Retour de Venise à Combray (Tansonville)

Nous avons mis en lumière le lien géographique et historique entre Balbec et Venise. Combray aussi s’apparente à la ville italienne sur le plan historique : la citation du nom de Saint Louis les rapproche. Étudions d’abord la présence de Saint Louis à Combray.

Une lettre de Proust adressée à Jacques de Lacretelle montre que certains vitraux de Saint-Hilaire ont pour modèles ceux de la Sainte-Chapelle de Paris 351 . Par ailleurs, Claudine Quémar démontre que le romancier s’inspire du tombeau des fils de Saint Louis à Saint-Denis pour créer l’église 352 . La critique remarque en outre que les reliques de Saint-Denis sont à l’origine de celles de Saint-Hilaire 353 . Or, la Sainte-Chapelle possède une relique d’origine byzantine que Saint Louis reçut d’un Doge vénitien lors des Croisades. Si Proust cite deux fois ce nom dans la description de l’église de Combray, c’est qu’il essaie d’assigner une signification furtive à l’avènement du roi. Il faut noter que le romancier associe le nom du roi à la saison printanière :

‘« […] quand nous étions arrivés avant Pâques, [le sourire momentané du soleil] me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis […] 354  »’

Un autre lien très discret existe entre Combray et Saint Louis. On sait que l’abbaye de Jumièges est un modèle de Saint-Hilaire, notamment celui de sa crypte remontant à la période des dynasties mérovingiennes. La basilique de Vézelay aussi fournit une référence à Proust (celui-ci la visita en 1903). Saint Louis s’y rendit deux fois, en 1267 et 1270 355 , bien que nous ignorions si Proust connaissait cette histoire sur Vézelay, nous sommes tentés d’imaginer qu’il songe à la tour Saint-Antoine de Vézelay en dépit de leur différence de style lorsqu’il écrit : « élevant dans le ciel au-dessus de la Place, [la] tour [de Saint-Hilaire] qui avait contemplé saint Louis et semblait le voir encore 356  ».

Le « Séjour à Venise » correspond au lien caché établi entre Combray et Saint Louis en ce que le romancier y mentionne significativement les monuments rapportés de Constantinople par les armées vénitiennes. D’ailleurs, la saison printanière est évoquée comme dans « Combray II » :

‘« C’est le plus souvent pour Saint-Marc que je partais, et avec d’autant plus de plaisir que, comme il fallait d’abord prendre une gondole pour s’y rendre, l’église ne se représentait pas à moi comme un simple monument, mais comme le terme d’un trajet sur l’eau marine et printanière, avec laquelle Saint-Marc faisait pour moi un tout indivisible et vivant 357  »’

Le printemps combraysien et le printemps vénitien sont, pour emprunter le terme utilisé dans la préface de La Bible d’Amiens, un « printemps médiéval 358  ».

Or, la partie qui suit le « Séjour à Venise », c’est-à-dire le début d’Albertine disparue IV, se déroule dans le train qui conduit le narrateur et sa mère de Venise à Paris, et annonce deux alliances, les fiançailles entre Saint-Loup et Gilberte et le mariage entre le fils des Cambremer et la nièce de Jupien. Cela prélude au départ du narrateur pour Tansonville qui conclut le volume : « J’allai d’ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à Tansonville.  359  » Le narrateur ne précise pas combien de temps signifie l’expression « un peu plus tard », il confirme seulement que l’épisode à Tansonville se déroule pendant « la saison chaude 360  ». Dans ce texte, Proust ne cesse de confronter la promenade printanière à Combray et la promenade estivale à Tansonville. Ici, le narrateur et Gilberte déambulent de nuit, alors que, dans « Combray II », on rentrait au plus tard au crépuscule 361 .

Le retour dans son pays ne lui permet pas de retrouver le temps combraysien, car le vrai retour à Combray ne se réalise que dans l’écriture. S’il était incapable d’écrire, Combray s’anéantirait dans l’oubli :

‘« […] comment n’eussé-je pas éprouvé bien plus vivement encore que jadis du côté de Guermantes le sentiment que jamais je ne serais capable d’écrire, auquel s’ajoutait celui que mon imagination et ma sensibilité s’étaient affaiblies, quand je vis combien peu j’étais curieux de Combray ? J’étais désolé de voir combien peu je revivais mes années d’autrefois.  362  »’
Notes
351.

[Dédicace], in CSB, p. 564.

352.

« L’église de Combray, son curé et le narrateur (trois rédactions d’un fragment de la version primitive de “Combray”) », art. cit., p. 338, note 9 et p. 341, note 40.

353.

Ibid., p. 337, note 6.

354.

CS, I, II, p. 60. C’est nous qui soulignons.

355.

Le monastère se montre emblématique de la chrétienté européenne à l’époque des Croisades : en 1146 le Pape le choisit comme lieu de départ à la deuxième Croisade, puis, en 1190, lors de la troisième Croisade, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion s’y retrouvèrent.

356.

CS, I, II, p. 61.

357.

AD, III, p. 224. C’est nous qui soulignons.

358.

CSB, p. 85.

359.

AD, IV, p. 255.

360.

AD, IV, p. 266.

361.

« Je recommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades que nous faisions à Combray, l’après-midi quand nous allions du côté de Méséglise. On dînait maintenant à Tansonville à une heure où jadis on dormait depuis longtemps à Combray. […] Au plaisir de jadis qui était de voir en rentrant le ciel de pourpre encadrer le Calvaire ou se baigner dans la Vivonne, succédait celui de partir, à la nuit venue, quand on ne rencontrait plus dans le village que le triangle bleuâtre, irrégulier et mouvant des moutons qui rentraient. » (AD, IV, p. 266-267).

362.

AD, IV, p. 267. Ensuite, le narrateur dit : « […] ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant ce séjour, je revécus mes années d’autrefois, désirai peu revoir Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. » (AD, IV, p. 268). Cette déception sera affirmée à la fin du séjour. Ici son indifférence pour Saint-Hilaire le chagrine : « J’étais triste en remontant dans ma chambre de penser que je n’avais pas été une seule fois revoir l’église de Combray qui semblait m’attendre au milieu des verdures dans une fenêtre toute violacée. Je me disais : “Tant pis, ce sera pour une autre année, si je ne meurs pas d’ici là”, ne voyant pas d’autre obstacle que ma mort et n’imaginant pas celle de l’église qui me semblait devoir durer longtemps après ma mort comme elle avait duré longtemps avant ma naissance. » (TR, p. 285).