Temps

Ruines et histoire — les ruines « nationalisées 379  »

Avant d’aborder les ruines décrites dans la Recherche, il est pertinent de retracer rapidement l’histoire du thème des ruines dans la littérature française. La méditation sur l’histoire accompagnée de la contemplation des ruines se retrouve à la Renaissance et au XVIIIe siècle, en particulier en peinture, elle est aussi développée chez les romantiques. Il est naturel que le pressentiment d’un effondrement à la fin de l’Ancien Régime et le bouleversement de la Révolution appellent les artistes à méditer sur le destin de l’humanité. Jusque-là, la poétique des ruines s’articule essentiellement autour de la leçon de l’histoire. C’est ainsi que les ruines ont été un grand sujet dans les domaines artistiques après et avant la Révolution. Proust rattachait Doncières au XVIIIe siècle, en évoquant tantôt l’Ancien Régime tantôt le Siècle des Lumières, en décrivant les bâtiments du centre de la ville édifiés au XVIIIe siècle, le romancier fait notamment allusion à Hubert Robert, peintre « ruiniste ».

Selon Roland Mortier, avant la Révolution, par le mot « ruines », on entendait principalement celles des monuments de l’Antiquité, ce n’est qu’avec le vandalisme durant la Révolution que l’on commence à reconnaître, dans les monuments gothiques brisés, le pouvoir de donner une leçon de l’histoire auparavant réservé uniquement aux ruines antiques 380 . C’est en particulier Hugo et Lamartine qui traitent le thème des ruines gothiques 381 . D’ailleurs, ces poètes le développent progressivement en reconnaissant un symbole de la vieille France dans les monuments gothiques. Proust « médiévalise » Combray, cette « médiévalisation » n’est pas sans rapport avec les monuments gothiques célébrés par Hugo 382 . Pour comprendre cette vision embrassée par Hugo et Lamartine, il faut considérer les fameuses destructions de grandes architectures médiévales par le vandalisme durant la Révolution. Celui-ci sera plus tard, au temps de Proust, remplacé par la désaffectation de l’église, résultant du mouvement de séparation de l’Église et de l’État, sur laquelle, nous le verrons, le romancier s’exprime lui aussi. Par ailleurs, il faut noter que Proust partage avec ses précurseurs sa conception de la période gothique. À cette époque, le territoire français fut définitivement unifié grâce à Saint Louis 383 au terme des révoltes féodales qui durèrent des centaines d’années, le christianisme commença alors à dominer. Ainsi, les ruines médiévales, à la différence des ruines antiques, sont directement liées à l’histoire de France, c’est pourquoi Roland Mortier parle de « ruines nationalisées 384  ».

Il faut saisir dans ce contexte la fonction de l’image des restes du château, que nous associons à la cathédrale de Chartres 385 . Le château, démoli durant la période gothique après les batailles qui eurent lieu dans Combray juste avant l’unification de la France, laisse des traces de l’histoire médiévale. C’est pourquoi le narrateur enfant se plonge dans la méditation sur le sort du Combray féodal 386 . En premier lieu, les restes du château s’articulent autour de l’enseignement de l’histoire, comme le reste de la Piazzetta de Venise.

Notes
379.

Roland Mortier, La Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, Genève, Librairie Droz, 1974, p. 207.

380.

Ibid., p. 212.

381.

Dès le début de sa carrière, Hugo compose des poèmes sur les ruines gothiques ; Roland Mortier cite en particulier Promenade nocturne écrite en 1807 (ibid., p. 212-213). Ici, il est évident que les dévastations de châteaux et d’abbayes durant la Révolution agissent sur l’imagination du poète.

382.

Le texte suivant où le narrateur se rappelle les livres romantiques qu’il a lus dans son enfance est très significatif dans ce contexte : « [la] vue [des titres d’action] me charma ; ils étaient enjolivés de flèches de cathédrales et de figures allégoriques comme certaines vieilles publications romantiques que j’avais feuilletées autrefois. Tout ce qui est d’un même temps se ressemble ; les artistes qui illustrent les poèmes d’une époque sont les mêmes que font travailler pour elles les Sociétés financières. Et rien ne fait mieux penser à certaines livraisons de Notre-Dame de Paris et d’œuvres de Gérard de Nerval, telles qu’elles étaient accrochées à la devanture de l’épicerie de Combray, que, dans son encadrement rectangulaire et fleuri que supportaient des divinités fluviales, une action nominative de la Compagnie des Eaux. » (JF, I, p. 446).

383.

CS, I, II, p. 60-61.

384.

La Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, op. cit., p. 207.

385.

À propos de « La Cathédrale de chartres par Corot », Philippe Boyer écrit : « [elle] inaugure en forme royale la série des églises […] » (Le Petit pan de mur jaune. Sur Proust, op. cit., p. 55). C’est nous qui soulignons.

386.

CS, I, II, p. 165.