« Une fois cette déception consommée… 486  » — Histoire des noms ou l’âge du savoir

Balbec et sa région ne contiennent-ils vraiment pas de trace du passé préhistorique ou médiéval ? Certes, la ville est modernisée, les transports en commun y sont aménagés, une église est restaurée. Pourtant, le nom n’est pas complètement vidé de son charme. S’il s’intéresse à l’étymologie des noms des lieux de la région lors de son deuxième séjour à Balbec, c’est que le narrateur adulte sait que l’érudition historique sert à réintégrer un certain charme aux noms. Il a appris cette qualité du savoir en confrontant les noms des aristocrates à leur réalité. Ses connaissances historiques lui permettent de surmonter l’amertume qu’il éprouve auprès des nobles.

Par exemple, la rencontre avec le vrai prince de Faffenheim-Munsterburg-Weiningen produit un effet déceptif sur le narrateur. Son nom le fait songer à d’innombrables souvenirs liés principalement à sa mémoire personnelle (le séjour dans une ville d’eaux allemande avec sa grand-mère) et à l’histoire médiévale de l’Allemagne 487 . Hélas, le prince a un fort accent allemand au point d’évoquer les Alsaciens au narrateur 488 . Pour cette raison, ce dernier se rend compte avec désillusion qu’« une nationalité a des traits particuliers plus forts qu’une caste.  489  » Quant au prince Agrigente, il n’est qu’un « vulgaire hanneton 490  ».

La science historique ou, pour emprunter le terme de Proust, la « connaissance rationnelle du passé qu’on appelle l’histoire 491  », désenchante également le narrateur en lui enseignant que la réalité diffère de ce qu’il imagine à travers le charme du nom, (d’un personnage fameux ou d’un site historique). La connaissance historique trahit la rêverie onomastique. D’ailleurs, le développement de l’archéologie et de la géographie, comme celui de l’histoire, sont également facteurs de désillusions :

‘« Les géographes, les archéologues nous conduisent bien dans l’île de Calypso, exhument bien le palais de Minos. Seulement Calypso n’est plus qu’une femme, Minos qu’un roi sans rien de divin. Même les qualités et les défauts que l’histoire nous enseigne alors avoir été l’apanage de ces personnes fort réelles, diffèrent souvent beaucoup de ceux que nous avions prêtés aux êtres fabuleux qui portaient le même nom. Ainsi s’était dissipée toute la gracieuse mythologie océanique que j’avais composée les premiers jours.  492  »’

Ce texte retrace ce qui s’est produit dans le domaine artistique à mesure que l’archéologie se développait au cours du XVIIIe et XIXe siècle : la mythologie antique est démythifiée 493 , le développement de la science historique rompt l’enchantement des noms.

Néanmoins, rien n’est si simple chez Proust, le narrateur dit ailleurs :

‘« Un Don Juan d’Autriche, une Isabelle d’Este, situés pour nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande histoire que le côté de Méséglise avec le côté de Guermantes. Isabelle d’Este fut sans doute, dans la réalité, une fort petite princesse, semblable à celles qui sous Louis XIV n’obtenaient aucun rang particulier à la cour. Mais, nous semblant d’une essence unique et, par suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d’une moindre grandeur que lui, de sorte qu’un souper avec Louis XIV nous paraîtrait seulement offrir quelque intérêt, tandis qu’en Isabelle d’Este nous nous trouverions, par une rencontre surnaturelle, voir de nos yeux une héroïne de roman. Or, après avoir, en étudiant Isabelle d’Este, en la transplantant patiemment de ce monde féerique dans celui de l’histoire, constaté que sa vie, sa pensée, ne contenaient rien de cette étrangeté mystérieuse que nous avait suggérée son nom, une fois cette déception consommée, nous savons un gré infini à cette princesse d’avoir eu, de la peinture de Mantegna, des connaissances presque égales à celles […] de M. Lafenestre.  494  »’

Du point de vue de « la grande histoire », Isabelle d’Este n’a pas une grande valeur. Peut-être que cette insignifiance sur le plan historique est à l’origine du charme de son nom puisque, sa vie étant inconnue, elle semble mystérieuse. Mais sa biographie réaliste lui fait perdre son charme. Pourtant, « une fois cette déception consommée », ces petits faits historiques, rapportés par les « connaissances rationnelles du passé » et qui « communiquent aussi peu avec la grande histoire », peuvent avoir une valeur digne d’être évoquée. Il va sans dire qu’alors que la « grande histoire » se développe, au moins en apparence, dans le sens linéaire, l’histoire composée de ces petits faits, sous-estimés par la plupart des historiens, n’a rien à voir avec le progrès de l’humanité. Dans cette perspective, ce n’est pas seulement le nom d’un personnage historiquement futile qui récupère son charme grâce à la petite histoire, mais aussi celui de grands personnages :

‘« […] dans tous ces cas [où le duc de Guermantes expliquait la généalogie de ses ancêtres], un grand événement historique n’apparaissait au passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d’une propriété, dans les prénoms d’une femme choisis tels parce qu’elle est la petite-fille de Louis-Philippe et de Marie-Amélie considérés non plus comme roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que grands-parents, il laissèrent un héritage. […] Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms […] 495  »’

Savoir seulement les faits historiques en respectant l’ordre chronologique ne permet pas d’établir un rapport entre le passé, le présent et le futur, ni donc la résurrection du passé collectif, conçue par Michelet. La science historique reste abstraite. La perspective historique très personnelle du duc (liée à l’histoire de son aïeul, en particulier aux héritages ou aux alliances) rétablit un aspect « domestique » et « privé 496  » dans l’histoire, et donc permet paradoxalement mieux ce pont temporel.

Les choses se passent de la même façon dans Sodome et Gomorrhe II. L’onomastique de la région de Balbec remplace le mystère du nom déjà détruit par la réalité dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs II. Antoine Compagnon établit la chronologie de la genèse des trois exposés de Brichot sur la toponymie de la région de Balbec. Proust a d’abord écrit le deuxième discours lors de la première rédaction du manuscrit, puis le troisième sur une paperole. Ainsi la rédaction de la deuxième tirade est antérieure à la celle de la troisième. La première leçon du professeur appartient aussi à la paperole et le romancier a ultérieurement ajouté deux fragments, sur la dactylographie. Ainsi, le critique démontre que le romancier s’est progressivement obstiné sur ce quasi-leitmotiv. À l’origine, donc dans le deuxième exposé, les noms ont pour origine simplement des animaux, des hommes célèbres ou des végétaux. Il n’y a ici rien d’historique sauf le nom de « Balbec » dont l’étymologie suppose la conquête normande et signifie « ruisseau et vallée » en langue normande. On peut d’ailleurs imaginer que l’étymologie du nom de Balbec remonte à la rédaction d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs I, en examinant la genèse de cette station balnéaire, appelée jusqu’en 1913 Querqueville, puis Criquebec et Bricquebec 497 . Ensuite, dans la troisième tirade de Brichot, l’onomastique repose sur des noms de personnes et de peuples, et des noms normands. Le premier discours, rédigé ultérieurement, est le plus riche en érudition. Il contient une réfutation de l’étude onomastique du curé de Combray par Brichot, ancien professeur de la Sorbonne 498 . Or, le curé de Combray a deux modèles pour son exposé toponymique : Jules Quicherat (son livre est publié en 1867 499 ) et le chanoine Joseph Marquis, doyen d’Illiers (au début du XXe siècle 500 ). Par son propre savoir, Proust renie les connaissances de ces deux érudits. Cela relie le premier volume du roman au quatrième. Ici, les noms ont une origine scandinave, irlandaise, noroise, celtique, normande, latine ou grecque. L’auditeur s’égare dans les époques primitives pendant lesquelles les échanges et les batailles furent quotidiens en Normandie 501 . Antoine Compagnon tente d’expliquer pourquoi l’enthousiasme maniaque de Proust pour la toponymie dérange les lecteurs. Le nom de Balbec a perdu son charme dès que le narrateur y est arrivé, c’est-à-dire, au début d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs II (sous-titré « Noms de Pays : le pays »), par conséquent, cette irruption du thème onomastique dans Sodome et Gomorrhe II déséquilibre une trame du récit, de l’âge des noms à l’âge des choses. D’ailleurs, les noms de lieux dont Brichot montre l’étymologie n’ont jamais été l’objet de la rêverie du narrateur : « Ils n’ont pas la richesse évocatrice des noms de la région de Combray, parce qu’ils n’ont pas été prononcés par sa grand-mère et n’appartiennent pas à une histoire personnelle. L’étymologie [de Brichot] n’aura donc pas à les priver d’un bien grand mystère. […] Le thème étymologique […] joue d’ailleurs essentiellement sur des noms qui n’ont pas d’abord fait l’objet du rêve  502  » mis à part Balbec. Par ailleurs, le thème onomastique a une ampleur tellement extravagante qu’il donne l’impression qu’un « souci initial de réalisme historique et géographique [a] paradoxalement donné lieu à l’une des variations les plus fantaisistes et subversives de l’œuvre 503  ». De surcroît, l’étymologie proposée par Proust est souvent erronée, elle n’est qu’un collage hasardeux et trouble la construction du roman. Le critique dégage d’emblée une symétrie entre la toponymie expliquée par Brichot et la généalogie racontée par Charlus qui s’appuie sur le Gotha et les Mémoires de Saint-Simon, car chez Proust les savants forment une secte comme les invertis 504  : « Ils veulent connaître l’origine des mots, leur motivation historique, comment le passé est oublié dans le présent, la vie dans le langage.  505  » L’étymologie et la généalogie, elles, sont tellement futiles qu’on les oublie. Celui qui les retient est l’objet de ricanements. Mme Verdurin dira « froidement » de Brichot au narrateur, qui apprécie l’érudition de celui-ci :

‘« C’est un esprit cultivé et un brave homme […]. Il manque évidemment d’originalité et de goût, il a une terrible mémoire. On disait des “aïeux” des gens que nous avons ce soir, les émigrés, qu’ils n’avaient rien oublié. Mais ils avaient du moins l’excuse, […] qu’ils n’avaient rien appris. Tandis que Brichot sait tout et nous jette à la tête pendant le dîner des piles de dictionnaires. Je crois que vous n’ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de tel village.  506  »’

Notons que Mme Verdurin met ici en parallèle Brichot l’érudit en toponymie et les aristocrates érudits en généalogie. Ils participent à la transmission des noms propres, leur mémoire lutte contre l’oubli 507 . Comment le narrateur réagit-il alors ? Dans le train qui va à La Rasplière, il avoue à Cottard : « Comme j’aimerais savoir ce que veulent dire tous ces noms ». Et il « [brûle] d’interroger [Brichot] sur bien d’autres noms 508  ». Son enthousiasme est tellement grand qu’il ne s’aperçoit pas que les autres s’ennuient de Brichot : « J’avais été seul […] à ne pas remarquer qu’en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait rire de lui.  509  » Il constate ainsi que ce à quoi il accorde une valeur est souvent considéré comme « insignifiant » par les autres 510 . Mais, à ses yeux, cette érudition ennuyeuse et insignifiante embellit les lieux en leur rendant une épaisseur temporelle. Antoine Compagnon écrit : « Les étymologies de Brichot […] brouillent aussi la dualité des noms et des choses, de l’illusion et de la désillusion […]. Elles réinvestissent les noms de secret, elles leur rendent une autre épaisseur.  511  » Ainsi, l’érudition ne manque pas de qualité. Le narrateur n’est plus à l’âge de la rêverie des noms, il n’est plus non plus à l’âge des choses, il est à l’âge du savoir. « Une fois la déception consommée », le plaisir lui revient par l’érudition — quoiqu’elle ne le fasse pas rêver.

Notes
486.

CG, II, II, p. 814.

487.

CG, I, p. 553.

488.

CG, I, p. 560.

489.

CG, I, p. 559. Le souvenir de la station thermale allemande a une source autobiographique : Proust et sa mère ont visité Bad Kreuznach en 1895 et 1897. On trouve un fragment intitulé « Kreusnach » dans le Cahier 28 (CG, I, Esquisse XX, p. 1172).

490.

CG, II, II, p. 725.

491.

CG, II, II, p. 1795, variante a de la page 814.

492.

JF, II, p. 301.

493.

Voir Pierre Daix, Pour une histoire culturelle de l’art moderne. De David à Cézanne, op. cit., p. 20.

494.

CG, II, II, p. 814. C’est nous qui soulignons. Georges Édouard Lafenestre, l’auteur, avec Eugène Richtenberger, d’un catalogue illustré des peintures du Louvre, a organisé cette exposition des « Primitifs français » au Louvre et écrit Les primitifs à Bruges et à Paris (op. cit.) en 1904 (voir CG, II, II, p. 1795, note 3 de la page 814 et également, Antoine Compagnon, « Proust au musée », op. cit., p. 176). Or, la comparaison de l’opposition entre les petits faits historiques et la « grande histoire » à l’opposition entre le côté de Méséglise et le côté de Germantes est d’autant plus significative qu’en réalité les deux côtés communiquent. Proust veut-il suggérer par là que les petits faits peuvent être liés à la « grande histoire » ?

495.

CG, II, II, p. 826.

496.

Proust écrit juste avant le texte que nous venons de citer : « Alors je contemplai toute une châsse […] depuis le premier compartiment où la princesse, aux fêtes des noces de son frère le duc d’Orléans, apparaissait habillée d’une simple robe de jardin […] jusqu’au dernier où elle vient d’accoucher d’un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, […] dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la sœur du duc d’Orléans) à qui on disait que le nom du château de son époux plaisait, du roi du Bavière, et enfin du prince Von dont il était précisément l’adresse, à laquelle il venait de demander au duc de Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre “fantaisiste” délicieux. » (CG, II, II, p. 825-826). Ici, le romancier a effacé, pour ajouter l’épisode sur le festival musical de Wagner à Bayreuth, la phrase suivante : « car il en avait hérité d’un duc de Wurtemberg. Tel est en effet l’aspect domestique, privé, que l’aristocratie donne à l’histoire […] » (CG, II, II, p. 1804, variante b de la page 826).

497.

« Brichot : étymologie et allégorie », op. cit., p. 251.

498.

Antoine Compagnon dégage une affaire nationaliste du thème toponymique que Proust a développé pendant la Grande Guerre (ibid., p. 252). Ce professeur qui désapprouve la Nouvelle Sorbonne influencée par la philologie allemande est en effet militariste.

499.

De la Formation française des anciens noms de lieu, Paris, Franck, 1867.

500.

Illiers, op. cit.

501.

C’est pourquoi Antoine Compagnon écrit : « […] les lieux avaient déserté leur mystère dès le premier séjour à Balbec, et les étymologies leur ont rendu un peu de vertu séductrice, celle attachée à la conquête normande, mais l’habitude l’a annulée à son tour. » (« Brichot : étymologie et allégorie », op. cit., p. 242).

502.

Ibid., p. 251.

503.

Ibid., p. 252.

504.

Ibid., p. 255-256.

505.

Ibid., p. 255. D’ailleurs, le critique montre que, dans la phase du manuscrit, c’est Albertine plutôt que le narrateur qui s’intéresse à l’onomastique (idem).

506.

SG, II, II, p. 339.

507.

Notons la phrase qui suit cette ironie de Mme Verdurin : « Pendant que Mme Verdurin parlait, je pensais que je m’étais promis de lui demander quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ce que c’était. » (Idem). Proust suggère que le thème de l’érudition de Brichot cache celui de la mémoire et de l’oubli.

508.

SG, II, II, p. 287. Ici aussi Proust insère une petite remarque sur la mémoire et l’oubli. Cottard se moque à tort de Brichot qui dit que le pianiste Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pour Swann : « “C’est impossible, la sonate de Vinteuil a été jouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’y allait plus”, dit le docteur qui, comme les gens qui travaillent beaucoup et croient devoir retenir beaucoup de choses qu’ils se figurent être utiles, en oublient beaucoup d’autres, ce qui leur permet de s’extasier devant la mémoire de gens qui n’ont rien à faire. “Vous faites tort à vos connaissances, vous n’êtes pourtant pas ramolli”, dit en souriant le docteur. Brichot convint de son erreur. » (Idem). Il va sans dire que celui qui est « ramolli » n’est pas Brichot mais Cottard puisque Swann a écouté la sonate chez les Verdurin.

509.

SG, II, II, p. 339.

510.

SG, II, II, p. 339-340.

511.

« Brichot : étymologie et allégorie », op. cit., p. 235. Selon le critique, Gilles Deleuze affirme également : « C’est déception qui sera récompensée, sans être comblée, par les plaisirs de la généalogie, ou de l’étymologie des noms propres. » (Proust et les signes, op. cit., p. 147). Par contre, Gérard Genette pense que les explications toponymiques données par Brichot ont pour fonction de rétablir la « vérité décevante de la filiation historique » (« Proust et le langage indirect », in Figure, II, Paris, Éditions du Seuil, 1969, rééd., « Points », 1979, p. 245).