Détruire pour homogénéiser

Pourtant, cette évocation d’une « ville détruite » est loin d’être une leçon de l’histoire chez Proust. Elle traduit une esthétique du romancier. Comment cette destruction de Paris s’opère-t-elle alors chez Proust ? Pour répondre à cette question, prêtons attention à la lune éclairant les monuments parisiens : nous retrouverons l’association entre les ruines et la clarté lunaire comme dans le boulevard de la gare de Combray comparé au tableau peint par Hubert Robert. Pourtant, ici, l’astre de la nuit n’est pas introduit comme un instrument qui sert à réintégrer Paris dans le temps cosmique, mais il homogénéise la vision de la ville et par conséquent lui permet d’accéder à la beauté. Rappelons que le narrateur adolescent songe au décor d’Orphée aux enfers d’Offenbach en regardant les Palais de Gabriel éclairés par la lune — par cette évocation, pour la première fois, il trouve belle cette architecture : ici, exactement, les colonnes des palais sont « dématérialisées par le clair de lune 638  ». Les colonnes des palais ont « l’air découpées dans un carton », poursuit le texte, par conséquent, ceux-ci perdent leur matérialité solide de pierre et étalent leur surface sur un seul plan.

En analysant l’« imaginaire du tissage » chez Proust qui sert à « homogénéiser » « la simple perception du paysage », Jean-Pierre Richard écrit :

‘« L’objet s’y organise alors en réseau, ou dentelle : les fragments à réunir, mais à réunir seulement en s’y brisant et éparpillant, selon le vœu de la vision sauvage, s’allongent, linéarisent, y passent les uns sur et au-dessous des autres, s’y nouent selon les combinaisons les plus diverses. Quelquefois la lumière leur sert de modèle direct […] 639  »’

Cette remarque s’applique à ce texte sur le panorama de Paris au clair de lune. L’homogénéisation de la ville de Paris sur un seul plan est d’ailleurs comparable à l’opération artistique, car le narrateur trouve une homogénéisation identique dans la manière d’Elstir et dans la diction de la Berma 640 . Pour quelle raison cette homogénéisation est-elle alors nécessaire dans le texte où Paris se présente comme un « dessin d’une ville détruite » ?

Nous avons noté que le Paris proustien se présente comme une ville moderne qui ne possède pas les deux qualités que la grand-mère apprend à apprécier : l’ancienneté et la nature. Pour lui donner l’ancienneté, le narrateur avait besoin de découvrir des traces fragmentaires du passé gravées sur la ville ; il cherche la beauté de la nature dans un simulacre de celle-ci, le bois de Boulogne. Cette reconnaissance du manque de traces historiques et du manque de nature dans Paris, dont la poésie des ruines a besoin comme nous l’avons vu, se retrouve chez plusieurs écrivains du XIXe siècle, entre autres Vigny et Hugo. Après la révolution de Juillet, Vigny lui aussi contemple de nuit le panorama de la capitale. Le poète est, selon Giovanni Macchia, le premier à faire le tableau du Paris industriel : « Un mouvement agite la ville. La Nature, qui dans la poésie des ruines prenait le dessus par rapport aux ouvrages de l’homme, semble lointaine et épuisée.  641  » Quant à Hugo, il considère les monuments parisiens comme trop neufs pour être aussi beaux que ceux d’une cité antique, égyptienne ou romaine, bien que Napoléon ait fait aménager la capitale en les imitant. Le poète songe donc, dans « À l’Arc de Triomphe » (poème composé en 1837), au futur lointain où la capitale sera détruite et transformée en campagne ; ses monuments sont alors suffisamment vieillis et mutilés pour revêtir la beauté d’une cité romaine en ruines 642 . Proust commente d’ailleurs cette poétisation : « Il faut du reste reconnaître que Victor Hugo, quand il voulait citer l’antique, le faisait avec la toute-puissante liberté 643  ». Selon Walter Benjamin, Baudelaire, poète du Paris du Second Empire par excellence, influencé lui aussi par la littérature de l’Antiquité romaine, associe également des monuments parisiens à l’empire romain 644 . Il nous semble que Proust est sensible à l’Antiquité romaine figurant chez Baudelaire, il parle du « rôle des cités antiques dans Baudelaire 645  ». La Recherche homogénéise les monuments parisiens éparpillés et disparates en époque et en style — de la cathédrale médiévale (Notre-Dame) aux édifices construits en vue de quelques Expositions universelles (Trocadéro par exemple) — pour faire revêtir à l’unité de la ville la beauté particulière à ce qui est historique et ancien.

Giovanni Macchia écrit que la devise de l’aménagement de la capitale par Haussmann aurait dû être : « pour sauver Paris il fallait d’abord le détruire 646  ». On pourrait curieusement attribuer les paroles à Proust en leur donnant un sens inverse : selon lui, pour sauver l’ancien Paris (l’ancienneté dans Paris), il faut détruire le nouveau Paris. D’une part, le romancier, tout comme Baudelaire, affectionne le Paris qui a disparu ou qui va disparaître, un quartier à la fois populaire et aristocratique entre autres ; d’autre part, il rêve la destruction du nouveau Paris, pour assigner une majesté historique à celui-ci, comme Hugo.

C’est pourquoi le panorama de Paris, vu de la porte Maillot, qui surplombe la ville, évoque au narrateur « le dessin d’une ville détruite ». Giovanni Macchia remarque que la ville contemplée d’en haut sert aux poètes du XIXe siècle à former la poésie urbaine comme chez Vigny : « Les écrivains en regardant la ville de haut, comme le fera Balzac, comme le fera Baudelaire, étaient envahis et fascinés par le sentiment de la fin des choses.  647  » Également au début du XXe siècle, Léon Daudet, en regardant la capitale du haut du Sacré-Cœur, s’étonne que cette ville, dont la population est agglomérée et le développement industriel ne cesse de prendre les hommes en servitude, puisse survivre à la cruauté de l’époque moderne fondée sur le principe de progrès 648 .

Quant au narrateur — en apparence indifférent à cette condition moderne —, il pressent la fin de son amour pour Albertine : contemplant la lune apparue dans le ciel parisien, le narrateur se dit qu’il pourrait mieux savourer la clarté lunaire sans elle et il confirme son envie de la quitter pour rencontrer d’autres filles 649 . En effet, deux pages après ce texte situé à la fin du volume, le narrateur se décide à se séparer d’Albertine sans prévoir le départ définitif de celle-ci. Ce moment critique de l’amour lui fait rêver la destruction de Paris. L’image du Paris détruit a généralement pour fondement un contexte historique, pourtant, elle est introduite dans le roman proustien pour offrir un cadre à l’histoire d’amour, plutôt que pour donner un enseignement sur l’histoire. Pourtant, le narrateur verra dans Le Temps retrouvé que la capitale est véritablement menacée de destruction par l’armée allemande. L’image de Paris en ruines change alors de signification.

Notes
638.

JF, I, p. 480. Dans le texte suivant, Proust décrit une statue éclairée par l’astre de la nuit : « Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l’air de statues d’une matière double pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. » (TR, p. 315). Ici, Marie-Claire Bancquart reconnaît un trait du style de Proust : le mariage entre « deux éléments antinomiques » (« Le Paris de Marcel Proust, capitale des équivalences », op. cit., p. 36).

639.

Proust et le monde sensible, op. cit., p. 209. C’est nous qui soulignons.

640.

« Et comme [Elstir] dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes, la Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et qu’une artiste médiocre eût détachés l’un après l’autre. » (CG, I, p. 351).

641.

Paris en ruines, op. cit., p. 382. Giovanni Macchia remarque que ce thème de la réintégration des ruines dans la nature ressurgit chez Baudelaire (ibid., p. 379-380).

642.

À ce sujet, voir Giovanni Macchia, Paris en ruines, op. cit., p. 389-392.

643.

« À propos de Baudelaire », in CSB, p. 627.

644.

Benjamin commente « À l’Arc de Triomphe » d’Hugo : « La glorification de ce monument commence avec la vision d’une campagne parisienne, d’une “immense campagne” où ne subsistent plus que trois monuments de la ville disparue : la Sainte-Chapelle, la colonne Vendôme et l’Arc de Triomphe. La grande importance de ce cycle dans l’œuvre de Hugo correspond à la place qu’il occupe dans la naissance d’une image de Paris au XIXe siècle qui se modèle sur l’antiquité. Baudelaire sans nul doute a connu cette œuvre, qui date de 1837. » (« Le Paris du Second Empire », in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduit de l’allemand de Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 122).

645.

« À propos de Baudelaire », in CSB, p. 633. Malheureusement, Proust ne développe pas ce thème baudelairien. Pourtant, il trouve que le poète « montre sa connaissance de l’Antiquité » dans « Les Petites vieilles » : « Celle-là droite encor, fière et sentant la règle, / Humait avidement ce chant vif et guerrier. / Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ; / Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier. » (Ibid., p. 626). D’ailleurs, Proust note que pour « Femmes damnées » Baudelaire s’est sûrement inspiré d’Horace : « Si Baudelaire veut s’inspirer d’Horace (encore dans une des pièces entre deux femmes), il le surpasse. Au lieu de anima dimidium meae auquel il me semble bien difficile qu’il n’ait pas songé, il écrira mon tout et ma moitié. » (Ibid., p. 627).

646.

Paris en ruines, op. cit., p. 405.

647.

Ibid., p. 378. Proust écrit au sujet de la ville vue d’en haut : « Ce n’est pas d’en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisons avoisinantes, c’est quand on s’est éloigné que des pentes d’un coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu ou ne forme plus au ras de terre qu’un amas confus, on peut, dans le recueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la hauteur d’une cathédrale. » (AD, I, p. 75-76).

648.

Paris, vécu. Rive droite, Paris, Éditions du Capitole, 1930, p. 243-244. Cité par Walter Benjamin dans « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », op. cit., p. 123.

649.

Pr., p. 909.