Balbec rêvé et découvert

Legrandin et Swann faussent les idées du narrateur sur Balbec : sa terre à la fois mythologique et primitive, son église, mi-romane mi-persane, s’élèvant au bord de la mer tempétueuse et brumeuse, la mer bretonne. Nous avons vu que, pour concevoir cette rêverie du narrateur, Proust s’inspirait du Tableau de la France de Michelet. Par ailleurs, le côté oriental de l’église a pour modèle la cathédrale de Bayeux que le romancier visita sur le conseil d’Émile Mâle. Tel le narrateur avouant à Elstir sa déception de n’avoir pu reconnaître le style persan de l’église de Balbec 462 , l’écrivain écrit à Émile Mâle dès le retour de son voyage en Bretagne et Normandie : « Les figures orientales de la cathédrale de Bayeux (partie romane de la nef) m’ont charmé mais je ne les comprends pas, je ne sais pas ce que c’est 463  ». On peut penser aussi à la toponymie de la ville. Le nom « Balbec » rappelle Baalbeck en Palestine, dont les ruines enchantèrent Flaubert 464 .

Si le narrateur songe à la Grèce antique et à la Perse, c’est qu’une sorte d’exotisme agit sur son imagination. Il faut comprendre dans ce contexte pourquoi il cite Baudelaire, qui rêve d’un pays imaginaire d’Orient dans « L’invitation au voyage ». Ajoutons que des vers de Leconte de Lisle ont aussi inspiré Proust. Dans « À propos de Baudelaire », le romancier écrit, justement en confrontant les descriptions tropicales de ces deux poètes, qu’il est frappé du rôle que « non pas seulement le soleil, mais aussi les soleils » jouent chez Leconte de Lisle, tandis que la nature tropicale chez Baudelaire n’est pas celle qu’il a véritablement connue mais celle qu’il a vue à partir du bateau. Il conclut en citant quelques vers du poète du Parnasse : « Sans doute tous ces soleils traînent après eux bien des souvenirs des théogonies antiques. L’horizon est “divin”.  465  » Proust reconnaît chez ce spécialiste de la poésie hellénique une recherche de l’origine mythologique des univers primitifs grecs, tout en sachant que la mer décrite par Leconte de Lisle est l’Océan Indien. En effet, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs II, en contemplant la mer depuis la calèche de Mme de Villeparisis, le narrateur essaie d’imaginer que les flots qu’il aperçoit sont identiques à ceux que « Leconte de Lisle nous peint dans L’Orestie quand “tel qu’un vol d’oiseaux carnassiers dans l’aurore”, les guerriers chevelus de l’héroïne Hellas “de cent mille avirons battaient le flot sonore”.  466  »

Ces images mélangées de composantes grecques, persanes, médiévales et bretonnes, créées a priori par le narrateur, s’opposent à la réalité de Balbec : il le comprend dès son arrivée. D’abord, géographiquement : nous ne sommes pas au bout du monde, le temps n’y est pas orageux mais splendide. D’ailleurs, il ne découvre pas une terre sauvage, mythologique ou bretonne, mais une ville modernisée pour les villégiateurs, équipée d’un grand hôtel de luxe et d’un casino. Si, en prenant le tramway pour aller chez Elstir, le narrateur s’efforce « de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions » développées dans le chemin, c’est pour s’imaginer être « dans l’antique royaume des Cimmériens, dans la patrie peut-être du roi Marck ou sur l’emplacement de la forêt de Brocéliande 467  ». Ensuite, la désillusion est esthétique : il ne reconnaît pas de style persan à l’église. Quant à la dimension hellénique, elle n’est présente qu’à travers Bloch, inspiré par les poèmes parnassiens : le séjour dans la ville maritime est ridiculement paré du nom du « père » Leconte de Lisle par le personnage 468 . D’ailleurs, il doit s’efforcer de ne regarder que la mer loin de la plage pour se figurer l’univers exotique baudelairien 469 .

Que découvre alors le narrateur à Balbec ? La mer ensoleillée, une relation avec trois Guermantes (Mme de Villeparisis, Saint-Loup et Charlus), un cercle de parvenus, la société bourgeoise de province, une « colonie juive 470  » formée par la famille Bloch et une bande de filles de la bourgeoisie : pour résumer, le charme de la relation humaine. Par ailleurs, la rencontre avec Elstir sert de révélateur à la beauté de la modernité, alors que l’apparition de Saint-Loup y prélude.

Du personnage de Saint-Loup, on souligne tout d’abord son élégance 471 . Plus loin, le narrateur explique combien le marquis se montre typique de l’élégance masculine de l’époque :

‘« Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu’à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains portraits où des peintres prétendent, sans tricher en rien sur l’observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier plan d’un paysage.  472  »’

En dépit du ton ironique, la phrase révèle que les portraits ayant pour cadre la « vie actuelle » sont rapprochés des tableaux des « primitifs » que Proust aime tant. Ces derniers transportent l’air du temps médiéval au travers des siècles en dépeignant le paysage de leur époque dans les détails. Comme eux, n’est-il pas possible que certains peintres modernes montrent l’air de leur temps en introduisant les mœurs vivantes dans leurs portraits ? La « vie actuelle » peut-elle avoir une valeur artistique ? Les mœurs actuelles, ici illustrées par la scène sportive de l’époque, peuvent servir de cadre dans un tableau, c’est d’ailleurs ce que déclare Elstir au narrateur : selon le peintre, les régates ou les courses de chevaux peuvent être « un motif aussi intéressant que les fêtes qu’ils aimaient tant à décrire pour un Véronèse ou un Carpaccio 473  », et les vêtements sportifs créés par un couturier de génie sont beaux comme les vêtements peints dans les œuvres de ces artistes vénitiens 474 . Chaque peintre effectue son ouvrage en choisissant pour cadre la vie quotidienne de son époque. Ce rapprochement entre le beau et la modernité — comme la théorie de Baudelaire sur la modernité qui consiste à mettre en lumière deux éléments du beau, c’est-à-dire l’« élément relatif, circonstanciel » et l’« élément éternel 475  » — sera développé par le narrateur dans Sodome et Gomorrhe II puis La Prisonnière. Dès sa rencontre avec Elstir, il s’écarte de son initiatrice en esthétique, la grand-mère, qui adore les choses anciennes et déteste les choses industrielles et vulgaires. La valeur « intrinsèque » ou « archéologique 476  » du motif d’une œuvre d’art ne compte plus. L’essentiel est l’effet de contraste entre l’ombre et la lumière, parce que les ombres vivifient ce qui est dépeint :

‘« Dans ce jour où la lumière avait comme détruit la réalité, celle-ci était concentrée dans des créatures sombres et transparentes qui par contraste donnaient une impression de vie plus saisissante, plus proche : les ombres.  477  »’

C’est aussi la leçon de Chardin : la beauté n’est pas dans la valeur intrinsèque de l’objet, mais elle peut se révéler, grâce au contraste entre ombre et lumière, dans toutes les choses. Nous trouvons un écho de cette phrase dans Le Côté de Guermantes II ; ici le narrateur, en regardant un tableau d’Elstir, affirme :

‘« […] dans un des tableaux que j’avais vus à Balbec, l’hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu’Elstir théoricien, qu’Elstir homme de goût et amoureux du Moyen Âge, chanter “Il n’y pas de gothique, il n’y a pas de chef-d’œuvre, l’hôpital sans style vaut le glorieux portail” […] 478  »’

En réalité, Elstir n’est fidèle que partiellement à son esthétique. Il oscille entre la valeur intrinsèque de l’objet et son esthétique de la modernité comparable à celle de Baudelaire. Mais c’est l’intuition artistique du peintre qui révèle réellement son impressionnisme, plus que ses discours. D’ailleurs, on retrouve dans La Prisonnière cette mise en rapport de l’hôpital avec la cathédrale, conçue peut-être sous l’influence du « Soleil » de Baudelaire — ce dernier écrit que « [le soleil] s’introduit en roi, sans bruit et sans valets, dans tous les hôpitaux et dans tous les palais 479  » :

‘« Quand il peint, est-ce qu’un hôpital, une école, une affiche sur un mur ne sont pas de la même valeur qu’une cathédrale inestimable qui est à côté, dans une image indivisible ? Rappelez-vous comme la façade était cuite par le soleil, comme le relief de ces saints de Marcouville [qui est une église restaurée] surnageait dans la lumière.  480  »’

Le soleil embellit l’architecture neuve et la met sur un pied d’égalité avec l’architecture ancienne. Le narrateur puise de l’œuvre d’Elstir, et non de sa théorie, cet impressionnisme.

Ainsi, l’enseignement d’Elstir conduit le narrateur à admirer le paysage ensoleillé et la mer où figurent des bateaux à vapeur, fruits de la révolution industrielle 481 , non le paysage attendu a priori, c’est-à-dire le paysage brumeux et orageux, et qui évoque d’ailleurs le pays des Cimmériens. La mode et les sports modernes lui paraissent aussi fournir un sujet à l’ouvrage artistique 482 . Le cadre moderne fait partie du paysage naturel. D’ailleurs, ce changement de perspective esthétique permet au narrateur de décrire l’aspect grec de la ville normande à la fin du volume, ce sont ces filles en fleurs qui transforment Balbec en une ville féerique comme issue de la mythologie :

‘« […] comme ces peintres qui, cherchant la grandeur de l’antique dans la vie moderne, donnent à une femme qui se coupe un ongle de pied la noblesse du “Tireur d’épine” ou qui, comme Rubens, font des déesses avec des femmes de leur connaissance pour composer une scène mythologique, ces beaux corps bruns et blonds, de types si opposés, répandus autour de moi dans l’herbe, je les regardais sans les vider peut-être de tout le médiocre contenu dont l’expérience journalière les avait remplis, et pourtant sans me rappeler expressément leur céleste origine comme si, pareil à Hercule ou à Télémaque, j’avais été en train de jouer au milieu des nymphes.  483  »’

Dès lors, l’influence de Baudelaire sur Proust nous semble définitive. En analysant la manière de Constantin Guys, le poète écrit : « Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique, dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire.  484  » C’est pourquoi il considère comme paresseux les peintres contents d’« habiller tous les sujets de costumes anciens » sans s’efforcer d’extraire la beauté des habits de leur propre époque. Chaque époque a ses propres éléments de modernité — « le costume, la coiffe et même le geste, le regard et le sourire » —, ainsi, « les déesses, les nymphes et les sultanes du XVIIIe siècle sont des portraits moralement ressemblants.  485  » Nous aurons l’occasion de revenir à ce problème important. Pour le moment, abordons la question suivante : que deviennent les contenus historiques du nom de Balbec ?

Notes
462.

JF, II, p. 198.

463.

Corr., t. VII, p. 255-256. Voir JF, II, p. 1438, note 1 de la page 198.

464.

Voir Mireille Naturel, « Proust et Flaubert : réalité coloniale et fantasme d’Orient », art. cit., p. 55.

465.

CSB, p. 636. Proust cite ensuite les vers suivants de « La Maya » pour illustrer l’aspect théogonique du poète : « La Vie antique est faite inépuisablement / Du tourbillon sans fin des apparences vaines. » (Idem.).

466.

JF, II, p. 67-68. Voir aussi p. 256.

467.

JF, II, p. 190. C’est nous qui soulignons.

468.

JF, II, p. 105, 107, 127 et 256.

469.

« […] afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l’idée que j’étais sur la pointe extrême de la terre, je m’efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d’y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson, monstre marin qui au contraire des couteaux et des fourchettes était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l’Océan, au temps des Cimmériens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer. » (JF, II, p. 54-55).

470.

JF, II, p. 98.

471.

JF, II, p. 88.

472.

JF, II, p. 89.

473.

JF, II, p. 252.

474.

JF, II, p. 252-253.

475.

“Le beau, la mode et le bonheur”, in « Le peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 685.

476.

Pr., p. 673.

477.

JF, II, p. 254.

478.

CG, II, II, p. 714.

479.

Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 83. Citons ici la dernière strophe du « Soleil » : « Quand ainsi qu’un poète, il descend dans les villes, / Il ennoblit le sort des choses les plus viles, / Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets, / Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais. »

480.

Pr., p. 673. L’interlocuteur du narrateur est Albertine.

481.

Voir “Le public moderne et la photographie”, in « Salon de 1859 », op. cit., t. II, p. 614-619. Ici Baudelaire considère la photographie comme une irruption de l’industrie dans l’art.

482.

« Autrefois j’eusse préféré que cette promenade eût lieu par le mauvais temps. Alors je cherchais à retrouver dans Balbec “le pays des Cimmériens”, et de belles journées étaient une chose qui n’aurait pas dû exister là, une intrusion du vulgaire été des baigneurs dans cette antique région voilée par les brumes. Mais maintenant, tout ce que j’avais dédaigné, écarté de ma vue, non seulement les effets de soleil, mais même les régates, les courses de chevaux, je l’eusse recherché avec passion pour la même raison qu’autrefois je n’aurais voulu que des mers tempétueuses, et qui était qu’elles se rattachaient, les unes comme autrefois les autres à une idée esthétique. » (JF, II, p. 251). Également : « Le long de la route, je ne me faisais plus d’ailleurs un écran de mes mains comme dans ces jours où concevant la nature comme animée d’une vie antérieure à l’apparition de l’homme et en opposition avec tous ces fastidieux perfectionnements de l’industrie qui m’avaient fait jusqu’ici bâiller d’ennui dans les expositions universelles ou chez les modistes, j’essayais de ne voir de la mer que la section où il n’y avait pas de bateau à vapeur, de façon à me la représenter comme immémoriale, encore contemporaine des âges où elle avait été séparée de la terre, à tout le moins contemporaine des premiers siècles de la Grèce […] » (JF, II, p. 256).

483.

JF, II, p. 302. Selon le commentateur de la Pléiade, Le Tireur d’épine est une statue en bronze de l’époque hellénistique, exposée au Palais des Conservateurs à Rome (ibid., p. 1483, note 1). Le commentateur renvoie à une lettre de 1913 du romancier adressée à Gabriel Astruc : « Je veux dire que ce qui est vraiment antique, ce qui est l’équivalent dans l’art moderne du jeune héros arrachant l’épine, ce n’est pas tel tableau académique qui signe l’antique mais une femme moderne de Degas qui s’arrache ou un ongle ou une peau du pied. » (Corr., t. XII, p. 390). Cette lettre révèle que Degas est l’un des modèles des peintres à qui le romancier fait allusion ici.

484.

“La Modernité”, in « Le Peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 694.

485.

Ibid., p. 694-695. C’est Baudelaire qui souligne.