Le panorama des monuments parisiens

Qu’apporte l’image de la ruine au Paris proustien appartenant à cette époque où la ville est privée d’épaisseur historique ? Pour le savoir, il est pertinent de citer un texte de La Prisonnière que nous avons survolé plus haut. Il apparaîtra que cette opération sert à assigner à la capitale qui en est dépourvue la beauté particulière de ce qui est ancien et historique :

‘« Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux monuments de Paris s’était substitué, pur, linéaire, sans épaisseur, le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville détruite dont on eût voulu relever l’image ; mais au bord de celle-ci s’élevait avec une telle douceur la bordure bleu pâle sur laquelle elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée : il y avait clair de lune.  630  »’

De la porte Maillot qui domine Paris, on voit le panorama de la ville. Nous sommes tentés de subodorer que de là le narrateur regarde les Champs-Élysées, de l’Arc de Triomphe au Louvre, et Notre-Dame plus loin en direction de l’est : l’histoire entière de la capitale française pendant des siècles et sa gloire (mais laquelle ? napoléonienne ?) au XIXe siècle. Or, comme chacun de ces monuments a perdu son volume dans l’obscurité, leur ensemble n’est plus qu’une ligne monotone, la vision de Paris se présente comme plate et homogène : le dessin d’une ville détruite. Pourquoi Proust compare-t-il la capitale tellement animée aux vestiges de monuments ruinés ? Pour répondre à cette question, il est pertinent d’abord d’esquisser l’histoire de Paris, en particulier celle du XIXe siècle.

La capitale n’est pas aussi vieille que Rome à moins que l’on ne remonte à sa naissance mythique — Lutèce dérive de Lotus et Paris d’Isis, Hugo est d’ailleurs ravi de trouver une parenté de la ville française avec l’Antiquité égyptienne 631 . C’est au début du VIe siècle — durant la période des dynasties mérovingiennes — que Clovis la choisit comme capitale du royaume des Francs. Dès lors, elle connut des guerres, civiles ou internationales. En nous en tenant à l’histoire moderne — dans le sens traditionnel du terme — nous comprenons que la ville de Paris fut toujours agitée : par exemple, à la fin du règne de Louis XIV, Paris traversa une période désastreuse à cause de l’augmentation des impôts, de plusieurs années de disette, de froids rigoureux, comme Saint-Simon et Mme de Sévigné en témoignent dans leurs œuvres. C’est à la Bastille que la Révolution fut déclenchée, puis, Napoléon joua un grand rôle dans la structure de Paris telle que nous la connaissons. Alfred Fierro dans l’Histoire et dictionnaire de Paris cite un livre sur Paris sous le Directoire publié au début du XXe siècle par Albert Vandal. Selon ce dernier, la ville de Paris à cette période ressemblait à un « amalgame confus de laideurs et de beautés, germes poussant sur les débris » comme si elle avait été détruite durant la Terreur. Aussi faut-il transformer la capitale :

‘« Si [un étranger] arrive par l’ouest, les Champs-Élysées, plus animés qu’autrefois, quoique d’aspect encore forestier, le conduisent au plus bel aspect que présente une capitale. Le Directoire avait voulu que la place de la Concorde, la sanglante place de la Révolution, entourée désormais d’édifices et de jardins réparés, mît au-devant de Paris un imposant parvis. “Le pont, les Tuileries, les Champs-Élysées, les quais, le Palais-Bourbon, forment un ensemble fort remarquable.” 632  » 633

C’est ainsi que le nouveau Paris fut créé, superposé à l’ancien. L’Obélisque de la Concorde et l’Arc de Triomphe de l’Étoile : voilà des monuments représentatifs du nouveau Paris napoléonien, une imitation de telle cité antique (égyptienne ou romaine), bien qu’ils n’aient été inaugurés qu’en 1836, c’est-à-dire sous la Restauration. Des monuments plus anciens, les palais de Gabriel, bâtis au XVIIIe siècle, les Tuileries, au XVIe siècle et le Louvre (qui existait déjà au XIIIe siècle, fut démoli partiellement au XVIe siècle et devint tel qu’il est aujourd’hui au XVIIe siècle), se situent autour de la place de la Concorde, en son centre se tient l’Obélisque. Celle-ci est reliée à l’Arc de Triomphe par les Champs-Élysées. Cette avenue, aménagée dès la Restauration 634 , se présente ainsi comme une voie glorieuse du Paris du XIXe siècle.

Il faut noter simultanément que la France connut des changements de rythme vertigineux dans le régime politique durant le XIXe siècle. En même temps, la révolution industrielle se déroula à une grande vitesse. Certes, du Second Empire à la troisième République, la capitale prospéra comme centre du monde (pour Benjamin elle fut la capitale du monde au XIXe siècle 635 ). Cet essor s’établit sur un nouveau Paris qu’Haussmann, le préfet de la Seine, avait construit en démolissant le vieux Paris sous le règne de Napoléon III et qui fut détruit à son tour, au moins partiellement, pendant la guerre franco-allemande en 1870 et la Commune de Paris en 1871. Comme les barricades lors de la révolution de juillet, décrites chez Hugo, celles de la Commune apportèrent des dévastations considérables : le palais des Tuileries fut détruit, le Louvre perdit une partie de ses murs 636 . Le XIXe siècle fut donc un siècle de destructions pour Paris, tantôt en faveur du développement technologique tantôt pour la cause révolutionnaire. Proust naquit pendant cette période agitée et il vécut la troisième République. Dans son roman, ignorant ces deux événements destructeurs qui marquent un tournant de l’histoire, il dépeint donc la capitale comme une ville moderne et exclut les événements sombres qui se sont déroulés juste avant sa naissance. Pourtant, il nous semble qu’il y fait allusion en employant l’expression « une ville détruite 637  » dans le passage cité plus tôt. Dans la partie qui se passe pendant la guerre, il compare le Paris au temps de ces hostilités avec celui du Directoire. Même s’il ne décrit pas dans les détails les misères provoquées par la guerre, il est sensible au cycle historique des écroulements et des restaurations. En outre, le roman met en parallèle la destruction de la vieille société parisienne et la déchéance d’un individu, Charlus. Ces deux destructions amèneront le dénouement de l’œuvre : l’effondrement d’un univers et la naissance d’un autre. Paris incarne ainsi l’histoire des destructions et des reconstructions durant des siècles. Le panorama de ses monuments nous le montre clairement. Ce cycle historique, dérobé derrière le renouvellement des nouveautés qui caractérise les temps modernes, transporte l’ensemble de Paris dans un « espace à quatre dimensions », comme celui qu’occupe l’église de Combray.

Notes
630.

Pr., p. 909.

631.

Voir Giovanni Macchia, Paris en ruines, op. cit., p. 394.

632.

Albert Vandal, L’Avènement de Bonaparte, Paris, Plon-Nourrit, 2 vol., 1902-1903, t. I, p. 446.

633.

Ces lignes d’Albert Vandal sont citées dans l’Histoire et dictionnaire de Paris, par Alfred Fierro, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 139.

634.

Voir Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de Paris, op. cit., p. 294.

635.

Nous faisons bien sûr allusions à « Paris, capitale du XIXe siècle » (op. cit.). Pierre Daix souligne à propos de l’histoire de la réception de l’art au XIXe siècle : « […] il saute aux yeux que la réussite unique de la France a tenu à la rencontre entre une histoire française sociale, politique, culturelle, extraordinairement mouvementée depuis la Révolution française et ses multiples répliques jusqu’à la Commune, qui a offert aux artistes des horizons inédits et une liberté […] Paris est devenu le centre de l’art moderne […] » (Pour une histoire culturelle de l’art moderne. De David à Cézanne, op. cit., p. 11).

636.

Paris en ruines, op. cit., p. 40.

637.

Pr., 909.