Paris en ruines

Perpétuel renouvellement, perpétuelle destruction

Nous avons essayé de mettre en lumière les fonctions des images des ruines chez Proust. Consacrons-nous maintenant à la thématique du Paris en ruines dans la Recherche.

Tout d’abord, il est pertinent de noter le contexte historique : Proust n’est pas le seul à décrire Paris comme une ville moderne sans aspect historique. Aux yeux de certains artistes de la seconde moitié du XIXe siècle, la capitale se présente également comme une ville dépourvue d’épaisseur historique. Si Ruskin s’oppose à la restauration des monuments, dont Viollet-le-Duc prend l’initiative, c’est qu’il considère que la belle architecture est celle qui « rend historique l’architecture de son époque 622  » ; dans ce contexte, un bâtiment n’a pas de sens sans fonction mnémonique, il doit évoquer le passé. C’est pourquoi la construction de fer et de verre, « démontable, répétitive, polyvalente et perpétuellement rénovable 623  » lui déplaît. En effet, quelques monuments métalliques édifiés au XIXe siècle ne jouissent pas d’une vie durable. Par exemple, les halls d’exposition, notamment ceux des Expositions universelles, qu’on a mis des années à bâtir, sont détruits au bout de quelques mois, après que l’Exposition se soit déroulée. Giovanni Macchia écrit au sujet des quatre locomotives placées à l’entrée de l’Exposition de 1855 et conclut : « Semblables à de grands taureaux ou à de majestueux sphinx égyptiens, elles ne veillaient plus sur des temples, mais sur les grands panthéons de l’industrie.  624  » Les temps modernes s’articulent autour de cette perpétuelle rénovation en faveur du développement industriel. C’est pourquoi Proust écrit, en comparant les gares aux « ateliers vitrés » :

‘« Saint-Lazare […] déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immense ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d’une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s’accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l’érection de la Croix.  625  »’

Le narrateur observe que « les modes changent étant nées elles-mêmes du besoin de changement 626  ». Il détaille le changement de la nouveauté dans son roman : nous avons vu que le narrateur s’habitue au téléphone qui l’a émerveillé dans Le Côté de Guermantes I ; l’utilisation de la bicyclette, destinée uniquement à la bourgeoisie dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs II, est répandue dans La Prisonnière dans les milieux plus modestes. Ce « besoin de changement » caractérise le temps industriel qu’est l’époque moderne, comme Philippe Hamon le souligne :

‘« […] c’est l’industrie et la mode qui, en multipliant à un rythme accéléré les “nouveautés”, fournissent [l’univers], plus que l’Histoire et le patrimoine, en spectacles toujours renouvelés. Le magasin et le magazine remplacent l’Histoire et l’historien, le mémento du catalogue la mémoire du visiteur […] 627  »’

Certes, comme Paris, « Rome avait été détruite à plusieurs reprises, reconstituée et rénovée, s’alimentant pour ainsi dire d’une vigueur antique pour opérer de nouvelles créations.  628  » Pourtant, la marche de l’histoire depuis le XIXe siècle montre que ce renouvellement de la ville se présente désormais comme le seul but jamais atteint de l’activité humaine (puisque le renouvellement doit être sans cesse renouvelé) et que les débris disparaissent immédiatement en faveur des nouvelles constructions ; par conséquent, selon certains écrivains, la capitale française ne revêtira plus jamais une majesté historique telle celle que la capitale italienne possède, à moins que l’on ne se libère de ce culte du progrès. Ainsi, Paris devient un lieu dépourvu d’épaisseur historique, non un lieu de mémoire.

Or, pour certains écrivains, ce développement industriel qui renouvelle l’apparence de la capitale la détruit simultanément. Il n’est plus question d’architecture, mais de tous les objets qui décorent la ville. En analysant le fétichisme pour les nouveautés, typique au temps capitaliste, Walter Benjamin écrit en 1935 :

‘« Le développement des forces productives avait ruiné les idéaux du [XIXe siècle], bien avant que ne s’écroulent les monuments qui les représentaient. […] nous commençons à découvrir, avant même leur effondrement, que les monuments de la bourgeoisie sont des ruines.  629  »’

Certes, cette remarque doit son aspect eschatologique à l’époque de sa rédaction : durant la montée du nazisme. Mais elle nous semble très significative pour comprendre le thème des ruines de Paris chez Proust ; car l’industrie a besoin de renouveler la nouveauté, et celle-ci nécessite la destruction de la nouveauté d’hier, si insignifiante soit-elle. Il est dès lors clair que le perpétuel renouvellement désigne en réalité la perpétuelle destruction. Les ruines invisibles s’amoncellent sans cesse sur les ruines de Paris.

La Recherche n’est pas sans rapport avec cette vision de la modernité. L’image du Paris en ruines traduit ce perpétuel renouvellement à l’époque industrielle comme nous allons maintenant le montrer.

Notes
622.

Les Sept lampes de l’architecture, traduction de l’anglais, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, 1980, p. 188.

623.

Expositions, littérature et architecture au XIXe siècle, op. cit., p. 59.

624.

Paris en ruines, op. cit., p. 395. Même les constructions de fer collectives qui échappent à cette démolition prématurée ont disparu après un siècle : les grands arcs mauresques et les minarets du palais du Trocadéro, cité par Proust, ou encore les passerelles métalliques de Passy (idem).

625.

JF, II, p. 6. C’est ici la séparation d’avec la mère lors du départ vers Balbec qui motive la connotation dramatique de cette description par le narrateur.

626.

JF, I, p. 425.

627.

Expositions, littérature et architecture au XIXe siècle, op. cit., p. 70. Ici, le critique confronte le « touriste-antiquaire romantique » qui parcourt « l’univers », comme Nerval, Chateaubriand ou Lamartine, et le visiteur de l’Exposition universelle : « L’univers vient à lui plus qu’il ne va pas à l’univers. » (Idem).

628.

Paris en ruines, op. cit., p. 377.

629.

« Paris, capitale du XIXe siècle », in Œuvres, op. cit., t. III, p. 66.