La mémoire collective et la mémoire individuelle

Ce musée composé par tout l’ensemble de la ville s’approprie une caractéristique de l’église proustienne : le romancier la définit comme espace à quatre dimensions, c’est-à-dire que des temps différents, spatialisés et juxtaposés, s’entrecroisent dans un même espace. Rappelons que, dans un texte du Cahier 48, cité plus haut, Proust écrit au sujet de la Piazzetta : « le reste de la place était concédé à d’autres époques […] voisines les unes des autres, mais séparées par des siècles.  363  » Rappelons également Le Patriarche di Grado exorcisant un possédé de Carpaccio, dans ce tableau, le peintre représente les mœurs vénitiennes du XVe siècle : les éléments orientaux et les compagnons de la Calza. Cette œuvre rappelle par ailleurs au narrateur des artistes qui lui sont contemporains : Whistler, Sert, Strauss et Kesseler 364 . Enfin, un manteau dépeint par le peintre évoque le manteau signé par Fortuny qu’Albertine a auparavant porté 365 . Les tableaux de Carpaccio n’évoquent pas seulement le temps ancien (XVe siècle), l’histoire des échanges entre Venise et des pays orientaux, ou bien des artistes contemporains, mais aussi le souvenir personnel du narrateur. Tout ce que le narrateur apprécie comme œuvre d’art vénitienne est lié à la fois au passé collectif et au passé individuel : comme un manteau dépeint dans une peinture de Carpaccio ressemble au manteau signé Fortuny que le narrateur a offert à Albertine, le baptistère de Saint-Marc s’associera ultérieurement au souvenir de sa mère.. Citons entièrement le texte, évoqué partiellement plus haut, où le narrateur affirme pouvoir retrouver sa mère décédée dans la Sainte Ursule de Carpaccio :

‘« […] je croyais qu’[Albertine] révélait une de ces illusions inconsistantes qui remplissent l’esprit de tant de gens qui ne pensent pas clairement, quand elle me parlait du plaisir […] qu’elle aurait à voir telle peinture avec moi. Aujourd’hui je suis au moins sûr que le plaisir existe sinon de voir, du moins d’avoir vu une belle chose avec une certaine personne. Une heure est venue pour moi où quand je me rappelle le baptistère, devant les flots du Jourdain où saint Jean immerge le Christ tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta il ne m’est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu’on voit à Venise dans Saint Ursule de Carpaccio […] 366  »’

Ici, Proust refuse de n’admirer que la valeur « intrinsèque » sinon la pureté de l’œuvre d’art, car celle-ci peut nous évoquer l’instant où nous l’avons rencontrée. Plus encore, la durée de l’œuvre d’art depuis sa création y est gravée, quoique son « expression » n’ait pas subi « les traces des temps 367  ».

Un chef-d’œuvre est beau non seulement grâce à sa valeur intrinsèque mais aussi grâce au temps passé qu’il nous évoque. Si le tableau de Carpaccio est exquis pour le narrateur, c’est non seulement par sa beauté artistique, mais aussi parce qu’il évoque une mortelle qui lui est chère, sa mère. À la fin du « Séjour à Venise », le narrateur dira au sujet de la Muse de l’histoire : cette fille aînée de la Mémoire a pour tâche de sauver ce qui est rejeté par l’art et la philosophie, éternelle et universelle, parce qu’il est éphémère, par conséquent, destiné au vieillissement et à la mort 368 . Pourtant, l’art selon le narrateur se présente en réalité comme quelque chose qui comporte à la fois l’éternité et la fugacité. Par ailleurs, le narrateur suggère que lui aussi est en voie de vieillissement, « Une heure est venue sur moi », déclare-t-il. Au sein du tableau, les mémoires des morts et des époques passées se réunissent :

‘« Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l’amour et la contemplation de tant d’adorateurs, pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s’ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité. Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement (mais il est bien plus grand), une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte avec le regard que nous y avons posé, toutes les images qui le remplissaient alors.  369  »’

Le regard de la mère, lui, est aussi conservé dans le tableau sur lequel elle l’a fixé en compagnie de son fils…

Nous concluons ainsi que, pour Proust, la rencontre avec un certain passé signifie la rencontre avec des morts, connus ou inconnus. On sait que le romancier a pratiqué le spiritisme, dans la Recherche, le narrateur, souffrant de la mort d’Albertine, en lisant des « livres sur les tables tournantes », commence « à croire possible l’immortalité de l’âme 370  ». Il ne faut pas oublier cet aspect pour comprendre l’idée d’histoire chez Proust, il ne conçoit pas l’histoire comme une marche vers le progrès mais comme des retrouvailles avec le passé où les morts ont vécu. Certes, Combray est le paradis perdu pour le narrateur, mais il est marqué de stigmates du passé et hantés par ses morts. Il en est de même de Venise : il nous semble que le romancier a l’impression que cette Venise remplie de monuments historiques qui s’enfoncent progressivement dans l’eau se replie au royaume des morts, comme la comparaison du bassin de l’Arsenal aux bains Deligny le suggère. Est-il permis de dire que la Venise proustienne représente un aboutissement — le déclin — de l’humanité ? Ou plutôt le vœu de transmettre au futur l’héritage d’une époque ?

Doncières et Venise, comme Combray, détiennent, pour emprunter le terme de Jean de Grandsaigne, un « coefficient temporel 371  ». En effet, l’utopie proustienne ne peut manquer d’ancienneté. Le temps historique tout comme les noms historiques, nourrissent l’imagination de Proust. En particulier le Moyen Âge et l’Ancien Régime l’intéressent ; car le premier lui fournit, comme aux écrivains du XIXe siècle, une image de la France primitive ; le second suscite une sorte de nostalgie pour un âge d’or, chez lui tout comme chez les bourgeois du XIXe siècle. C’est pourquoi les images associées à ces deux périodes historiques s’articulent autour de l’idéalisation de Combray et de Doncières, deux villes paradisiaques avec Venise dans la Recherche. Par exemple, selon Proust, la solidarité, notion capitale chez les intellectuels au début du XXe siècle, n’est réalisée que dans le passé, non à l’époque moderne où l’individualisme règne. Est-il passéiste ? Sans doute, au sens où il construit des lieux où les temps différents sont sans cesse réfléchis les uns par les autres. Comme chez Nerval, les éléments transmigrent d’un temps à l’autre. Dans ce sens, la Venise proustienne se présente comme une ville idéale, elle ne manque de rien pour être une ville à quatre dimensions.

Pourtant, ces trois villes qui appellent l’euphorie sont chacune plongées dans l’ombre de la mort. Elles sont en réalité des paradis perdus, comme les ruines, les vestiges ou les traces d’une civilisation ou d’une époque. Elles cachent les traces de la vie d’autrefois. Le thème des ruines est présent dans la Recherche, en particulier dans « Combray II », ce n’est pas étonnant, car les ruines sont un espace à quatre dimensions où les vivants rencontrent les morts. En nous attachant aux ruines dans « Combray II », nous tenterons d’analyser la fonction du thème des ruines chez Proust.

Notes
363.

AD, III, Esquisse, XV. 4, p. 697-698.

364.

AD, III, p. 225. La contemporanéité de Venise est décrite dans l’évocation de la mode parisienne : « Mais en même temps (à cause du caractère des impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer, sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par jour et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme nous eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, nous croisions dans la lumière poudroyante du soir, les femmes les plus élégantes, presque toutes étrangères […] » (AD, III, p. 208-209).

365.

AD, III, p. 225-226.

366.

AD, III, p. 225.

367.

AD, III, Esquisse XV. 4, p. 698, déjà cité.

368.

AD, III, p. 254. Nous le reverrons ultérieurement.

369.

TR, p. 463.

370.

AD, I, p. 93. En parvenant à croire à l’immortalité de l’âme, le narrateur dit : « Mais elle ne me suffisait pas. Il fallait qu’après ma mort je retrouvasse [Albertine] avec son corps, comme si l’éternité ressemblait à la vie. » (Idem).

371.

L’espace combraysien. Monde de l’enfance et structure sociale dans l’œuvre de Proust, op. cit., p. 116.