L’absence de la nature

Le Bois, la nature artificielle ou le jardin public

À la fin de Du côté de chez Swann III, pour le narrateur adolescent, admirateur d’Odette, le bois de Boulogne se présente tout d’abord comme un jardin d’acclimatation, puis, au fur et à mesure, comme le cadre théâtral de l’apparition de Mme Swann dans l’allée des Acacias. En ce sens, le Bois est « le Jardin des femmes » et, « comme l’allée de Myrtes de L’Énéide », « l’allée des Acacias était fréquentée par les Beautés célèbres.  594  »

Quelques pages plus tard — ici l’écart entre le souvenir et la réalité est mis en question —, le narrateur décrit de nouveau la nature du Bois : saisi par le souvenir de Mme Swann, il traverse le Bois en automne 1913 595 . Proust commence le texte en résumant dans une certaine mesure ce qu’il a déjà écrit : « Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l’ai retrouvée cette année 596  ». Le narrateur retrouve ainsi le charme du Bois tel qu’il lui apparaissait jadis. Le romancier souligne ensuite en particulier l’aspect « factice » du Bois :

‘« Et le bois avait l’aspect provisoire et factice d’une pépinière ou d’un parc, où soit dans un intérêt botanique, soit pour la préparation d’une fête, on vient d’installer, au milieu des arbres de sorte commune qui n’ont pas encore été déplantés, deux ou trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques […]. Par moments apparaissait quelque construction inutile, une fausse grotte, un moulin […]. On sentait que le Bois n’était pas qu’un bois, qu’il répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres, l’exaltation que j’éprouvais n’était pas causée que par l’admiration de l’automne, mais par un désir.  597  »’

Ce texte montre le vrai caractère du charme du Bois, ce n’est pas un bois naturel mais artificiel, un simulacre (même la vraie « lumière du soleil » se présente comme « artificielle 598  »). Malgré son nom, le Bois est en réalité un jardin public. Cela s’avère historiquement correct : Napoléon III ordonna à l’architecte Alphand d’aménager au Bois un parc à l’anglaise et ainsi ce dernier créa des lacs et traça quatre-vingt-quinze kilomètres de routes nouvelles 599 . Le charme du Bois réside dans cette artificialité.

Le caractère factice n’est pas sans rapport avec la fonction primordiale du Bois chez Proust : « une destination étrangère à la vie de ses arbres » n’est pas autre chose que la vie mondaine ou demi-mondaine. Odette le compte parmi « les endroits chics » : « le dimanche matin l’avenue de l’Impératrice, à cinq heures le tour du Lac, le jeudi l’Éden Théâtre, le vendredi l’Hippodrome, les bals… 600  ». Selon la note de la Pléiade, l’avenue de l’Impératrice fut appelée après la chute du Second Empire avenue du Bois-de-Boulogne ou simplement avenue du Bois 601 (elle est actuellement l’avenue Foch). Il va sans dire que le « Lac » désigne celui qu’Alphand a fait creuser dans le Bois 602 . Ces paroles traduisent qu’aux yeux d’une « cocotte » comme Odette, le Bois est un lieu où les hommes et les femmes échangent des regards à la fois furtifs et significatifs. Le narrateur l’observe : « Parfois pourtant quand elle s’était retournée pour appeler son lévrier, elle jetait imperceptiblement un regard circulaire autour d’elle.  603  » Quant au narrateur jeune, il désire s’y livrer au plaisir que des filles inconnues pourraient lui donner s’il pouvait quitter Albertine. Toujours dans le Bois, il prend conscience qu’il oublie Albertine pour la première fois depuis sa mort, tandis qu’il se sent attiré par des jeunes filles, notamment par celle qu’il prend à tort pour Mlle d’Éporcheville (il s’agit en réalité de Gilberte, appelée désormais Mlle de Forcheville depuis le remariage de sa mère 604 ).

Néanmoins, à peine la nuit tombe-t-elle que la nature détrône la beauté essentiellement factice du Bois. À la fin de Du côté de chez Swann, le « désir » de retrouver les femmes élégantes, représentées par Odette qu’il ne pouvait s’empêcher d’adorer dans son adolescence, le conduit vers l’allée des Acacias. Mais il ne retrouve plus les femmes élégantes telles qu’elles s’habillaient dans le passé, puisque la mode a changé. Au lieu de victorias, on se sert d’automobiles pour se promener. Le « Jardin des femmes » se transforme en jardin des Dieux morts 605 . De même, les femmes qui lui semblaient élégantes se métamorphosent en spectres, « ombres terribles de ce qu’elles avaient été, errant, cherchant désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens 606  ». Cette déception provoque la transformation de cet éden en un bois quelconque avec la tombée de la nuit :

‘« Le soleil s’était caché. La nature recommençait à régner sur le Bois d’où s’était envolée l’idée qu’il était le Jardin élyséen de la Femme ; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était gris ; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un lac ; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des cris aigus se posaient l’un après l’autre sur les grands chênes qui sous leur couronne druidique et avec une majesté dodonéenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt désaffectée, […] 607  »’

Ici, il est frappant que le narrateur oppose l’artifice et la nature. La réalité l’emporte sur l’illusion selon laquelle le Bois est le « Jardin des femmes », cette victoire de la nature sur l’artifice résulte de l’obscurité nocturne. La transformation chagrine le narrateur tout en lui faisant comprendre que la réalité diffère de l’image du passé qu’il conserve dans sa mémoire.

Cependant, quand il s’agit d’un désir charnel, les ténèbres se présentent plutôt comme bénéfiques : par exemple, Swann emmène « sa » jeune ouvrière au Bois 608 . Par ailleurs, Odette avoue à Swann s’être livrée au plaisir lesbien derrière un petit rocher dans l’île 609 . En outre, en organisant un dîner avec Mme de Stermaria dans l’île du Bois pour la séduire, le narrateur affirme :

‘« Sans doute déjà bien avant d’avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et quand il ne s’agissait pas encore de Mme de Stermaria, l’île du Bois m’avait semblé faite pour le plaisir parce que je m’étais trouvé aller y goûter la tristesse de n’en avoir aucun à y abriter. C’est aux bords du lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières semaines de l’été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle n’a pas déjà quitté Paris, on erre avec l’espoir de voir passer la jeune fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l’année, qu’on ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant.  610  »’

Ainsi, ce bois « artificiel », ce « royaume romanesque », peut donner une illusion exquise au chasseur d’amours qu’est le narrateur : ce dernier rêve de « posséder » Mme de Stermaria, une bretonne, dans le lac du Bois aux bords duquel il peut y avoir du brouillard comme dans une île de Bretagne 611 . Le Bois se présente ainsi comme un lieu de rendez-vous où l’on peut goûter certains plaisirs interdits aux enfants… Le bois urbanisé, si l’on peut dire, fournit l’occasion de profiter de l’obscurité que la capitale a perdue.

Notes
594.

CS, III, p. 410

595.

Si l’on tient compte de la phrase citée ensuite et de la date de la publication du volume (le 14 novembre 1913), on peut en déduire que le romancier situe cette promenade au Bois en novembre 1913.

596.

CS, III, p. 414.

597.

CS, III, p. 415-416.

598.

CS, III, p. 415.

599.

Henry Raczymov, Le Paris littéraire et intime de Marcel Proust, Paris, Éditions Parigramme, 1997, p. 91. Il nous semble significatif que l’autre parc parisien mentionné dans la Recherche, les Buttes-Chaumont est également créé par Alphand. Dans La Prisonnière, il joue un rôle d’autant plus important qu’Albertine y fait une promenade dans le but — le narrateur l’imagine — de se livrer au plaisir lesbien. Ajoutons que, selon Mme Bontemps, sa nièce allait aux Buttes-Chaumont avec Andrée tous les jours trois ans avant l’époque où le récit de La Prisonnière se déroule (Pr., p. 890).

600.

CS, II, p. 239.

601.

Une variante montre que Proust a écrit d’abord « l’avenue du Bois » au lieu de « l’avenue de l’Impératrice » (CS, II, p. 1212, la variante a de la page 239).

602.

En revanche, l’Éden fut situé rue Bourdreau, dans le neuvième arrondissement. Quant à l’Hippodrome, il se trouvait entre l’avenue de l’Alma et l’Avenue Marceau de 1875 à 1892, aux Champs-Élysées, non dans le Bois (CS, II, p. 1212, la note 1 de la page 239).

603.

CS, III, p. 412. Ce caractère demi-mondain du Bois se révèle prouvé également du point de vue biographique. Henri Raczymow écrit : « Le bois de Boulogne, c’est d’abord l’endroit que fréquente l’oncle Louis qui s’y promène dans sa voiture, arpentant l’allée des Acacias, lieu de prédilection des demi-mondaines. Marcel n’est pas insensible aux belles dames que fréquente son oncle ; demi-mondaines ou courtisanes parfois célèbres […] » (Le Paris littéraire et intime de Marcel Proust, op. cit., p. 92).

604.

AD, II, p. 139-143.

605.

CS, III, p. 417.

606.

Idem.

607.

CS, III, p. 419.

608.

CS, II, p. 223. Par ailleurs, l’exclusion de Swann du clan des Verdurin s’opère au restaurant dans l’île des Cygnes du Bois (CS, II, p. 279-280).

609.

CS, II, p. 359 : « “Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois un soir où tu es venu nous retrouver dans l’île. Tu avais dîné chez la princesse des Laumes”, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. “À une table voisine il y avait une femme que je n’avais pas vue depuis très longtemps. Elle m’a dit : ‘Venez donc derrière le petit rocher voir l’effet du clair de lune sur l’eau.’ D’abord j’ai bâillé et j’ai répondu : ‘Non, je suis fatiguée et je suis bien ici.’ Elle a assuré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit : ‘Cette blague !’ ; je savais bien où elle voulait en venir.” » Le narrateur amoureux d’Albertine commenterait ces paroles d’Odette de la manière suivante : « Et puis [Albertine] a eu cette terrible intonation dédaigneuse : “Je lui ai dit non, catégoriquement”, qui se retrouve dans toutes les classes de la société quand une femme ment. » (Pr., p. 604).

610.

CG, II, II, p. 679. C’est Saint-Loup qui conseille au narrateur d’inviter Mme de Stermaria en cabinet particulier dans un restaurant du Bois (CG, II, II, p. 645).

611.

CG, II, II, p. 680.