Les ruines imaginaires le long du boulevard nous conduisent à remarquer l’aspect libidinal des images de ruines chez Proust. En effet, le thème du jet d’eau souvent associé aux œuvres d’Hubert Robert 422 est lié chez Proust à l’onanisme. D’ailleurs, Philippe Boyer, selon un approche onomastique que l’on retrouve chez Jean-Pierre Richard et Roland Barthes 423 , considère la syllabe -bert comme l’introduction d’« une série transversale 424 » entre l’homosexualité et l’hétérosexualité.
C’est pourtant le donjon en ruines de Roussainville qui traduit directement cette mise en rapport entre les ruines et la libido — précisément la libido naissante. En le contemplant de la fenêtre du « petit cabinet sentant l’iris » — cette pièce est significativement comparée à « certains pavillons de chasse abandonnés 425 » —, le narrateur connaît ses premiers plaisirs solitaires 426 . Rappelons d’ailleurs que Roussainville est comparé à Sodome, brûlé par le feu du ciel à cause de la luxure de ses habitants 427 . Ce thème de l’onanisme puéril résonne dans un aveu de Gilberte dans Albertine disparue :
‘« J’avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien mal élevée, car il y avait là-dedans des filles et des garçons de tout genre qui profitaient de l’obscurité. […] Théodore […] s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage. 428 »’Cette confidence montre que le donjon ruiné dont la forme symbolise la naissance de la libido chez le narrateur — tout comme l’éruption volcanique du Vésuve —, permet, par son obscurité, aux enfants du village d’expérimenter une luxure puérile. D’ailleurs, il nous semble que l’image de la destruction d’un monument peut être liée au désir sexuel chez Proust. Par exemple, le narrateur compare le gâteau servi chez Gilberte à un monument oriental démoli :
‘« […] elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme l’intérieur d’un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau architectural […] semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d’abattre ses rempart aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninivite, Gilberte ne consultait pas seulement sa faim ; elle s’informait encore de la mienne, tandis qu’elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental. 429 »’Il est clair que le narrateur adolescent trouve sensuelle Gilberte qui démolit capricieusement cette architecture sucrée. Albertine elle aussi est une fille destructrice, si l’on peut dire. Voyons comment elle décrit la glace fondant sous son palais ; ici, chaque glace prend la forme d’un monument — temple, église, obélisque aussi bien que rocher ou montagne. Elle raconte au narrateur le plaisir qu’elle prend à déguster les glaces comme si elle détruisait des monuments ; ce dernier reconnaît dans la description de son amie tant de « volupté cruelle » que sa jalousie en est excitée. C’est plus particulièrement à une église vénitienne que la glace est ici comparée :
‘« […] je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d’un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j’aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. 430 »’À propos de ce texte qui évoque encore une fois certaines ruines d’Hubert Robert, précisément des églises en démolition, nous pouvons dire que les paroles voluptueuses d’Albertine sont simultanément sacrilèges ; en effet, les images utilisées par Albertine semblent au narrateur « réservées pour un autre usage plus sacré 431 ». Simultanément, les lèvres d’Albertine profanent une civilisation, celle de Venise, ou bien celle de Paris lorsqu’elle s’imagine détruire la colonne Vendôme 432 . Elle rêve voluptueusement de démolir des monuments, comme s’ils n’existaient que pour s’effondrer sous ses coups. On ne peut nier que Proust a un penchant décadent pour la destruction.
Nous avons vu ces deux points : d’une part, le donjon ruiné est lié aux premières expériences de l’auto-érotisation ; d’autre part, les glaces dégustées et comparées aux monuments en démolition par Albertine possèdent un caractère blasphématoire. La rêverie de l’effondrement d’un monument apporte d’ailleurs aussi le thème de la mort dans les images de ruines chez Proust. Le donjon en ruines est déjà rapproché de l’idée de la mort :
‘« Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village […] je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entrouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle […] 433 »’L’aspect pulsionnel et l’aspect destructeur des images de ruines s’entrecroisent ici. D’ailleurs, le récit d’un acte sadique succède à ce passage : la fille de Vinteuil à Montjouvain souille avec son amie le souvenir de son pauvre père, mort d’une souffrance féroce causée par sa relation lesbienne. Proust ne cesse de décrire la pulsion comme digne de damnation dans « Combray II » et plus tard dans Le Temps retrouvé (il s’agit de celle de Charlus). Le narrateur commet à son tour une profanation : en offrant à la tenancière d’une maison de passe quelques-uns des meubles qu’il a hérités de sa tante, il a le sentiment d’avoir « fait violer » cette dernière. La culpabilité l’empêche de retourner à ce lieu de plaisir :
‘« [Les meubles que j’avais hérités de ma tante Léonie] me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. 434 »’Ce texte qui ne se rapporte pas aux ruines semble pourtant très significatif pour comprendre que la poétique des ruines chez Proust est liée à la lecture et à l’écriture et que, par conséquent, elle conduit à la notion de résurrection. En effet, le conte des Mille et Une Nuits suggéré ici rappelle cette croyance celtique que le narrateur aime tant :
‘« […] les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. 435 »’En effet, les ruines 436 , les restes d’une civilisation, semblables à un immense cimetière, laissent les traces de vies anciennes qu’il faut tenter de déchiffrer, comme si c’était le travail d’un archéologue. Au-delà de tous les autres aspects — la leçon de l’histoire, la méditation sur le temps, le plaisir de la destruction — la lecture et l’écriture se montrent essentielles concernant la poétique des ruines. Ruskin n’invite-t-il pas Proust à déchiffrer, à lire, le sens historique des monuments vénitiens ? Il nous semble que là s’articule finalement la poétique des ruines chez le romancier (qui surmonte ainsi son penchant décadent). Cette problématique sera abordée dans la dernière partie où nous analyserons la question de l’écriture.
Or, les ruines qui manifestent le plus explicitement l’entrecroisement entre Éros et Thanatos apparaissent dans la partie qui se déroule pendant la guerre : la maison de Jupien sous la pluie des bombes évoquant Pompéi et Sodome, et le métro comparé aux catacombes. Giovanni Macchia observe le « besoin suicidaire », « plus ancré, dans la société où nous vivons, que l’instinct même de conservation 437 » dans le présage de Charlus selon lequel la ville de Paris sera détruite par l’armée allemande comme la ville de Pompéi fut brûlée par la lave de Vésuve. Le critique s’intéresse ici à ce rapprochement des ruines parisiennes et des ruines antiques, précisément pompéiennes : l’association entre Paris et une ville antique, fréquente chez Hugo et Baudelaire, avec deux conceptions différentes, a disparu vers l’Exposition de 1867 dans la mesure où la modernité l’emporte 438 . Ce thème de la destruction de Paris sera examiné dans la partie suivante, en rapport avec la modernité. Les temps modernes nécessitent un éternel renouvellement de la nouveauté au point d’apporter une destruction perpétuelle de la nouveauté d’hier, c’est-à-dire que le temps moderne ne cesse d’amalgamer les débris des nouveautés d’hier. Lorsque Proust décrit son temps, cette dimension de la modernité est présente. En jetant un regard rétrospectif — et archéologique — sur l’époque qu’il a vécue, quelle perspective esthétique propose-t-il de la modernité ? Quelle poétique en tire-t-il ?
Voir SG, II, I, p. 1359, note 1 de la page 56. Dans « Lettre de Perse et d’ailleurs. Les comédiens de salon. Bernard d’Algouvres à Françoise de Breyves », Proust évoque un tableau d’Hubert Robert appartenant à la marquise de Montesquiou-Fezensac où figure de nouveau un jet d’eau : « Quelle semaine ! d’abord quand elle a vu annoncée cette fête des Eaux de Saint-Cloud, dont tu as dû entendre parler par tous les journaux, Mme de Tournefort a voulu nous y mener. Et là, entre parenthèses, j’ai reconnu un original dont j’avais vu chez ta cousine le portrait. T’en souviens-tu ? Il fut peint par Hubert Robert. Il représente le grand jet d’eau de Saint-Cloud. » (CSB, p. 427).
« Proust et les noms », in Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, op. cit., p. 118. Le nom de Gilberte qui comporte la syllabe –bert évoque un « jet » au narrateur adolescent : « [le nom de Gilberte] passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son jet et l’approche de son but […] » (CS, III, p. 387).
Le Petit pan de mur jaune : sur Proust, op. cit., p. 63.
CS, I, II, p. 71. C’est nous qui soulignons.
CS, I, II, p. 156.
CS, I, II, p. 150.
AD, IV, p. 269. Théodore, rapidement mentionné dans « Combray II » comme « mauvais sujet » (voir CS, I, II, p. 149), revient dans Le Temps retrouvé où il est d’ailleurs entretenu par Legrandin (TR, p. 278-279).
JF, I, p. 497.
Pr., p. 637. Albertine détruit aussi une glace comparée à une montagne : « Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l’air du mont Rose, et même si la glace est au citron je ne déteste pas qu’elle n’ait pas de forme monumentale, qu’elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d’Elstir. Il ne faut pas qu’elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu’ont les montagnes d’Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu’une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites, à une échelle toute petite, mais l’imagination rétablit les proportions […] au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront […] » (ibid., p. 636-637).
Pr., p. 636.
Pr., p. 636.
CS, I, II, p. 156.
JF, I, p, 568.
CS, I, I, p. 43-44.
Comme Roland Mortier et Philippe Hamon le remarquent, le mot « ruine » n’est utilisé que pour désigner les vestiges d’un monument (respectivement La Poétique des ruines en France : ses origines et ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, op. cit., p. 9 et Expositions, littérature et architecture au XIXe siècle, op. cit., p. 60).
Paris en ruines, préface d’Italo Calvino, traduit de l’italien par Paul Bédarida en collaboration avec Mario Fusco, Paris, Flammarion, 1988, p. 411.
Ibid., p. 410.