Les noms contre l’oubli

Pour conclure cette étude sur la rêverie historique chez Proust, continuons à nous intéresser au thème toponymique et à celui de la généalogie. Nous tenterons de démontrer que le thème onomastique constitue la fin de l’apprentissage des noms du narrateur. C’est l’aboutissement de la rêverie des noms.

En analysant la notion d’enchaînement des générations, Paul Ricœur écrit : « La frontière n’est pas en effet aussi nette à tracer qu’il semble d’abord, entre la mémoire individuelle et ce passé d’avant la mémoire qu’est le passé historique. » Il illustre ainsi son propos :

‘« […] le monde des prédécesseurs est celui qui existait avant ma naissance et que je ne peux influencer par aucune interaction opérée dans un présent commun. Toutefois, il existe entre mémoire et passé historique un recouvrement partiel qui contribue à la constitution d’un temps anonyme, à mi-chemin du temps privé et du temps public. L’exemple canonique à cet égard est celui des récits recueillis de la bouche des ancêtres : mon grand-père peut m’avoir raconté, au temps de ma jeunesse, des événements concernant des êtres que je n’ai pas pu connaître. […] La mémoire de l’ancêtre est en intersection partielle avec la mémoire de ses descendants, et cette intersection se produit dans un présent commun qui peut lui-même présenter tous les degrés, depuis l’intimité du nous jusqu’à l’anonymat du reportage. Un pont est ainsi jeté entre passé historique et mémoire, par récit ancestral, qui opère comme un relais de la mémoire en direction du passé historique, conçu comme temps des morts et temps d’avant ma naissance. Si l’on remonte cette chaîne de mémoires, l’histoire tend vers une relation en termes de nous, s’étendant de façon continue depuis les premiers jours de l’humanité jusqu’au présent.  512  »’

Chez Proust, c’est à travers la généalogie de la famille aristocratique que le narrateur observe cette succession des générations. Citons un passage de l’Esquisse XXXII qui correspond au texte cité plus haut et qui constitue le commentaire du narrateur au sujet de l’exposé du duc de Guermantes sur la généalogie de sa famille :

‘« Quand [le duc] disait ses alliances je voyais la formidable histoire, tout le règne de Louis XIV glisser, s’approcher, séparé d’eux seulement par deux ou trois femmes, une mère, une grand-mère, une arrière-grand-mère qui se tenaient l’une l’autre par la main, longeaient tout l’espace du temps qui remonte de nous au XVIIe siècle, nous faisant paraître si court le passé, […] qu’en ajoutant à la chaîne de leurs bras quarante autres femmes nous arriverions au premier siècle de l’ère chrétienne. […] Mais l’Histoire n’était pas seulement plus rapprochée d’eux, entrée sous un visage individuel à leur service privé […] c’était elle, en faisant servir, à ces fins domestiques et particulières, les événements les plus célèbres, qui nous indiquait leur adresse à la campagne […]. Nous disons Louvois, la trahison, Marie-Louise, la fille de Louis-Philippe, mais nous n’avons reconnu le nom du grand homme que sous l’affublement des prénoms qui le déguisaient en grand-père, en grand-oncle, de ce monsieur qui vient de partir, et le grand événement dans toute sa généralité nous était caché sous l’apparence toute privée, presque secrète, sous l’incognito d’une affaire de famille, ouverture de successions ou prise de son titre par le convive, en qui l’Histoire abstraite s’est en quelque sorte individualisée, incarnée, insanguinisée, et de qui, maintenant qu’il n’était plus là, s’échappant de cet habit orné de grosses perles, sous lequel il m’avait paru pareil à tous les hommes et où je savais maintenant la relique sanglante et glorieuse qui y était cachée […] 513  »’

La chaîne de générations que la généalogie chez une famille noble nous laisse découvrir peut remonter au premier siècle, elle peut parcourir toute l’histoire européenne. Remarquons que ceux qui constituent la généalogie ne sont que des « petits faits » motivés par les « fins domestiques et particulières », en particulier successions et alliances, non de « grands événements ». C’est ainsi que Proust considère que, grâce à cet enchaînement des noms séculaires, « l’Histoire abstraite » peut se transformer en histoire vivante en substituant au nom d’un noble historiquement important un prénom quelconque.

Dans cette perspective, la classe aristocratique sera une sorte de sentinelle de l’histoire — certes, son caractère partial et figé est indéniable — autant que la paysannerie. Ainsi, le narrateur ne cesse de comparer l’une à l’autre. Elles révèlent au narrateur les traces du passé. Par exemple :

‘« Telle expression courante peut plaire dans la bouche d’un paysan si elle montre la survivance d’une tradition locale, la trace d’un événement historique, peut-être ignorés de celui qui y fait allusion ; de même, cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait me témoigner pendant toute la soirée, me charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois séculaires, d’habitudes en particulier du XVIIe siècle.  514  »’

Les aristocrates peuvent révéler « une orthographe perdue, une étymologie oubliée, une coutume féodale, un peu d’une vie ancienne locale 515  ». Ils sont des ruines, du moins des vestiges, du temps révolu :

‘« Telle l’aristocratie en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, enferme toute l’histoire, l’emmure, la renfrogne.  516  »’

La rêverie du narrateur sur le nom des Guermantes a pour origine le fait qu’il remonte à l’époque mérovingienne, le « temps mythique d’une préhistoire 517  » qui est l’origine de l’histoire de France : les Guermantes descendent de Geneviève de Brabant et de Gilbert le Mauvais 518 . Même dans le passé relativement proche, leur généalogie est très riche. Donc, bien qu’il soit déçu par la personnalité médiocre du duc et de la duchesse, le narrateur a du plaisir à les écouter raconter des histoires sur leurs aïeux. Par ailleurs, la politesse du duc lui fait songer à la cour du XVIIe siècle. Sa conversation, comme les paroles de sa femme, est une sorte de « dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s’oublient davantage 519  ». Les rêves ne sont pas complètement trahis. Même le salon de la marquise de Villeparisis, considéré avec mépris par Mme Leroi, l’une des dames brillantes du faubourg Saint-Germain, comme un salon de troisième ordre, ne manque pas de qualités selon le narrateur : il évoque notamment « les souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l’aide desquels [Mme de Villeparisis] prolongeait [son salon] dans le passé.  520  » Finalement, l’avantage de la noblesse résiderait dans cet anachronisme.

L’important est que ces faits généalogiques remplacent la rêverie sur les noms aristocratiques. Grâce à cette association, les nobles ne déçoivent plus le narrateur, en dépit de leur banalité physique ou intellectuelle. Leurs noms les « désincarnent 521  ». Si chaque nom ne rejoignait que la personnalité de son possesseur, il perdrait tout son charme. Mais par le fait qu’un nom se relie plus étroitement à l’histoire, celui qui le porte est dépouillé de sa personnalité et même de sa chair, alors que l’histoire s’en trouve humanisée 522 . Ces noms sans chair communiquent d’ailleurs entre eux grâce à la généalogie retrouvée, car la parenté d’un noble s’étale non seulement dans le passé mais aussi en dehors de sa famille :

‘« Le prince d’Agrigente lui-même, dès que j’eus entendu que sa mère était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré […] de la figure et des paroles qui empêchaient de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux n’étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante. Chaque nom déplacé par l’attirance d’un autre avec lequel je ne lui avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu’il occupait dans mon cerveau, où l’habitude l’avait terni, et, allant rejoindre les Mortemarts, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d’un coloris changeant.  523  »’

Plus loin, dans le « Bal de têtes », le narrateur constate que les jeunes mondains ignorent quel était jadis le faubourg Saint-Germain, ou la généalogie d’une famille aristocratique. Le temps a agi sur la société comme sur les individus. Néanmoins, cet oubli social ne manque pas de qualités, parce que sans lui, la curiosité envers le passé n’existerait pas :

‘« Cet oubli si vivace qui recouvre si rapidement le passé le plus récent, cette ignorance si envahissante, crée par contrecoup un petit savoir d’autant plus précieux qu’il est peu répandu, s’appliquant à la généalogie des gens, à leurs vraies situations, à la raison d’amour, d’argent ou autre pour quoi ils se sont alliés à telle famille, ou mésalliés […] 524  »’

On pourrait rire de celui qui est fasciné par cette érudition minutieuse et insignifiante comme l’étymologie, car il passe pour dilettante, ou bien l’accuser de snobisme, dans le domaine généalogique ou historique, à la façon des partisans des Verdurin se moquant de l’érudition onomastique de Brichot. Pourtant ce dilettantisme permet de reconnaître l’écart entre le moment d’autrefois et le présent ainsi que l’écart entre la réalité et la fausse connaissance. C’est cette reconnaissance de l’intervalle temporel qui donne « la sensation du temps écoulé » au narrateur et qui peut « fortifier le sens de l’Histoire 525  ». Selon Proust, l’histoire est certes la recherche sur le passé mais elle permet aussi de mesurer l’écart entre le passé et le présent dans une dimension collective. C’est grâce à l’oubli que l’on y parvient. Antoine Compagnon remarque le fonctionnement de l’oubli chez Proust en concluant son étude sur l’onomastique de Brichot :

‘« L’histoire est vécue comme une perte du sens, un déclin. La leçon personnelle du héros, passant de “L’âge des noms” à “L’âge des choses” se double d’une leçon historique. L’histoire est un paysage primordial pétrifié. […] [Les étymologies] constituent l’un des moments les plus mélancoliques du roman […]. Ainsi les étymologies, tout en constituant une tumeur du roman, confirment son fonctionnement, où la loi s’abîme dans le hasard où les intermittences de l’oubli se donnent pour des faits de mémoire.  526  »’

Avec l’oubli résultant de l’écoulement du temps, toutes les choses perdent de leur sen originel d’où la généalogie et l’étymologie. Mais paradoxalement, la possibilité de la résurrection demeure dans cet oubli, d’où l’obstination de Proust pour rétablir ou inventer une généalogie ou une onomastique. Disons ainsi que les noms, ceux de lieux ou de nobles, sont des restes du passé oublié, à déchiffrer pour ressusciter celui-ci, de même qu’une expression paysanne est une trace d’un événement historique ou la politesse d’un aristocrate un reste de l’Ancien Régime.

Au sujet de la généalogie, le narrateur affirme : « D’ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du plaisir esthétique.  527  » Cette phrase n’est qu’en partie vraie parce que l’histoire divulgue un enseignement qui n’est pas sans rapport avec son cheminement vers le travail artistique, et que la généalogie constitue un univers comparable à celui de La Comédie humaine :

‘« (On voit, pour d’autres raisons, dans un dictionnaire de l’œuvre de Balzac où les personnages les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec La Comédie humaine, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac, et la tenir seulement parce qu’il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne.) […] Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en s’ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne.  528  »’

L’œuvre que le narrateur écrira sera celle où les noms insignifiants deviennent signifiants en communiquant entre eux. L’œuvre de remémoration sera dense parce que ces noms insignifiants combleront les sillons de la mémoire.

Notes
512.

Temps et récit, op. cit., t. III, p. 207-208. C’est le philosophe qui souligne. Proust écrit : « Ces années de ma première enfance ne sont plus ne moi, elles me sont extérieures, je n’en peux rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les récits des autres. » (CG, I, p. 313).

513.

CG, II, II, Esquisse XXXII, p. 1274.

514.

CG, II, II, p. 710. C’est nous qui soulignons.

515.

CG, II, II, Esquisse XXXXII, p. 1275.

516.

CG, II, II, p. 826. Notons d’ailleurs que, dans Contre Sainte-Beuve, l’auteur compare la famille de Guermantes à une église (préface de Bernard de Fallois, Paris, Éditions Gallimard, 1954, rééd., « Folio essais », 1987, chapitre XV, p. 279-280).

517.

Philippe Boyer, Le Petit pan de mur jaune. Sur Proust, op. cit., p. 75.

518.

Des généalogistes grecs ont attribué au XVIe siècle une origine fabuleuse à la famille Guermantes : « la fécondation mythologique d’une nymphe par un divin Oiseau » (CG, II, II, p. 732).

519.

CG, II, II, p. 839.

520.

CG, I, p. 492.

521.

« Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse, lesquels avaient beau s’appeler le prince d’Agrigente ou de Cystria, que leur masque de chair et d’inintelligence ou d’intelligence communes avait changés en hommes quelconques […] » (CG, II, II, p. 831).

522.

Dominique Jullien écrit à ce sujet : « […] la généalogie […] ressuscite la rêverie après la déception de l’expérience. Si l’expérience a substitué à l’essence onirique du nom la médiocrité contingente de la personne réelle, la généalogie a pour effet de relier la personne réelle à des parents qui ne sont, eux, que des noms, c’est-à-dire de rétablir, en effaçant l’obstacle charnel, l’euphorie onomastique. Les convives décevants [des Guermantes] ne sont plus, et littéralement cette fois, que des noms. » (Proust et ses modèles, les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon, op. cit., p. 128).

523.

CG, II, II, p. 831.

524.

TR, p. 540. Voir l’Esquisse LI (TR, p. 925-927).

525.

À travers la conversation avec une Américaine au sujet de la généalogie, il éprouve cette sensation : « […] l’inintelligibilité qui résultait de notre conversation avec la jeune femme du fait que nous avions vécu dans un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l’impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de l’Histoire. » (TR, p. 542). Proust écrit dans une variante : « De sorte que si nous avions en commun un même vocabulaire de mots, pour les noms celui de chacun de nous était différent. Et l’inintelligibilité qui en résultait donnait le sens de l’Histoire. » (TR, p. 1288, variante b de la page 541).

526.

« Brichot : étymologie et allégorie », op. cit., p. 254.

527.

CG, II, II, p. 831.

528.

CG, II, II, p. 826. Selon le commentateur de la Pléiade, le dictionnaire de La Comédie humaine est le Répertoire de la « Comédie humaine » de H. de Balzac rédigé par Anatole Gerfberr et Jules Christophe (Paris, Calmann Lévy, 1887). Voir CG, II, II, p. 1805, note 5 de la page 826.