vingt-quatre reproductions hors-texte de Gabrielle et Léon Rosenthal (Paris, H. Laurens, 1906). À ce sujet, nous renvoyons aussi à la note du commentateur de la Pléiade (AD, III, p. 1123-1124).

310.

Voir JF, II, Esquisse, XXX, p. 892-891.

311.

Proust ou le roman de la différence. L’individu et le monde social de « Jean Santeuil » à « La Recherche », op. cit., p. 221-234.

312.

JF, II, p. 198.

313.

Nous reviendrons ultérieurement sur ce sujet.

314.

N’oublions pas que le nom Balbec évoque inévitablement la ville libanaise, Baalbeck. Voir Mireille Naturel, « Proust et Flaubert : réalité coloniale et phantasme d’Orient », in BSAMP, nº 49, 1999, p. 55.

315.

Pourtant, les paroles d’Elstir évoquent la cathédrale d’Amiens : « Comment, me dit-il, vous avez été déçu par ce porche, mais c’est la plus belle Bible historiée que le peuple ait jamais pu lire. Cette Vierge et tous les bas-reliefs qui racontent sa vie, c’est l’expression la plus tendre, la plus inspirée, de ce long poème d’adoration et de louanges que le Moyen Âge déroulera à la gloire de la Madone. » (JF, II, p. 196).

316.

Voir la notice (par Pierre-Louis Rey) de la Pléiade (JF, II, p. 1314-1327).

317.

Dans la version définitive, ce projet conçu par la grand-mère est rejeté par le père (JF, II, p. 7).

318.

Proust souligne d’ailleurs dans une ébauche que Mme de Sévigné est passée par Amiens pour aller en Normandie et en Bretagne (JF, II, Esquisse XXVIII, p. 887). Voir aussi la note 1 de la page 7 (ibid., p. 340).

319.

JF, II, Esquisse, XXVIII, p. 889-890.

320.

JF, II, p. 19.

321.

JF, II, p. 9.

322.

CSB, p. 75.

323.

CSB, p. 77.

324.

CSB, p. 75-76.

325.

CSB, p. 77.

326.

AD, III, p. 206.