Vieillissement et mort

La mort sous-tend l’écriture vénitienne de Proust. De quelle manière est-elle représentée dans le « Séjour à Venise » ?

Nous remarquons d’abord qu’elle est préparée par le thème du vieillissement, celui de Mme de Villeparisis et celui de la mère. Mme de Villeparisis est transformée en une « vieille dame », ayant l’air fatiguée et la figure couverte d’eczéma ou de lèpre rouge 333 . Quant à son « vieil amant » Norpois :

‘« Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des ambitions qu’il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser […] 334  »’

Le vieillissement de Mme de Villeparisis est de toute façon plus complet que celui de Norpois : alors que ce dernier ne perd pas de sa faculté d’exécuter une manœuvre diplomatique, la beauté de Mme de Villeparisis est tellement fanée que Mme Sazerat n’arrive pas à accepter que cette « petite bossue, rougeaude, affreuse » a été jadis « la plus belle femme de son époque 335  ».

Le vieillissement de la mère est d’abord représenté par sa résignation à la fragilité de son fils 336 . Elle est ensuite comparée à la Sainte Ursule de Carpaccio :

‘« Une heure est venue pour moi où quand je me rappelle le baptistère, devant les flots du Jourdain où saint Jean immerge le Christ tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta il ne m’est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu’on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu’elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère.  337  »’

Dans ce texte, tandis que le temps de l’énoncé évoque la vieillesse de la mère en deuil, le temps de l’énonciation, quant à lui, se situe après sa mort.

À la fin du « Séjour à Venise », la mort est de nouveau suggérée. La raison en est la séparation d’avec la mère. Le texte qui suit la leçon de Véronèse montre qu’il arrive que le narrateur se promène sans sa mère dans une Venise humble et intime : « C’était elle que j’explorais souvent l’après-midi, si je ne sortais pas avec ma mère. J’y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple […] 338  ». La partie de la ville à cacher à sa mère — et à sa grand-mère — séduit le narrateur en quête de jeunes Vénitiennes. Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’après des évocations intermittentes d’Albertine, le narrateur confirme la mort « totale 339  » de son amour pour elle. La nuit, la Cité des Doges se transforme d’ailleurs en labyrinthe enchanteur, le narrateur métamorphosé en calife erre dans un lacis de calli où il entrevoit des femmes séduisantes 340 . Cette agitation pulsionnelle conduit le narrateur à l’affrontement avec la mère décidée à le ramener à Paris 341 . Elle quitte l’hôtel et pour lui, angoissé par la solitude, la ville se réduit alors en « vulgaires éléments matériels 342  » au point d’être « la ruine de Venise 343  » en cessant d’« être Venise 344  ». Dans cette re-matérialisation, le bassin de l’Arsenal lui rappelle les bains Deligny :

‘« […] si bien que ce bassin de l’Arsenal à la fois insignifiant et lointain me remplissait de ce mélange de dégoût et d’effroi que j’avais éprouvé tout enfant la première fois que j’accompagnai ma mère aux bains Deligny ; en effet dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et que cependant borné par des cabines on sentait communiquer avec d’invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je m’étais demandé si ces profondeurs cachées aux mortels par des baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n’étaient pas l’entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n’y étaient pas compris, et si cet étroit espace n’était pas précisément la mer libre du pôle […] 345  »’

Ce texte a son origine dans Jean Santeuil où Proust compare les bains à « l’entrée des enfers 346  ». La re-matérialisation de Venise la transforme en une porte qui débouche sur le royaume des morts. D’ailleurs, le Cahier 50 révèle la raison cachée de l’angoisse du narrateur : en écoutant « Le Chant du printemps » de Wagner joué par l’orchestre vénitien (Sole mio dans la version finale), le narrateur revit la souffrance qu’il a éprouvée en attendant qu’Albertine revienne du Trocadéro : « Ainsi m’attristait la phrase de Wagner, qu’elle m’eût rendu un état où j’aimais encore Albertine et où par conséquent je recommençais à souffrir de sa mort 347  ». L’effroi qu’il ressent en écoutant la musique résulte de l’idée de la mort. Rappelons que le séjour à Doncières se termine aussi avec la confirmation du vieillissement et le pressentiment de la mort de la grand-mère 348 . Quoiqu’elles soient des villes euphoriques, Venise et Doncières sont marquées par le vieillissement et la mort.

Est-ce à dire que Venise est une ville condamnée à mort ? N’oublions pas d’ailleurs ce fait historique : le campanile de Saint-Marc dont l’ange d’or incarne la « promesse de joie 349  » de la résurrection s’effondra en 1902, deux ans après le séjour vénitien de Proust. C’est-à-dire que quand il rédigeait le texte, le campanile n’existait plus. Malgré cette disparition, la Recherche essaie de restaurer le campanile — en réalité il fut reconstitué en 1925 — par conséquent, tant que la Recherche continue à être lue, la promesse de l’ange d’or demeure toujours vivante dans l’écriture proustienne 350 .

Notes
333.

AD, III, p. 209-210.

334.

AD, III, p. 210.

335.

AD, III, p. 213.

336.

« […] ma mère m’attendait en regardant le canal avec une patience qu’elle n’eût pas montrée autrefois à Combray en ce temps où mettant en moi des espérances qui depuis n’avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me laisser voir combien elle m’aimait. Maintenant elle sentait bien que sa froideur apparente n’eût plus rien changé, et la tendresse qu’elle me prodiguait était comme ces aliments défendus qu’on ne refuse plus aux malades, quand il est assuré qu’ils ne peuvent plus guérir. » (AD, III, p. 203).

337.

AD, III, p. 225. C’est nous qui soulignons.

338.

AD, III, p. 205. C’est nous qui soulignons.

339.

AD, III, p. 221.

340.

AD, III, p. 229.

341.

« Mais le désir de ne pas perdre à jamais certaines femmes, […] entretenait chez moi à Venise une agitation qui devint fébrile le jour où ma mère avait décidé que nous partirions, quand à la fin de la journée, quand nos malles étaient déjà parties en gondole pour la gare, je lus dans un registre des étrangers attendus à l’hôtel : Baronne Putbus et suite. Aussitôt, le sentiment de toutes les heures de plaisir charnel que notre départ allait me faire manquer, éleva ce désir, qui existait chez moi à l’état chronique, à la hauteur d’un sentiment, et le noya dans la mélancolie et le vague ; je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours ; et l’air qu’elle eut de ne pas prendre un instant en considération ni même au sérieux ma prière réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents qui s’imaginaient que je serais bien forcé d’obéir, cette volonté de lutte qui me poussait jadis à imposer brutalement ma volonté à ceux que j’aimais le plus, quitte à me conformer à la leur après que j’avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas […] » (AD, III, p. 230).

342.

AD, III, p. 231.

343.

AD, III, p. 233. Proust écrit dans le Cahier 50 : « les ruines inconsistantes de ma Venise d’hier » (AD, III, Esquisse XIX. 1, p. 737).

344.

AD, III, Esquisse XIX. 1, p. 736.

345.

AD, III, p. 232.

346.

JS, p. 305.

347.

AD, III, Esquisse XIX. 3, p. 739. Dans le texte final de La Prisonnière, le narrateur joue Tristan (Pr., p. 664-665).

348.

CG, I, p. 433-434.

349.

AD, III, p. 202.

350.

Mireille Naturel voit dans l’allusion à Constantinople un hommage à Bernard de Fénelon, dont Proust fut douloureusement amoureux et qui disparut dans la Grande Guerre, car il y fut envoyé en tant que diplomate (« Proust et Flaubert : réalité coloniale et phantasmes d’Orient », art. cit., p. 67).