Une géographie historique rêvée — son affinité avec Michelet

Si le narrateur s’intéresse à une famille aristocratique comme celle de Guermantes, c’est qu’elle suscite chez lui une curiosité historique. Notamment, leurs usages linguistiques et leur politesse affectée lui évoquent certaines époques révolues, comme le Moyen Âge et le XVIIIe siècle, qui sont les deux périodes historiques préférées de Proust. N’oublions pourtant pas que les noms aristocratiques sont avant tout liés à certains lieux dans l’imagination du narrateur, ainsi « Agrigente », le nom d’un prince le fait songer à la Sicile 440 . Georges Poulet analyse la fonction du nom dans l’imagination proustienne :

‘« [Le nom] est cette entité topologique inédite (issue de la fusion d’un site réel avec l’image d’une personne ou l’histoire d’une famille), qui est un lieu irréel, puisqu’il n’a pas sa place dans l’étendue externe, mais subjectivement réel, puisque situé dans les espaces de l’esprit.  441  »’

Autrement dit, les lieux sont situés dans les rêves ; il y a une géographie historique rêvée à travers les noms chez Proust.

Antoine Compagnon remarque en analysant la toponymie dans la Recherche que « la géographie proustienne est une géographie historique 442  ». Si l’on élargit cette thèse, hors de l’onomastique, il sera permis de dégager une affinité entre Proust et l’école des Annales, fondée par Marc Bloch et Lucien Fèvre. La publication de La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II de Fernand Braudel a pour résultat d’interdire aux historiens de négliger les éléments géographiques 443 . Cependant, on sait bien que, dans le Tableau de la France, Michelet a déjà associé la géographie à l’histoire. Michelet explique la raison de cette conjonction : « L’histoire est d’abord toute géographique.  444  » Plus loin, il écrit : « Nous aurons étudié la géographie dans l’ordre chronologique, et voyagé à la fois dans l’espace et dans le temps.  445  » Jacques Le Goff y reconnaît le génie de Michelet :

‘« Moyen Âge matériel d’où émergent tant de circonstances “physiques et physiologiques”, le “sol”, le “climat”, les “aliments”. France médiévale physique parce que c’est le moment où la nationalité française apparaît avec la langue française, mais où, en même temps, le morcellement féodal compose une France provinciale (pour Michelet, France féodale et France provinciale, c’est tout un), “formée d’après sa division physique et naturelle”. D’où l’idée géniale de placer le Tableau de la France, cette merveilleuse méditation descriptive sur la géographie française non en tête de l’Histoire de France, comme une plate ouverture des “données” physiques qui auraient de toute éternité conditionné l’histoire, mais à l’époque, vers l’An Mil, où l’histoire fait de ce finistère eurasiatique à la fois une unité politique, celle du royaume d’Hugues Capet, et une mosaïque de principautés territoriales. La France naît.  446  »’

Certes, en comparaison avec l’Histoire de France de Lavisse, chef-d’œuvre positiviste, le Moyen Âge de Michelet manque de scientificité. Mais des historiens de l’école des Annales, Lucien Febvre ou Fernand Braudel entre autres, reconnaissent ainsi « en Michelet le père de l’histoire nouvelle, de l’histoire totale qui veut saisir le passé dans toute son épaisseur, de la culture matérielle aux mentalités 447  ».

Proust admire beaucoup Michelet 448 , en particulier son Tableau de la France, certes, il n’explique nulle part clairement pourquoi, mais nous pourrons aisément imaginer l’une de ses raisons.

Les deux premiers tomes de l’Histoire de France, publiés en 1833, montrent la vision progressiste de Michelet, c’est d’ailleurs ce que celui-ci prétend dans l’Introduction. Pourtant, selon Paule Petitier, le Tableau de la France « offre une reprise du schéma de l’Introduction mais dans une version nettement infléchie vers la circularité (un itinéraire en spirale allant des provinces périphériques vers la capitale […]) 449  ». Ainsi, Paule Petitier montre que, même au début de sa carrière, malgré sa croyance dans le progrès de l’humanité, Michelet avait une perspective assez complexe vis-à-vis de l’évolution progressive de l’histoire.

En somme, Michelet tente de montrer — au moins lors de la première publication — que cette centralisation progressive de la France correspond justement à son évolution, même si c’est un « itinéraire en spirale » :

‘« Diminuer, sans détruire, la vie locale, particulière, au profit de la vie générale et commune, c’est le problème de la sociabilité humaine. Le genre humain approche chaque jour plus près de la solution de ce problème. La formation des monarchies, des empires, sont les degrés par où il arrive. L’Empire romain a été un premier pas, le christianisme un second. Charlemagne et les Croisades, Louis XIV et la Révolution, l’Empire français qui en est sorti, voilà de nouveaux progrès dans cette route. Le peuple le mieux centralisé est aussi celui qui par son exemple, et par l’énergie de son action, a le plus avancé la centralisation du monde.  450  »’

Cette unification n’est pas un résultat de la conquête des provinces par l’État français. Elle est due au développement de « l’esprit général » :

‘« Ainsi s’est formé l’esprit général, universel de la contrée. L’esprit local a disparu chaque jour ; La société, la liberté, ont dompté la nature, l’histoire a effacé la géographie. […] L’homme individuel est matérialiste, il s’attache volontiers à l’intérêt local et privé ; la société humaine est spiritualiste, elle tend à s’affranchir sans cesse des misères de l’existence locale, à atteindre la haute et abstraite unité de la patrie.  451  »’

Proust, parisien de deuxième génération, est, pour emprunter l’expression de Michelet, l’un des « écrivains si nombreux, qui sont nés à Paris », qui « doivent beaucoup aux provinces dont leurs parents sont sortis » et qui « appartiennent surtout à l’esprit universel de la France 452  ». Le romancier a donc dû regretter cette disparition progressive de « l’esprit local », peut-être a-t-il lu le Tableau de la France dans un sens inverse par rapport à l’intention de l’historien : en partant en voyage, dans son imagination, de la capitale vers les provinces au niveau spatial, de l’époque moderne au Xe siècle au niveau temporel. Dans ce sens, il est intéressant de citer un passage de La Prisonnière où le narrateur explique pourquoi la fréquentation des milieux aristocratiques le charme toujours, même après la déception procurée par la réalité des nobles dans Le Côté de Guermantes :

‘« Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, […] qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé pour son langage (entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré) un de ces compromis qui font l’agrément de La Petite fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Mon plaisir était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d’assez savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l’histoire de France.  453  »’

Le narrateur regrette que la duchesse de Guermantes soit désormais « malheureusement spirituelle et Parisienne 454  » et qu’elle ait gardé peu de contact avec son territoire. Mais il arrive qu’elle le réjouisse en lui permettant de retrouver en elle l’agrément de la vie féodale que les nobles menaient autrefois sur leur territoire. C’est justement ce que décrivent les écrivains romantiques d’origine aristocratique provinciale comme George Sand ou Chateaubriand. Certains nobles comme la duchesse, qui conservent des traces verbales de leur ancien pays, peuvent incarner « une carte historique et géographique de l’histoire de France ». L’histoire et la géographie sont inséparables chez Proust comme chez Michelet.

Par ailleurs, on peut imaginer que la lecture du Tableau de la France a dû agir, dans une certaine mesure, sur les rêveries et l’écriture de Proust. Nous pouvons avancer une hypothèse en confrontant une description de la Bretagne dans l’ouvrage de Michelet avec celle qui se trouve dans la Recherche : il nous semble que ce livre a une influence sur la genèse de Balbec autant que le roman d’Anatole France 455 . L’historien écrit par exemple :

‘« Rien de sinistre et formidable comme cette côte de Brest ; c’est la limite extrême, la pointe, la proue de l’ancien monde. Là, les deux ennemis sont en face : la terre et la mer, l’homme et la nature. Il faut voir quand elle s’émeut, la furieuse, quelles monstrueuses vagues elle entasse à la pointe de Saint-Mathieu, à cinquante, à soixante, à quatre-vingts pieds ; l’écume vole jusqu’à l’église où les mères et les sœurs sont en prières.  456  »’

La dernière phrase évoque une description du Balbec rêvé a priori par le narrateur :

‘« […] j’aurais pu en m’habillant à la hâte partir le soir même […] et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j’irais me réfugier dans l’église de style persan.  457  »’

Le texte suivant montre encore mieux l’affinité entre Proust et Michelet. Nous y constatons combien la géographie et l’histoire sont étroitement liées dans l’imagination du narrateur de la Recherche : comme chez Michelet, la civilisation d’un groupe humain ne peut être séparée des conditions imposées par son territoire. Ainsi les Français élaborent leur « sociabilité humaine », pour employer le terme de Michelet, à l’époque médiévale :

‘« Et ces lieux qui jusque-là ne m’avaient semblé être que de la nature immémoriale, restée contemporaine des grands phénomènes géologiques — et tout aussi en dehors de l’histoire humaine que l’Océan ou la Grande Ourse, avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n’y eut de Moyen Âge — ç’avait été un grand charme pour moi de les voir tout d’un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l’époque romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi ces rochers sauvages à l’heure voulue […]. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu’ils avaient tenté là, pendant le Moyen Âge, ramassés sur un point des côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de la mort ; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que séparé des villes où je l’avais toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres statues de Balbec […] et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de février, le vent — soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un voyage à Balbec — mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer.  458  »’

L’époque moderne rompt ce lien, dont Michelet décrit le charme, entre la terre et l’évolution de l’humanité. La voie de la centralisation, selon Michelet, accompagnée par le développement de l’esprit universel de la France, a engendré la civilisation et ensuite le progrès 459 . Cette vision a mené à son optimisme en 1833, l’année de la première publication du Tableau de la France. Mais cette époque est révolue. S’il est vrai que les hommes sont déracinés par le développement du moi, associé à celui de l’individualisme (comme Gustave Le Bon l’écrit dans la dernière décennie du XIXe siècle 460 ), et si, par ailleurs, la centralisation résulte de ce cheminement, il est normal que le lien avec la terre disparaisse. Pourtant, Proust ne s’égare pas dans la désolation du déracinement. Proust sympathiserait davantage, à un certain niveau, avec un Gide qui provoque Barrès : « Né d’un père languedocien et d’une mère normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine 461  ? » La terre où s’enraciner n’appartient pas à la géographie réelle mais à la géographie du rêve. Voilà la solution proposée par Proust.

Donc, on ne peut imaginer retrouver le charme du nom dans un lieu réel. Cela explique en partie la déception du narrateur se trouvant dans le Balbec réel, une ville moderne, aménagée en faveur des vacanciers. C’est la réalité du nom « Balbec ».

Notes
440.

CG, II, II, p. 725.

441.

L’Espace proustien, op. cit., p. 46.

442.

« Brichot : étymologie et allégorie », op. cit., p. 251.

443.

« Avec Braudel, l’histoire devient même une géo-histoire, dont le héros est la Méditerranée et le monde méditerranéen, avant que lui succède, avec Huguette et Pierre Channu, l’Atlantique entre Séville et le Nouveau Monde. » (Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit., t. I, p. 185).

444.

« Tableau de la France », in Histoire de France, livre I à IV, préface de Jacques Le Goff, Œuvres complètes, op. cit., t. IV, 1974, p. 331.

445.

Ibid., p. 334.

446.

« Michelet et le Moyen Âge, aujourd’hui », préface de l’Histoire de France, livres I à IV, op. cit., p. 50-51.

447.

Ibid., p. 47.

448.

Jean Santeuil est ému jusqu’aux larmes en écoutant Monsieur Beulier lui lire un paragraphe de la Bible de l’Humanité (JS, p. 266-267).

449.

« Progrès et reprise dans l’histoire de Michelet », in Romantique, revue du dix-neuvième siècle, Paris, Éditions SEDES, XXXe année, nº 108, 2000, p. 67. Il nous semble que, dans cette phrase, Paule Petitier suggère l’influence de Vico sur Michelet. Cependant, Roland Barthes écrit : « En dépit de tout ce qu’il lui doit, Michelet n’a nullement gardé de Vico le schéma d’une histoire en spirale, progressant par tours et retours. » (Michelet, Paris, Éditions du Seuil, 1954, réédité en 1988, p. 174).

450.

« Tableau de la France », op. cit., p. 383.

451.

Ibid., p. 384.

452.

Ibid., p. 380-381.

453.

Pr., p. 544-545.

454.

Pr., p. 544.

455.

Pierre Nozière (troisième partie, chapitre V : « En Bretagne »). Voir à ce sujet CS, I, II, p. 1163, note 3 de la page 129. Selon Legrandin, cette ville de basse Normandie se trouve « entre Normandie et Bretagne » (CS, I, II, p. 128).

456.

« Tableau de la France », op. cit., p. 336.

457.

CS, III, p. 379.

458.

CS, III, p. 378.

459.

Michelet pense que la centralisation du pays et la formation de l’esprit général permettent finalement aux êtres humains de sortir de leurs conditions circonstancielles : « […] l’influence du sol, du climat, de la race, a cédé à l’action sociale et politique. La fatalité des lieux a été vaincue, l’homme a échappé à la tyrannie des circonstances matérielles. » (« Tableau de la France », op. cit., p. 384).

460.

La psychologie des foules de Gustave Le Bon (Paris, Presses Universitaires de France, 1963) fut publiée en 1895. Il considère un peu comme Michelet que depuis la période préhistorique, les hommes, alors barbares et individualistes, qui formaient une foule ont obtenu une cohésion collective. Cette cohésion est transmise ou plutôt imitée par leurs descendants. Ainsi, ils ont formé un peuple. Pourtant, maintenant que le moi est développé, on est redevenu individualiste au point de former de nouveau une foule. Voir Pierre Citti, Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman 1890-1914., op. cit., p. 70-73.

461.

Cité par H. David dans « Marcel Proust et ses amis antisémites », in Revue d’histoire littérature de la France, 71e année, nº 5-6, septembre-décembre 1971, p. 917.