L’âge de la mort

Les années que Proust a consacrées aux études sur Ruskin constituent une période très importante tant dans sa vie personnelle que dans son évolution artistique. C’est en 1897 qu’il a rencontré l’œuvre de l’esthète. Il l’a admirée au point de renoncer, en 1899, à la rédaction de Jean Santeuil dont il s’occupait depuis 1895, afin de se consacrer à la traduction de La Bible d’Amiens. En 1904, tout en préparant la publication de cet ouvrage, il a commencé à traduire Sésame et les Lys. Ces deux travaux lui apprennent ce qu’est la mission littéraire : « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur.  327  » Par ailleurs, en ce qui concerne l’influence de Ruskin sur Proust, on peut observer ceci : le romancier a d’abord apprécié l’ouvrage de Ruskin, puis il a surmonté le vice de l’esthétique de ce dernier, à savoir l’idolâtrie. C’est par cet itinéraire qu’il parvient à élaborer sa propre conception de l’art.

En outre, sur le plan personnel, cette période correspond pour lui à celle de la mort : la mort de son père en 1903 et celle de sa mère en 1905. En réalité au niveau spirituel, cette période a déjà commencé lors du décès de Ruskin au début de l’année 1900. En ce printemps de la même année, Proust a séjourné à Venise avec sa mère pour rendre hommage à l’esthète, et en 1901, il a visité Amiens afin de faire l’un des « pèlerinage ruskiniens en France ». En 1903, son père meurt, avant la publication en français de La Bible d’Amiens. En 1905, la mère de Proust, sans laquelle cette traduction n’aurait pas été achevée, est morte à son tour. Ce n’est qu’en 1906 que Sésame et les lys a été enfin publié. Puis l’année suivante, sur le conseil d’Émile Mâle, le romancier fait un tour en Normandie et en Bretagne pour visiter des églises médiévales des régions. N’oublions pas que cet universitaire est l’un des modèles d’Elstir, comme Ruskin. Ainsi, par l’intermédiaire de Ruskin, Amiens, la Normandie, la Bretagne et Venise sont étroitement liées dans l’esprit de Proust.

Du reste, en 1908, il a essayé de rédiger Contre Sainte-Beuve qu’il a conçu comme une lettre à sa mère disparue. Cette entreprise constitue, pour lui, la dernière étape vers la voie à emprunter pour commencer d’écrire la Recherche. Dans ce contexte, il nous semble que le séjour à Venise et la visite d’Amiens ont joué un rôle très emblématique dans sa vie : ces voyages signifient à la fois les travaux de deuil et le départ vers sa Vita nuova, vers la création littéraire. Nous trouvons une trace de ce double sens dans les vacances vénitiennes de Proust :

‘« Après le déjeuner, quand je n’allais pas errer seul dans Venise, je me préparais pour sortir avec ma mère, et, pour prendre des cahiers où je prendrais des notes relatives à un travail que je faisais sur Ruskin, je montais dans ma chambre.  328  »’

Cette phrase nous permet de saisir combien le souvenir de sa mère et la traduction de l’œuvre de Ruskin sont liés dans l’esprit du romancier 329 . On pourrait en conclure que l’art est un mode de prière chez Proust.

Cette mise en parallèle des faits biographiques et de la Recherche nous conduit à observer ceci : lors de son second séjour à Balbec, le narrateur voit resurgir en lui un souvenir de sa grand-mère défunte — certes, cela ne s’opère que par intermittences. Il en est de même du voyage à Venise qui évoque quelquefois Albertine déjà morte. Certes, on peut définir Balbec comme une ville de rencontre et Venise comme une ville à la fois euphorique et artistique, mais dans ces deux lieux, l’ombre de la mort est présente. Et chez Proust, la « vraie vie », qui est la littérature, n’existe qu’au-delà de la mort.

Il nous semble très significatif qu’à la fin de la Prisonnière, le narrateur désire quitter Albertine pour partir à la Cité des Doges 330 . En effet, dans Sodome et Gomorrhe II, II, le narrateur suggère déjà son envie de se rendre à Venise — pour y rejoindre la concierge de la baronne Putbus 331 — à la fin de son deuxième séjour à Balbec. Lassé d’Albertine et se détournant d’elle vers Andrée, le narrateur manifeste son désir persistant de partir à la cité des Doges :

‘« Puisqu’[Andrée] allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec, certes aussitôt elle viendrait me voir, et alors, pour rester libre, ne pas l’épouser si je ne voulais pas, pour pouvoir aller à Venise, mais pourtant l’avoir d’ici là toute à moi, le moyen que je prendrais ce serait de ne pas trop avoir l’air de venir à elle et dès son arrivée […] 332  »’

Et dans La Prisonnière, son appétence devient obsessionnelle. Venise est décrite comme si elle était une femme qui remplace Albertine et qui l’en émancipe. Malgré cela, comme on le sait, cette femme adriatique se présente finalement comme une incarnation du travail artistique.

Notes
327.

TR, P. 469.

328.

AD, III, p. 224.

329.

Les paroles de la mère déjà citées justifient cette synthèse : « Est-ce cela est le voyageur ravi dont parle Ruskin ? » (JF, II, p. 6).

330.

Pr., p. 913-915.

331.

SG, II, II, p. 323.

332.

SG, II, IV, p. 498.