L’orchestre des marchands ambulants

Pour mettre en contraste le temps actuel et le temps passé, Proust grave des traces du passé en plein Paris moderne. Examinons d’abord les cris des petits marchands ambulants, à cet égard, Marie-Claire Bancquart note que « les uns renvoyant l’auditeur à des siècles passés, les autres vifs et sans âge, ils font partie de ces constellations du grand monde ou celle de l’amour.  580  » Si Marie-Claire Bancquart note que les cris sont « vifs et sans âge », c’est qu’ils sont rapprochés de la musique de Boris Godounov de Moussorgski et de Pelléas et Mélisande de Debussy 581 . Marie-Claire Bancquart dégage une coïncidence entre ce rapprochement et l’attachement de Vincent d’Indy et de Stravinski à la musique populaire. Par ailleurs, cette musique jouée par les marchands évoque au narrateur « la psalmodie d’un prêtre au cours d’offices 582  », c’est-à-dire que, malgré tout, elle garde son côté suranné :

‘« Au milieu de la symphonie détonnait un “air” démodé : […] le marchand de jouets, au mirliton duquel était attaché un pantin qu’il faisait mouvoir en tous sens, promenait d’autres pantins, et sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan attardé de la pure mélodie : Allons les papas, allons les mamans, […] 583  »’

Ce qui est remarquable, c’est que tous ces cris sont mêlés au tumulte urbain. Proust écrit par exemple : « le sifflet du marchand de tripes et la corne du tramway firent résonner l’air à des octaves différentes  584  ». Et tous ces bruits « orchestraient légèrement l’air matinal, en une “Ouverture pour un jour de fête” 585  ». On entend aussi le grondement des rideaux de fer mêlé à cette symphonie :

‘« Les rideaux de fer du boulanger, du crémier, lesquels s’étaient hier soir abaissés […] se levaient maintenant […]. Ce bruit du rideau de fer qu’on lève eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n’aurais pas voulu perdre un seul en restant trop tard endormi.  586  »’

Comme il est symbolisé par la tour Eiffel, le fer est, avec le verre, un matériau qui marque la modernité. Pour cette raison, le narrateur dit que le bruit des rideaux de fer sera écouté dans tous les quartiers parisiens. À la différence de ce grondement métallique, les bruits des marchands ambulants ne sont entendus que dans le vieux quartier où se trouve « le noble hôtel de Guermantes » ; le narrateur se souvient que de même, jadis, les cathédrales « eurent non loin de leur portail […] divers petits métiers ». Cette alliance entre aristocratie et peuple évoque pour lui « la France ecclésiastique d’autrefois.  587  » Pourtant, les marchands ambulants sont en train de disparaître de la capitale :

‘« […] il me semblait que, si jamais je devais quitter ce quartier aristocratique — à moins que ce ne fût pour un tout à fait populaire — les rues et les boulevards du centre (où la fruiterie, la poissonnerie, etc. stabilisées dans de grandes maisons d’alimentation, rendaient inutiles les cris des marchands qui n’eussent pas, du reste, réussi à se faire entendre) me sembleraient bien mornes, bien inhabitables, dépouillés, décantés de toutes ces litanies des petits métiers et des ambulantes mangeailles, privés de l’orchestre qui venait me charmer dès le matin.  588  »’

Notons qu’au début du Côté de Guermantes, le narrateur a quitté le quartier typiquement haussmannien pour s’installer dans une aile de l’hôtel de Guermantes. Dans ce quartier, la nouveauté et l’antiquité coexistent. Par ailleurs, nous pouvons dire que l’esthétique du narrateur a mûri en comparaison de l’époque du Côté de Guermantes, car il est devenu, en empruntant son itinéraire artistique, sensible à l’aspect suranné de Paris.

Si le quartier noble ne perd pas son côté ancien, la duchesse de Guermantes, elle, transporte la vieille France en pleine ville moderne. Pour cette raison, elle ne cesse de charmer le narrateur, bien que ce dernier se soit déjà complètement réveillé du rêve qu’il s’était forgé à travers le nom « Guermantes » :

‘« Je savais très bien que […] le nom de duchesse de Guermantes ne signifiant rien maintenant qu’il n’y a plus de duchés ni de principautés, mais j’avais adopté un autre point de vue dans ma façon de jouir des êtres et des pays. Tous les châteaux des terres dont elle était duchesse, princesse, vicomtesse, cette dame en fourrure bravant le mauvais temps me semblait les porter avec elle, comme les personnages sculptés au linteau d’un portail tiennent dans leur main la cathédrale qu’ils ont construite, ou la cité qu’ils ont défendue.  589  »’

Notamment, son vocabulaire, comme celui de Françoise 590 , est comme tiré d’« un livre écrit en langage d’autrefois », ainsi, le narrateur goûte dans la conversation avec la duchesse « cette grâce française si pure qu’on ne trouve plus, ni dans le parler, ni dans les écrits du temps présent.  591  » En résumé, sa façon de prononcer est « un vrai musée d’histoire de France par la conversation 592  ». Le charme de Mme de Guermantes se retrouve dans La Prisonnière dans la mesure où elle parle comme les Français d’autrefois. Le pouvoir d’évocation que la robe de Fortuny possède ne diffère pas de celui de la duchesse. Cette dernière transporte « les châteaux des terres dont elle était duchesse, princesse, vicomtesse » à Paris, de même, « le surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses » fait renaître « tout [ce qui] avait péri » de la Venise de jadis 593 . C’est grâce à cette force évocatrice que les traces du passé se distinguent de la modernité. Tandis que la vie quotidienne du narrateur se déroule au sein de la ville moderne, ses rêves laissent s’insinuer la campagne et le temps passé.

Notes
580.

« Le Paris de Marcel Proust, capitale des équivalences », in Paris “Belle Époque” par ses écrivains, Paris, Éditions Adam Biro, 1997, p. 45.

581.

« […] l’appel que [les marchands ambulants] lançaient aux petites maisons voisines n’avait, à de rares exceptions près, rien d’une chanson. Il en différait autant que la déclamation — à peine colorée par des variations insensibles — de Boris Godounov et de Pelléas […] » (Pr., p. 623).

582.

Pr., p. 623.

583.

Pr., p. 644. Également : « Sans irrévérence, comme le peuple pieux du Moyen Âge, sur le parvis même de l’église jouait les farces et les soties, c’est à ce “dicere” que fait penser le marchand de chiffons, quand, après avoir traîné sur les mots, il dit la dernière syllabe avec une brusquerie digne de l’accentuation réglée par le grand pape du VIIe siècle […] » (ibid., p. 634).

584.

Pr., p. 643.

585.

Pr., p. 623.

586.

Idem.

587.

Idem.

588.

Pr., p. 643.

589.

Pr., p. 540. C’est nous qui soulignons.

590.

Pr., p. 544. Pourtant, le vocabulaire de la bonne commence à changer sous l’influence de sa fille : « L’influence de sa fille commençait à altérer un peu le vocabulaire de Françoise. Ainsi perdent leur pureté toutes les langues par l’adjonction de termes nouveaux. » (Pr., p. 660).

591.

Pr., p. 543.

592.

Pr., p. 545. Le narrateur cite l’expression de Mme Daudet pour décrire le charme mélancolique de la conversation d’Oriane : « l’âpre saveur des crêpes de blé noir cuites sur un feu d’ajoncs. » (Pr., p. 546).

593.

Pr., p. 871-872.