Les ruines au clair de lune

Le nom d’Hubert Robert est directement cité par Proust dans la description des ruines imaginaires le long du boulevard de la gare de Combray. Le samedi, il arrive que la famille se promène jusqu’à la nuit en passant devant l’église pour atteindre le viaduc de la voie ferrée. Ce pont fait songer le narrateur enfant à l’« exil et la détresse hors du monde civilisé » car il considère Combray comme la limite des « pays chrétiens 403  », c’est-à-dire qu’il lui apparaît qu’un pays païen, mystérieux et inconnu, s’étale au-delà de Combray, d’autant plus qu’il ne connaît encore que Combray et Paris. La famille prend ensuite le boulevard de la gare, au bord duquel les maisons sont éclairées par la lune :

‘« Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entrouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du Télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle.  404  »’

Le lexique nous permet de remarquer la transformation du paysage en ruines antiques telle que les représente Hubert Robert. D’ailleurs, le thème du jet d’eau, encore évoqué dans ce passage, est lié au peintre chez le romancier, fasciné par ses tableaux à motif de fontaine 405 . Ce texte nous enseigne que, chez Proust, les ruines antiques relèvent de l’imagination païenne, en effet, le boulevard, partant de la gare conduit, selon le narrateur, à un monde païen.

Selon Roland Mortier, après Volney et Goethe, ce thème des ruines à la clarté lunaire est déjà traité par des écrivains romantiques, entre autres Mme de Staël 406 . L’alliance de l’astre mort et des ruines fait donc partie de l’héritage du romantisme. Il est clair que Proust était sensible à la représentation de la lune chez les poètes du XIXe siècle. Le narrateur donne en effet à Albertine une leçon très significative dans ce contexte : le clair de lune qui était auparavant décrit comme argenté, est devenu bleu avec Chateaubriand et Victor Hugo, redevient jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle 407 . Cet amour pour la lune décrite dans des œuvres artistiques est déjà manifeste dans « Combray II » 408 . D’ailleurs, cet astre lunaire qui apparaît sur le ciel parisien fait se figurer au narrateur un Paris détruit. Nous analyserons plus loin le thème du Paris en ruines, mais posons pour le moment la question suivante : que signifie cette image des ruines au clair de lune chez Proust ? Ce problème nous semble intéressant, d’autant plus que Hubert Robert dépeint rarement des ruines éclairées par l’astre mort. Pourquoi Proust associe-t-il les tableaux du peintre à la lune 409  ? Comme le remarque Roland Mortier, l’image des ruines au clair de lune chez les romantiques n’est pas sans rapport avec l’idée de la réintégration de l’humanité au cycle de la nature. Philippe Hamon 410 cite une étude esthétique de Riegl sur les monuments, publiée en 1903 411 . Selon le critique, comme Ruskin et Proust, Riegl critique la restauration des monuments, car il considère que n’importe quel bâtiment revêt une valeur supplémentaire, historique et mémorielle, lorsqu’il devient ancien. Au contraire, la restauration des monuments la leur arrache, elle est néfaste. Hamon résume : « [la restauration] prive du plaisir quelque peu mélancolique de participer au mouvement des cycles naturels 412  ». Cette collaboration avec la nature est la fonction primordiale des monuments à l’état de ruines, il s’agit plus exactement de l’intégration des ruines dans le cycle du temps cosmique.

Nous avons analysé la temporalité particulière à la description de Combray et de Venise : l’harmonie entre le temps terrestre linéaire (celui de la vie humaine) et le temps céleste cyclique (symbolisé par le mouvement du soleil) est réalisée. Rappelons qu’en décrivant le soleil matinal qui rayonne sur la ville et la mer vénitiennes Proust compare le monde à « un vaste cadran solaire 413  », image très chère au romancier. Nous retrouvons en effet une variation sur cette expression dans la description du panorama parisien vu de l’Arc de Triomphe dans La Prisonnière : le texte compare ici la lune, non le soleil, au « cadran d’une horloge 414  ». Le mouvement d’un astre, soleil ou lune, sert au romancier à exprimer l’harmonisation entre le temps humain et le temps cosmique 415 .

Notes
403.

CS, I, II, p. 113.

404.
Idem. Ce texte est conçu peut-être dans le souvenir de jardins publics construits au XIXe siècle, le parc de Monceaux entre autres, décorés de fausses ruines. Dans ce sens il nous semble significatif que l’on ait construit un jardin public sur l’« emplacement » du boulevard de la gare : « De grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive encore quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune. » (Idem).
405.

Lorsque le narrateur compare le Paris menacé par l’armée allemande aux ruines, la lumière des projecteurs de la tour Eiffel est comparée aux « jets d’eau » (TR, p. 381).

406.

La poétique des ruines en France : ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, op. cit., p. 196. Selon le critique, Mme de Staël apprécie les ruines au clair de lune au point de faire faire une promenade la nuit entre les ruines du Colisée à l’une de ses héroïnes. Le succès de ce roman, Corinne, lança d’ailleurs la mode des déambulations nocturnes parmi les ruines.

407.

Pr., p. 909-910.

408.

« J’aimais à retrouver son image dans des tableaux et dans des livres. » (CS, I, II, p. 144).

409.

Proust pense-t-il à Vernet ? Celui-ci a tendance à choisir pour motif les ruines au clair de lune au contraire d’Hubert Robert. Ces deux peintres du Siècle des Lumières allaient souvent dessiner ensemble à Saint-Cloud ou à Sceaux (Voir Tristan Leclère, Hubert Robert et les paysagistes français du XVIIIe siècle, op. cit., p. 51-56).

410.

Expositions, architecture et littérature au XIXe siècle, Paris, Librairie José Corti, 1989.

411.

Le Culte moderne des monuments, traduit de l’allemand, Paris, Éditions du Seuil, 1984.

412.

Exposition, architecture et littérature au XIXe siècle, op. cit., p. 59.

413.

AD, III, p. 202.

414.

Pr., p. 680. Les ruines imaginaires des monuments de Paris dans La Prisonnière, déjà rapidement mentionnées, sont vues, plus exactement, depuis la porte Maillot (ibid., p. 909-910).

415.

Dans ce contexte, l’exposé du narrateur sur l’évolution des représentations de la lune dans la littérature du XIXe siècle nous semble très significatif (Pr., p. 909-910). Le clair de lune qui était d’abord décrit comme « argenté », puis « bleu », devient « jaune et métallique », selon le narrateur. Comme la révolution de l’astre, l’histoire littéraire suit un mouvement cyclique (du métal au métal, de l’« argenté » à l’or, « jaune et métallique »).