Nous avons dégagé de la description des restes du château de Combray chez Proust une parenté avec Hugo. Par ailleurs, une affinité avec Hubert Robert est secrètement présente ici : les débris sont parés de végétation et ainsi associés au paysage ; ou plutôt, le paysage est paré de débris. Proust écrit : « [les vastes prés] étaient semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens comtes de Combray 387 ». Remarquons ici la réintégration ou l’absorbation des ruines par la nature.
En effet, si l’on confronte cette description aux tableaux d’Hubert Robert, les coïncidences sont frappantes, à la seule différence que chez le peintre, les ruines sont inspirées par les ruines romaines de la capitale italienne ou du sud de la France, alors qu’il s’agit de ruines médiévales chez Proust. Détaillons les traits communs chez ces deux artistes :
Pour illustrer que Proust est sensible à ce troisième trait des tableaux d’Hubert Robert, il est pertinent de citer une phrase figurant dans le texte initial du début de Sodome et Gomorrhe II :
‘« Encore bien moins Hubert Robert à qui le goût des ruines avait donné celui de l’accident, et par conséquence du détail caractéristique et momentané […] a-t-il hésité à montrer au fond du tableau, le long des murs de clôture, des ouvriers en train de réparer un treillage vert […] 395 »’Aux yeux de Proust, les figures chez Hubert Robert montrent la fuite du temps. Par conséquent, comme le peintre, le romancier met en opposition une civilisation destinée à la destruction et le temps saisi dans la sphère de la nature, en perpétuel écoulement. Autrement dit, il oppose la civilisation limitée dans le temps à la substance éternelle de la nature.
Pour concevoir cette réintégration des ruines dans la nature, Proust a dû s’inspirer de la critique de Diderot sur Hubert Robert autant que des tableaux de ce dernier. Selon Roland Mortier, la perspective sur les ruines de Diderot diffère de la vision traditionnelle des ruines : il élabore une poétique qui lui est particulière en commentant des œuvres du peintre, alors que la poétique des ruines chez les humanistes s’articule autour de la méditation sur l’histoire. Ces deux artistes du Siècle des Lumières n’accordent paradoxalement pas une grande importance à la signification historique des ruines 396 . Pour prouver cette négligence chez Hubert Robert, il suffit de montrer que tout en ayant suivi une formation à Rome dans sa jeunesse, à l’époque où le développement archéologique fut considérable, il n’a finalement représenté que des ruines imaginaires par indifférence envers l’univers historique réel. À ce sujet, Pierre Dax souligne : « L’espace imaginaire de l’Antiquité avec lequel Poussin se trouvait de plain-pied s’était dépoétisé dans l’archéologie des ruines d’Hubert Robert 397 ». Témoin de cette dépoétisation de l’Antiquité, le peintre finit par se tourner vers les ruines imaginaires. Quant à Diderot, il confronte le caractère éphémère du monde humain et l’« éternité » de la nature. Roland Mortier remarque : « il n’hésite pas à préférer l’œuvre mutilée par le temps, et partiellement récupérée par la nature, au monument intact et fonctionnel 398 ». En cela, Diderot s’oppose aux artistes de la Renaissance, admirateurs de la grandeur des monuments antiques.
Certes, il semble que Diderot a été progressivement déçu par Hubert Robert, pour n’avoir peu à peu plus présenté que des dessins, toutefois, son éloge est sincère. Au sujet de l’éternité revêtue par les ruines d’Hubert Robert, il écrit :
‘« Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. 399 »’L’écrivain dégage de l’œuvre du peintre la beauté de deux éternités, celle du monde et celle du temps. Grâce à la décomposition, les monuments revêtent, dans les termes de Proust, la « beauté d’une ruine immortelle 400 ». Selon la religion chrétienne, la mort nous conduit à la vie éternelle, cette éternité chrétienne est remplacée par l’éternité du temps chez Diderot. C’est par cette conscience de la fugacité humaine que le tableau d’Hubert Robert montre « le charme délicieux de l’instant conquis sur la fuite du temps 401 ». Ainsi, il s’écarte de la tradition humaniste dans la poétique des ruines selon laquelle les ruines nous donnent une leçon historique. Diderot conclut que la méditation sur l’histoire n’est plus essentielle pour élaborer cette poétique. Roland Mortier déclare enfin :
‘« […] il semblerait que Diderot ait considéré comme secondaire, sinon comme négligeable, l’aspect moral, philosophique ou didactique des ruines, et de la méditation sur l’histoire universelle qu’elles favorisent. En fait, il lui arrive fréquemment d’affirmer le contraire. 402 »’Idem.
À cet égard, Maurice Chipon écrit en 1906 : « Les sanguines d’Hubert Robert et ses contre-épreuves, si nombreuses, si variées, justifient le qualificatif de “ruiniste” sous lequel on le désigne. Toute étude, tout paysage, toute représentation de la nature sont accompagnés de débris de colonnes, d’un temple, d’un édifice antique, de statues ; la nature n’est jamais sauvage, elle a besoin des vestiges de la civilisation. » (Le Cabinet Adrien Paris à l’exposition rétrospective de Besançon : Fragonard, Hubert Robert, Boucher, de Latraverse, A. Vincent, etc., Paris, Librairie de l’art, 1906, p. 23).
Voir à ce sujet la description que Diderot fait du tableau (“Hubert Robert”, in « Salon de 1767 », Œuvres esthétiques, textes établis, avec introduction, bibliographie, chronologie, notes et relevés de variantes par Paul Vermière, Paris, Éditions Garnier, Bordas, 1988, p. 638-639).
CS, I, II, p. 165.
« Mais étudiez Vernet. Apprenez de lui à dessiner, à peindre, à rendre vos figures intéressantes ; et puisque vous vous êtes voué à la peinture des ruines, sachez que ce genre a sa poétique. Vous l’ignorez absolument. Cherchez-la. Vous avez le faire, mais l’idéal vous manque. Ne sentez-vous pas qu’il y a trop de figures ici ; qu’il en faut effacer les trois quarts ? Il n’en faut réserver que celles qui ajouteront à la solitude et au silence. Un seul homme, qui aurait erré dans ces ténèbres, les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée, m’aurait affecté davantage. » (Grande galerie éclairée du fond, “Hubert Robert”, in « Salon du 1767 », op. cit., p. 643). Au sujet de la Ruine d’un arc de triomphe, et autres monuments, il écrit : « Je ne caractérise point ces figures, si peu soignées qu’on ne sait ce que c’est, hommes ou femmes, moins encore ce qu’elles font. Ce n’est pourtant pas à cette condition qu’on anime les ruines. Monsieur Robert, soignez vos figures. Faites-en moins, et faites-les mieux. Surtout, étudiez l’esprit de ce genre de figures, car elles en ont un qui leur est propre. Une figure de ruine n’est pas la figure d’un autre site. » (Ibid., p. 642).
Il nous semble que Diderot aussi, malgré tout, est sensible au thème de la renaissance du monde dérobé dans la poétique des ruines : « Tout ce que vous rencontrerez dans les poètes du développement du chaos et de la naissance du monde conviendra [à Hubert Robert]. » (Un grand paysage dans le goût des campagnes d’Italie, “Hubert Robert”, in « Salon de 1767 », op. cit., p. 640).
Hubert Robert et les paysagistes français du XVIIIe siècle, Paris, H. Laurens, 1913, p. 71. En revanche, C. Gabillot se met d’accord avec Diderot. Voir Hubert Robert et son temps, Paris, Librairie de l’art, 1895, p. 52.
CS, I, II, p. 165.
SG, II, I, p. 1328, variante b de la page 34. À l’inverse, Diderot conseille au peintre de diminuer le nombre des figures : « Mais il y a trop d’importuns. Je m’arrête. Je regarde. J’admire et je passe. Monsieur Robert, vous ne savez pas encore pourquoi les ruines font tant de plaisir, indépendamment de la variété des accidents qu’elles montrent […] Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? » (Grande galerie éclairée du fond, “Hubert Robert”, in « Salon de 1767 », op. cit., p. 643-644). Au contraire de Diderot, Proust considère que c’est le goût des ruines qui encourage Hubert Robert à introduire des êtres vivants éphémères dans ses tableaux.
La Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, op. cit., p. 92.
Pour une histoire culturelle de l’art moderne. De David à Cézanne, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 20. Proust remarque la démythification de la mythologie grecque par le développement de l’archéologie. Voir JF, II, p. 301. Nous y reviendrons ultérieurement.
Le critique cite un texte de Diderot extrait des Observations sur la sculpture et sur Bouchardon destinées à la Correspondance littéraire : « Je crois que de grandes ruines doivent plus frapper que ne feraient des monuments entiers et conservés […] La main du temps a semé, parmi la mousse qui les couvre, une foule de grandes idées et de sentiments mélancoliques […] Je reviens sur les peuples qui ont produit ces merveilles et qui ne sont plus […] » (Œuvres complètes, publiées par Assézat et Tourneux, Paris, Garnier Frères, 20 vol., 1875-1877, t XIII, p. 43. La Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, op. cit., p. 92).
Grande galerie éclairée du fond, “Hubert Robert”, in « Salon du 1767 », op. cit., p. 644.
CS, I, II, p. 113. L’expression est tirée de la description des ruines imaginaires, rapprochées de l’œuvre d’Hubert Robert, dans le boulevard de la gare de Combray.
La Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, op. cit., p. 93.
Ibid., p. 96. En effet, Diderot n’ignore pas la leçon de l’histoire : « Nous anticipons sur les ravages du temps, et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. […] Nous restons seuls de toute une nation qui n’est plus ; et voilà la première ligne de la poétique des ruines. » (Ruines d’un arc de triomphe, et autres monuments, “Hubert Robert”, in « Salon de 1767 », op. cit., p. 641).