Éros et Thanatos

La beauté de l’effondrement

Dégageons ensuite le thème du monument en effondrement dans la partie qui se passe à Doncières évoquant la fin de l’Ancien Régime :

‘« Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa fenêtre — caserne, église, mairie — n’est qu’un décor. Si un jour il vient à s’écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres visibles ; mais, moins matériel même qu’un palais de théâtre dont il n’a pourtant pas la minceur, il tombera dans l’univers magique sans que la chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d’aucun bruit la chasteté du silence.  416  »’

Le narrateur affirme ici que l’effondrement sans bruit revêt une beauté féerique. Cela nous fait penser de nouveau à Hubert Robert : plusieurs de ses tableaux ont en effet pour motif la démolition d’un monument. Proust l’écrit en effet : Hubert Robert est « l’anecdotier des catastrophes ou seulement des transformations qui a représenté tant de monuments de Paris après leur incendie, pendant leur démolition 417  ». N’oublions pas par ailleurs que, pendant la Grande Guerre, notamment en 1917, en développant les pages où Saint-Loup et ses camarades expliquent la science militaire au narrateur, Proust met en rapport l’action qui se passe dans la ville de caserne et la partie qui se passe pendant la guerre (à cause de laquelle ces officiers meurent). Ici, le narrateur compare le Paris menacé par l’armée allemande aux ruines antiques que nous analyserons ultérieurement en nous attachant encore une fois au clair de lune. Pouvons-nous ainsi conclure que le romancier partage ce pressentiment de l’effondrement d’une civilisation ou simplement d’une époque, et la méditation sur l’histoire, avec les artistes du XVIIIe siècle ?

Pourtant, il faut se rappeler ceci : chez Proust, les images des ruines liées aux tableaux d’Hubert Robert, un peintre formé à Rome et qui travaille moins après une vraie destruction qu’est la Révolution (il meurt en 1808), sont chargées de montrer la beauté que l’effondrement d’un monument peut produire, plutôt que de servir pour la spéculation sur le destin humain. Il en va de même de la position prise par Diderot :

‘« C’est celui-là, monsieur Robert, qui sait, avec un art infini, entremêler le mouvement et le repos, le jour et les ténèbres, le silence et le bruit ! Une seule de ces qualités, fortement prononcée, dans une composition, nous arrête et nous touche. Quel ne doit donc pas être l’effet de leur réunion et de leur contraste 418  ? »’

Comme le narrateur qui songe à l’effondrement silencieux d’un monument, comme Swann qui parle du « côté statique du clair de lune 419  », et encore comme Legrandin qui dit en remarquant la clarté lunaire : « Il y a une jolie qualité de silence 420  », le silence revêtu par les ruines d’Hubert Robert fascine Diderot. Également devant les Ruines d’un arc de triomphe, et autres monuments, l’écrivain se plonge dans une « douce mélancolie » à mesure qu’il admire l’impression de la « solitude et du silence 421  ».

Notes
416.

CG, I, p. 377.

417.

SG, II, I, p. 1328, variante b de la page 34. Cette phrase nous permet d’imaginer que Proust fut un grand connaisseur du peintre. Selon l’éditeur du catalogue d’une exposition d’Hubert Robert, au Salon de 1787 — un an avant la Révolution — le peintre exposa un tableau intitulé Vue intérieure de l’église des Saints-Innocents au début de sa démolition. (Catalogue de l’exposition présentée au musée de Valence en 1999, Hubert Robert et Saint-Pétersbourg. Les commandes de la famille Impériale et des Princes russes entre 1773-1802, Réunion des Musées Nationaux, 1999, p. 202). Par ailleurs, Diderot commente froidement deux tableaux représentant l’incendie d’un monument parisien : L’incendie de l’opéra, vu d’une croisée de l’Académie de peinture place du Louvre et l’Intérieur de la salle le lendemain de l’incendie (“Hubert Robert”, in « Salon de 1781 », Œuvres esthétiques, op. cit., p. 653).

418.

Un Grand paysage dans le goût des compagnes d’Italie, “Hubert Robert”, in « Salon de 1767 », op. cit., p. 639. Diderot s’attache ici au contraste entre « le jour et les ténèbres ». Pour la Grande galerie éclairée du fond, il prête son attention à l’effet de la « dégradation de lumière », du soleil aux ténèbres : « Dans quelle énorme profondeur obscure et muette mon œil va-t-il s’égarer ? À quelle prodigieuse distance est renvoyée la portion du ciel que j’aperçois à cette ouverture ! L’étonnante dégradation de lumière ! comme elle s’affaiblit en descendant du haut de cette voûte, sur la longueur de ces colonnes ! comme ces ténèbres sont pressées par le jour de l’entrée et le jour du fond ! » (Ibid., p. 642-643). Peut-être l’une des raisons y réside-t-elle pour laquelle Proust rapproche les ruines au clair de lune à l’œuvre d’Hubert Robert y réside-t-elle, bien que ce dernier dépeigne très rarement le même thème. Il nous semble que, pour écrire le boulevard de la gare de Combray, le romancier s’inspire par Diderot aussi bien que par le peintre.

419.

JF, I, p. 523.

420.

CS, I, II, p. 125. Voir aussi une lettre de Proust adressée à Louise de Morand où Proust lui relate un souvenir du Havre : la lune répandait sa lumière au fond de la vallée comme si elle l’avait mouillé, en conséquence, elle lui semblait un « lac » ou un « immense étang » (Corr., t. V, p. 300). Le romancier a tendance à représenter la lumière dans l’obscurité comme quelque chose d’humide. Voyons aussi « Sonate clair de lune » incluse dans Les Plaisirs et les jours : Proust décrit un « miracle » de la lune éclairant la mer, grâce auquel les chagrins du héros ont soudainement disparu (JS, p. 116).

421.

« L’effet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c’est de vous laisser dans une douce mélancolie. Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais, et nous revenons sur nous-mêmes. […] la solitude et le silence règnent autour de nous. » (Ruines d’un arc de triomphe, et autres monuments, “Hubert Robert”, in « Salon de 1767 », op. cit., p. 641).