Imprimer des traces du passé sur le Paris moderne

Le tumulte urbain

Certes, à la fin du Côté de Guermantes, le narrateur reconnaît déjà l’aspect ancien de Paris. Il décrit la beauté des « hautes cheminées évasées », des quartiers pauvres (non haussmanniens) éclairés par le soleil levant, Paris lui fait aussi songer à Venise ou à des villes hollandaises, Delft et Haarlem 560 . Toutefois, il n’en reste pas moins que c’est dans La Prisonnière que le narrateur relate obstinément les traces du passé dans la capitale. Cependant, elles sont décrites comme enclavées en pleine ville moderne. En effet dans ce volume, l’aspect moderne de la capitale est plus souligné que jamais : non seulement la nouveauté de l’architecture de la ville (Trocadéro entre autres 561 ) comme dans Du côté de chez Swann III et À l’ombre des jeunes filles en fleurs I, mais aussi les commodités de la vie moderne sont détaillées à travers les moyens de transport, le téléphone, la mode dans les milieux populaires, etc.

Proust commence le volume en décrivant le charme du bruit du transport urbain :

‘« Dès le matin, […] je savais déjà le temps qu’il faisait. Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris, selon qu’ils me parvenaient amortis et déviés par l’humidité ou vibrants comme des flèches dans l’aire résonnante et vide d’un matin spacieux, glacial et pur ; dès le roulement du premier tramway, j’avais entendu s’il était morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur.  562  »’

À travers La Prisonnière, les bruits de la voiture et du tramway sont sans cesse évoqués. Pour illustrer cela, relisons le texte suivant où le tumulte de la rue est décrit de nouveau :

‘« Échappés des grands hôtels, les chauffeurs ailés, aux teintes changeantes, filaient vers les gares, au ras de leur bicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Le ronflement d’un violon était dû parfois au passage d’une automobile, parfois à ce que je n’avais pas mis assez d’eau dans ma bouillotte électrique.  563  »’

Notons ici que le bruit de la voiture et celui de la bouillotte électrique, une autre commodité moderne, sont mis en parallèle. En outre, le volume se termine, comme il a commencé, avec une description du bruit des tramways ; ici aussi, le tumulte annonce au narrateur le temps qu’il fait dehors :

‘« Quand je m’éveillai, de mon lit par ces matins tôt levés du printemps, j’entendais les tramways cheminer, à travers les parfums, dans l’air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus jusqu’à ce qu’il arrivât à la solidification et à la densité de midi.  564  »’

Dans ce volume, dès le matin, Albertine part en promenade en automobile, son amusement principal à la capitale 565 comme à Balbec dans Sodome et Gomorrhe II. Ainsi, l’imagination du narrateur, nourrie par sa jalousie, parcourt Paris, Versailles et même Balbec en suivant la voiture d’Albertine. Le leitmotiv du bruit de la circulation, du début à la fin, accompagne le récit de La Prisonnière.

Or, Albertine était cycliste dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs II. À l’époque de La Prisonnière, la mode de la bicyclette parmi les filles passe dans les milieux populaires. D’ailleurs, « par une déchéance habituelle à toutes les modes, les vêtements et les mots qui, il y a quelques années, semblaient appartenir au monde relativement élégant des amies d’Albertine, étaient maintenant le lot des ouvrières.  566  » : une crémière a envie de se promener en vélo en portant son « polo », elle appelle son pull rouge « mon golf », comme Albertine le disait autrefois 567 .

Quant au téléphone qui a tant émerveillé le narrateur à Doncières par son caractère surnaturel et miraculeux 568 , dans La Prisonnière, il est entré dans les mœurs, on s’en sert « sans même y penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.  569  » Il est employé si communément que « l’enjolivement de phrases spéciales » comme « [cela] m’a fait grand plaisir d’entendre votre voix » est développé 570 . Ainsi, le narrateur l’utilise quotidiennement pour surveiller Albertine. Ce qui est remarquable, c’est que Françoise, représentante de la vieille France, s’accoutume mal à l’appareil : « une timidité et une mélancolie ancestrales, appliquées à un objet inconnu de ses pères, empêchaient [Françoise] de s’approcher d’un récepteur, quitte à visiter des contagieux.  571  »

Proust ne décrit pas ces commodités modernes sans leur donner de fonction. Jean-Yves Tadié les considère comme des signes du temps :

‘« Il y a des signes du temps, qui comptent plus que des dates : […] la calèche de Mme de Villeparisis, la bicyclette d’Albertine, l’auto de Balbec, l’avion au-dessus de la Manche ; ou encore le modern style mêlé d’Extrême-Orient, puis le Louis XVI dans des peintures blanc et or ; la mode, la présence ou non d’élégantes au Bois sont les vraies dates du romancier, les vraies preuves que passent les jours.  572  »’

De notre côté, reconnaissons en ces descriptions des nouveautés un écho à Baudelaire : le beau est composé de deux éléments, la beauté éternelle et la beauté éphémère et historique. Le romancier écrit en matière de peinture :

‘« […] je me demandais comment, puisque tant de peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe siècle où l’ingénieuse mise en scène est un prétexte aux expressions de l’attente, de la bouderie, de l’intérêt, de la rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard, ne peignit, au lieu de La Lettre, du Clavecin, etc., cette scène qui pourrait s’appeler : Devant le téléphone, et où naîtrait spontanément sur les lèvres de l’écouteuse un sourire d’autant plus vrai qu’il sait n’être pas vu.  573  » 574

Comme le commentaire de la Pléiade le note, Proust doit évoquer ici La lettre d’amour et La leçon de musique ou La Musique de Fragonard 575 . Pensons aussi à Renoir — le peintre représente souvent des femmes jouant du piano ou lisant une lettre — qui inspire le narrateur dans Le Côté de Guermantes II :

‘« Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel […] 576  »’

Lorsque le temps de Renoir est révolu, « la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette » l’afflige comme « la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe siècle aurait pu désoler un peintre de fêtes galantes 577  » (comme Watteau 578 mais aussi comme Boucher ou Fragonard). Les peintres doivent dépeindre les femmes en choisissant pour cadre de leur œuvre la vie moderne, comme Renoir s’est inspiré des mœurs parisiennes de son époque. Par ailleurs, l’expansion progressive du téléphone et de la bicyclette décrite chez Proust nous permet de dire ceci : dans La Prisonnière, le temps a évolué depuis Du côté de chez Swann qui a pour cadre historique, selon Willy Hachez, les années 1880-90 579 . Selon Jean-Yves Tadié, chez Proust, les commodités modernes étaient des signes du temps, disons dès lors qu’elles sont des signes de l’évolution du temps. C’est pourquoi Proust s’attache à la présentation de la modernité de l’époque où se déroule La Prisonnière. Ce qui montre le côté éphémère et historique du beau, c’est le temps écoulé.

Notes
560.

CG, II, II, p. 860.

561.

Pr., p. 672.

562.

Pr., p. 519.

563.

Pr., p. 643-644.

564.

Pr., p. 911. À la page suivante, Proust écrit de nouveau : « Comme un vent qui s’enfle par une progression régulière, j’entendis avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur de pétrole. » (Ibid., p, 912).

565.

Pr., p. 527.

566.

Pr., p. 650.

567.

Au XIXe siècle, la bicyclette était si chère que seulement les riches pouvaient en acheter. À la fin du siècle, grâce à l’amélioration du pneu, on a connu la mode du cyclisme dans tous les milieux sociaux français (voir Eugen Weber, France fin de siècle, The Président and Fellows of Havards College, 1986, p. 194-212). À l’époque de Proust, la bicyclette fut un symbole de l’émancipation des femmes, c’est ce que Maurice Leblanc a réussi à présenter dans son roman, Voici des ailes. Proust y fait allusion : « Plus loin une autre fillette était agenouillée près de sa bicyclette qu’elle arrangeait. Une fois la réparation faite, la jeune coureuse monta sur sa bicyclette, mais sans l’enfourcher comme eût fait un homme. Pendant un instant la bicyclette tangua, et le jeune corps semblait s’être accru d’une voile, d’une aile immense et bientôt nous vîmes s’éloigner à toute vitesse la jeune créature mi-humaine, mi-ailée, ange ou péri, poursuivant son voyage. » (Pr., p. 677-678). À propos de la thématique de la bicyclette chez Proust, renvoyons à la deuxième partie, “Le cycle d’Albertine et de Jean”, des Mobiles de Marcel Proust. Une sémantique du déplacement de Marie-Agnès Barathieu (Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2002, p. 121-222).

568.

« Le téléphone n’était pas encore à cette époque d’un usage aussi courant qu’aujourd’hui. […] Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne sur le souhait qu’il en exprime, fait apparaître, dans une clarté surnaturelle, sa grand-mère ou sa fiancée en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l’endroit même où elle se trouve réellement. » (CG, I, 431).

569.

Pr., p. 541.

570.

Pr., p. 609.

571.

Pr., p. 661.

572.

Proust et le roman, Paris, Éditions Gallimard, 1971, nouvelle édition, 1986, p. 298.

573.

Pr., p. 607.

574.

Plus tard, comme Proust le prévoit ici, Jean Cocteau décrira une femme au téléphone — toutefois dans une pièce de théâtre (La Voix humaine).

575.

Pr., p. 1723, note 1 de la page 607.

576.

CG, II, I, p. 623.

577.

TR, p. 349.

578.

Voir TR, p. 1222, note 3 de la page 349.

579.

« La chronologie d’A la recherche du temps perdu et les faits historiques indiscutables », in BSAMP, nº 35, 1985, p. 363-374.