Il nous semble que Proust était sensible à la disparition des ténèbres à Paris. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs I, Proust montre que Paris connaissait l’obscurité dans un passé récent, c’est-à-dire à l’époque où ses rues ne se munissaient pas d’éclairages électriques :
‘« Dans ce quartier [où habitaient les Swann], considéré alors comme éloigné, d’un Paris plus sombre qu’aujourd’hui, et qui, même dans le centre, n’avait pas d’électricité sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d’un salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas […] suffisaient à illuminer la rue et à faire lever les yeux au passant […] 612 »’Cette remarque fait pendant aux paroles de Swann, trouvées quelques dizaines de pages plus tôt, selon lesquelles la capitale est si bien équipée de réverbères que la lune illumine les monuments parisiens sans y ajouter son charme authentique 613 . Cette disparition des ténèbres à Paris décrite deux fois dans ce volume résulte évidemment d’une circonstance historique : au XIXe siècle, d’abord le bec de gaz, ensuite l’électricité, ont réussi à dissiper l’obscurité de la ville. Le Paris proustien est une ville en voie d’urbanisation dont les ténèbres sont absentes.
Selon Proust, de quels charmes ces réverbères privent-ils Paris ? Swann répond : le clair de lune. Celui-ci est pourtant restitué par le Bois : le charme du Bois lié au désir charnel émane de la clarté lunaire comme Swann le raconte au narrateur en songeant mélancoliquement à son ancien amour pour Odette 614 . Charlus, lui aussi, y est sensible, en essayant de séduire le jeune narrateur. Il déclare :
‘« […] voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. […] Ah ! ce serait agréable de regarder ce “clair de lune bleu” au Bois avec quelqu’un comme vous […] 615 »’Même au crépuscule, aux alentours du Bois, le narrateur apprécie le clair de lune. En sortant du Bois en voiture pour rentrer à la maison avec Albertine, il voit la lune dans le ciel parisien :
‘« À peine sortis [du] couvert [des arbres d’hiver] assombri, nous retrouvâmes, pour sortir du Bois, le plein jour, […] quand, quelques instants seulement après, au moment où notre voiture approchait de l’Arc de Triomphe, ce fut avec un brusque mouvement de surprise et d’effroi que j’aperçus au-dessus de Paris la lune pleine et prématurée comme le cadran d’une horloge arrêtée qui nous fait croire qu’on s’est mis en retard. 616 »’Ce qui nous intéresse, c’est que cette apparition de la lune autour de l’Arc de Triomphe se répète à la fin du volume. Cette fois-ci, la scène se passe vers la porte Maillot : « la bordure bleu pâle » de l’astre de la nuit — comme la clarté lunaire que Charlus a décrite au narrateur — s’élève au bord des toits des monuments parisiens. L’évocation de la lune s’accompagne ici du désir pour les femmes inconnues à la différence du texte que nous venons de citer : « Je n’osai [dire à Albertine] que j’en aurais mieux joui si j’avais été tout seul ou à la recherche d’une inconnue. 617 »
Il nous semble que, dans ces deux descriptions de la lune, notamment dans la deuxième, Proust accorde plus d’importance à la lumière projetée par cet astre sur les monuments parisiens, qu’à l’astre en lui-même. Swann a dit au narrateur adolescent qu’à Paris, le rayon lunaire n’était que « lueurs insolites » illuminant les monuments parisiens et que le ciel est brûlé par la lune sans pourtant connaître ni « danger » ni « couleur ». Justement ces « lueurs insolites » qui projètent leurs reflets sur les monuments enchantent le narrateur 618 .
Cette transfiguration par le clair de lune de la ville modernisée qu’est Paris en un « dessin » d’« une ville détruite 619 » montre que l’alliance entre le paysage urbain et la nature engendre la beauté. Plutôt que d’une alliance, peut-être faudrait-il parler de l’irruption d’un élément de la nature dans le milieu urbain ? En effet, « même dans les rues », il arrive au narrateur « de recueillir la pureté naturelle d’un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris 620 ». La lumière naturelle s’infiltre au sein de la lumière factice. Nous avons dit que les traces du passé étaient décrites comme emboîtées en pleine ville moderne, la nature elle aussi pénètre dans la capitale d’une façon inattendue.
Disons ainsi que le narrateur ne déplore pourtant ni la disparition progressive de la nature ni celle de l’aspect historique, mais qu’il éprouve un plaisir en retrouvant les traces de la nature, comme les traces du passé, infiltrées au milieu des environnements urbains. Après la mort d’Albertine, en allant au Bois un dimanche de Toussaint, le narrateur affirme que l’absence d’Albertine rend ce dimanche plus beau que les autres journées, « parce que ce qui n’y était plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux. 621 » Il en va de même de la nature et du passé : leur absence est comblée par leurs traces imprimées sur la ville. Dans cette gravure, réside, chez Proust, la beauté du paysage urbain.
Pourtant, un autre thème se révèle ici : celui des ruines. La clarté lunaire transfigure la capitale en ruines dans l’imagination du narrateur. Cette destruction de la ville par l’éclairage nocturne se retrouve avec plus d’intensité dans la partie consacrée à la Grande Guerre. C’est ce que nous allons aborder à présent.
JF, I, p. 581-582.
JF, I, p. 523.
En comparant la sonate de Vinteuil au clair de lune, il fait éloge du Bois et de la plage éclairée par la lune et ajoute : « À Paris, c’est le contraire ; c’est tout au plus si on remarque ces lueurs insolites sur les monuments, ce ciel éclairé comme par un incendie sans couleur et sans danger, cette espèce d’immense fait divers deviné. » (JF, I, p. 523).
CG, II, II, p. 850-851. Peut-être Charlus pense-t-il au poème « Clair de lune bleu » de Victor Hugo. À cet égard, renvoyons aux pages 909-910 de La Prisonnière. Par ailleurs, Philippe Boyer démontre que le nom de Turner fonctionne comme un signe de l’homosexualité chez Proust (Le Petit pan de mur jaune. Sur Proust, op. cit., p. 55-66).
Pr., p. 680.
Pr., p. 909. Cette phrase montre par excellence que la clarté lunaire suscite chez le narrateur le désir charnel.
Le thème de la lune qui éclaire les monuments est en effet cher à Proust comme la lune qui illumine les Palais donnant sur la place de la Concorde (JF, I, p. 480, déjà cité).
Pr., p. 909.
AD, I, p. 63-64.
AD, II, p. 139.