Paris pendant la Grande Guerre

La Grande Guerre permet à la capitale de récupérer la beauté naturelle grâce aux ténèbres imposées par la restriction des lumières. À neuf heures et demie, on éteint toutes les lumières, par conséquent, Paris est, « au moins dans certains quartiers, encore plus noir que n’était […] Combray » dans l’enfance du narrateur. Cela donne « un air de visites de voisins de campagne 650  » aux promenades nocturnes. Toujours par l’effet de la restriction des lumières, le narrateur songe à la tempête au bord de la mer à Balbec, le soir où le vent est fort. Le clair de lune, l’un des « éléments de nature qui n’existaient pas jusque-là à Paris », lui aussi, fait croire qu’il vient « d’arriver pour les vacances en pleine campagne » 651 .

Une cinquantaine de pages plus tard, la clarté lunaire est décrite de nouveau. Ce qui importe ici est que la capitale au clair de lune, menacée d’attaques militaires, revêt une beauté particulière aux ruines antiques appréciées notamment par des romantiques comme Mme de Staël :

‘« La plus grande impression de beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes [qu’étaient les aéroplanes], était peut-être surtout de faire regarder le ciel, vers lequel on lève peu les yeux d’habitude. Dans ce Paris dont, en 1914, j’avais vu la beauté presque sans défense attendre la menace de l’ennemi qui se rapprochait, il y avait certes, maintenant comme alors, la splendeur antique inchangée d’une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l’inutile beauté de sa lumière […] 652  »’

Ici, nous remarquons ceci : certes, l’obscurité produite par la restriction des lumières redonne à Paris ses ténèbres naturelles, mais surtout, la restriction des lumières revêt la ville d’une beauté inédite fondée sur l’association du naturel et de l’urbain. En effet, d’une part, la lune répand sa lumière sur les monuments en les transformant en ruines imaginaires, d’autre part, les aéroplanes constellent le ciel parisien comme s’ils étaient les étoiles. Cette beauté est fondée sur la liaison entre un élément naturel, la lune, et les fruits de la civilisation humaine, les monuments et les aéroplanes. Le dualisme entre la nature et la modernité est ainsi dissout. Ce n’est pas tout, le clair de lune confère à Paris, décrit dans la Recherche comme une ville moderne par excellence, une majesté historique pareille à celle d’une cité antique comme Rome. Nous devons reconnaître ici une poétisation de la guerre.

Le thème du Paris menacé de destruction culmine dans la maison de passe tenue par Jupien, où le narrateur se trouve par hasard. Dès lors, Paris se transforme en enfer des « invertis », brûlé par le feu du ciel, comme Sodome et Pompéi. En temps de guerre, les homosexuels se réunissent dans les maisons de passe parce que la ville est vidée de ses hommes. C’est ce que semble dire Proust à la fin de Sodome et Gomorrhe I où il prélude déjà soigneusement à ce texte :

‘« Ils n’iraient à Sodome que les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois, c’est-à-dire que tout se passerait en somme comme à Londres, à Berlin, à Petrograd ou à Paris.  653  »’

Le narrateur, à son insu, y arrive à épier un spectacle sanglant de masochisme joué par Charlus dans une chambre 654 , puis, les tirs de barrage commencent au-dessus de ce quartier. Cette canonnade effectuée pour empêcher l’avance de l’armée allemande — le baron n’est-il pas germanophile ? — paraît au narrateur être le châtiment destiné aux hommes qui se livrent aux plaisirs malgré la guerre. Il nous semble que la déchéance physique, morale et sociale de Charlus fait pendant à la décadence de Paris durant la guerre. Il n’est donc pas étonnant que Proust compare le bombardement à l’éruption de lave qui a enseveli Pompéi et au feu du ciel qui a brûlé Sodome. Cet hôtel est significativement décoré de « peintures pompéiennes 655  ». Cette décoration vient nourrir le défaitisme de Charlus qui a présagé au narrateur la destruction de Paris en la comparant à celle de Pompéi où l’on a trouvé, selon lui, parmi les vestiges, l’inscription « Sodoma, Gomora 656  ».

D’ailleurs, les tirs de barrage permettent à quelques habitués de la maison de passe comme Charlus de pénétrer dans le noir du métro à la quête d’une rencontre réelle — non préparée par Jupien — par conséquent plus excitante, sous prétexte d’échapper aux feux. Dès lors, l’imagination du narrateur transforme le métro, l’espace souterrain parisien, en catacombes où les homosexuels célèbrent leur messe noire :

‘« […] les habitués de Jupien croyant […] goûter au lieu d’un plaisir tout préparé et sédentaire celui d’une rencontre fortuite dans l’inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d’un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.  657  »’

Le narrateur n’échappe pas à ce feu du châtiment. Sorti de la maison de passe de Jupien, il ne parvient pas à trouver le chemin à emprunter pour retourner chez lui dans le noir qui suit les tirs de barrage : « je tournais en cercle dans les places noires, d’où je ne pouvais plus sortir.  658  » Margaret Mein pense que Proust suggère ici l’Enfer dantesque 659 . La destruction n’est plus imaginaire, la poétique de la destruction se transforme en poétique de l’enfer. L’« effroyable consommation du matériel de tout genre 660  » risque véritablement de détruire Paris. Ici réside l’apogée de la révolution industrielle. C’est pourquoi le narrateur se sent menacé de mort par l’avion qui lui a semblé un symbole de l’artiste dans Sodome et Gomorrhe II 661 .

Malgré tout, le Paris brûlé nous évoque aussi un motif apprécié d’Hubert Robert : les ruines en flammes 662 . Proust ne fait-il pas allusion aux ruines antiques dans le texte cité plus haut qui dépeint la capitale menacée par l’armée allemande ? Bien que nous sachions qu’il ne connaît pas Rome, il nous semble que l’écrivain est sensible au sort de la ville romaine — de sa prospérité représentée par ses monuments colossaux à sa destruction représentée par la désagrégation des monuments. L’image des catacombes renvoie certes aux catacombes qui existent réellement sous le terrain parisien mais aussi aux catacombes antiques. Comme chez Hugo et chez Baudelaire, chez Proust, les cités antiques jouent un rôle : leur destruction est au fondement de la poésie. Devons-nous dégager une leçon de l’histoire de cette destruction de Paris ? Oui, du moins lorsque Proust écrit :

‘« Ainsi, quand nous étudions certaines périodes de l’histoire ancienne, nous sommes étonnés de voir des êtres individuellement bons participer sans scrupule à des assassinats en masse, à des sacrifices humains, qui leur semblaient probablement des choses naturelles. […] Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l’histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s’accommodaient.  663  »’

Cette comparaison entre les âges anciens et nos jours est très significative. En se projetant dans le futur — deux mille ans plus tard —, Proust porte un regard sur son temps comme un historien ou un archéologue étudie l’Antiquité. Hugo transporte Paris dans un futur très lointain où la ville est détruite pour lui accorder la beauté. La position que Proust prend ici est différente. C’est une perspective historique qu’il montre ici, et elle va au-delà de sa poétisation de la Grande Guerre.

Notes
650.

TR, p. 313-314.

651.

TR, p. 314.

652.

TR, p. 380. C’est nous qui soulignons. Une page plus tard, le narrateur reprend le thème du clair de lune : « La nuit était aussi belle qu’en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l’effroi que j’avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, et comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. » (TR, p. 381-382). Encore une fois, plus loin : « la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant. » (TR, p. 388).

653.

SG, I, p. 33.

654.

TR, p. 394. D’ailleurs, cet établissement lui paraît être le nid de toutes les immoralités : on parle d’un homme qui se prétend maquereau et de la relation avec une prostituée au front ; un garçon porte sur sa veste une montre qu’il a volée ; des clients prennent de la cocaïne (TR, p. 392-393).

655.

TR, p. 416.

656.

TR, p. 386. En effet, Charlus, vieilli et atteint d’une attaque d’apoplexie après la guerre, est décrit comme une figure apocalyptique : « [l’attaque] avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal que lançaient et dont étaient saturées, comme autant de geysers, les mèches, maintenant de pur argent, de sa chevelure et de sa barbe […]. Les yeux n’étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête, mais par un phénomène inverse ils avaient perdu tout leur éclat. » (TR, p. 438).

657.

TR, p. 413.

658.

TR, p. 412.

659.

Proust et la chose envolée, Paris, A.-G. Nizet, 1986, p. 166-167.

660.

TR, p. 323.

661.

« Je pensai à ce jour, en allant à La Raspelière, où j’avais rencontré, comme un dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le dieu du mal me tuerait. » (TR, p. 412).

662.

Nous avons noté que Proust n’ignorait pas que l’incendie fut un des sujets préférés d’Hubert Robert. Le peintre exposa deux tableaux, Incendie de Rome et Incendie dans la ville de Rome, au salon de 1785. Dans Hubert Robert et son temps (op. cit.), C. Gabillot cite une critique très négative du Journal de Paris adressée à l’Incendie de Rome lors de l’exposition au salon. Voir le catalogue de l’exposition présentée au musée de Valence en 1999, Hubert Robert et Saint-Pétersbourg. Les commandes de la famille Impériale et des Princes russes entre 1773-1802, op. cit., p. 120.

663.

TR, p. 416. L’édition actuelle de la Pléiade insère entre ces deux phrases, pour des raisons de sens, un court texte qui décrit les mœurs parisiennes durant la guerre semblables à celles du Directoire et que Proust a voulu mettre dans la page précédente. Voir ibid., p. 1245, variante a de la page 416.