Les images mythologiques et la modernité chez Proust

Le Paris moderne et la mythologie gréco-romaine

Nous avons vu que le perpétuel renouvellement par lequel la modernité se caractérise impose un vieillissement si rapide à la nouveauté d’hier que celle-ci se présente immédiatement comme les débris, la trace d’un temps révolu ; ce processus peut paradoxalement rendre possible l’embellissement du Paris industriel en lui faisant revêtir une majesté historique. Nous allons ici essayer de montrer que l’association de la modernité et de la mythologie antique constitue un autre moyen d’enjoliver la ville moderne.

Si Hugo évoque des vestiges dans une campagne romaine dans « À l’Arc de Triomphe », c’est qu’il tente d’accorder une magnificence propre aux ruines antiques au Paris moderne, par la destruction imaginaire de ses monuments. Baudelaire, lui aussi, à sa façon, relie Paris à l’Antiquité : à la différence de l’imagination hugolienne, la faculté évocatrice baudelairienne met en lumière une analogie entre le Paris contemporain et les cités antiques ou mythologiques. De la sorte, il établit une continuité entre l’époque moderne et l’Antiquité 664 . Cependant, selon Giovanni Macchia, cette ressemblance de la capitale française avec les cités antiques, fort présente chez Baudelaire, disparaît à mesure que l’aménagement de la capitale avance : la modernité l’emporte 665 . Nous pouvons remarquer que Proust rattache le Paris de son époque à la mythologie gréco-latine. Cette mise en rapport se présente comme une revivification de la mythologie en plein Paris. En comparant les filles d’un marchand de vin ou une blanchisseuse à des Déesses, le narrateur dit : « Depuis que l’Olympe n’existe plus, ses habitants vivent sur la terre 666  » et « les rues, les avenues, sont pleines de Déesses 667  ». Entre les arbres, la serveuse du café lui fait songer aux « nymphes à l’orée d’un bois sacré 668  » comme les jeunes filles en fleurs de Balbec lui semblaient être des « nymphes 669  » ; les filles assises à côté de leurs bicyclettes semblent des « immortelles accoudées au nuage ou au coursier fabuleux » en route pour des « voyages mythologiques 670  ». La fille qui démarre sur son vélo qui a l’air de faire corps avec son véhicule est comparée à une « créature mi-humaine, mi-ailée 671  » comme « les monstres ailés de la préhistoire 672  ». Baudelaire a raison d’écrire en recherchant « le côté épique de la vie moderne » : « La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux 673  ». Selon Proust, l’artiste peut ainsi mythifier la modernité de Paris par cette transformation des jeunes filles travailleuses en divinités gréco-romaines :

‘« […] quand faisant un tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de commettre un sacrilège, ils n’ont fait que leur ajouter, que leur rendre la qualité, les attributs divins dont elles étaient dépouillées.  674  »’

Le téléphone aussi permet à des déesses de faire intrusion dans l’époque industrielle : les opératrices téléphoniques sont appelées dans Le Côté de Guermantes « les Vierges Vigilantes 675  », « les Danaïdes de l’invisible », « les ironiques Furies », « les servantes toujours irritées du Mystère », « les ombrageuses prêtresses de l’Invisible 676  », plus loin dans La Prisonnière, Proust les nomme, « les Divinités implacables 677  » et les « Divinités irascibles 678  ». Marie Miguet-Ollagnier a raison de dire à propos des images mythologiques chez Proust : « le romancier a réalisé une conjonction particulière d’ouverture à la modernité et d’imprégnation par les mythes anciens.  679  » La beauté de la modernité peut être engendrée par cette mise en rapport avec la mythologie gréco-romaine, aussi bien que par la destruction imaginaire par laquelle, comme Hugo et Baudelaire, Proust relie le Paris moderne à la ville antique. Ce qui est important, c’est que la mythification du paysage urbain ramène la capitale, au-delà de l’Antiquité, jusqu’aux âges mythologiques.

Notes
664.

Giovanni Macchia, Paris en ruines, op. cit., p. 394.

665.

Ibid., p. 410.

666.

Pr., p. 672.

667.

Pr., p. 675.

668.

Idem.

669.

JF, II, p. 302.

670.

TR, p. 675.

671.

Pr., p. 678. Le texte est déjà cité.

672.

CG, I, p. 376.

673.

“De l’Héroïsme de la vie moderne”, in « Salon de 1846 », Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 493-496.

674.

Pr., p. 672. Il est évident que Proust évoque ici Olympia de Manet, dont le modèle est Victorine Meurent, comme d’habitude. D’après Pierre Daix, Manet « actualise la Vénus du Titien » dans les années 1860 où l’évolution de la société française a dépoétisé la mythologie et la religion. Il reconnaît aussi un rapport entre Olympia et « Le Peintre de la vie moderne » de Baudelaire (Pour une histoire culturelle de l’art moderne. De David à Cézanne, op. cit., p. 202-203).

675.

Le commentateur de la Pléiade note que ces divinités vierges sont les « vestales, prêtresses vouées à la chasteté qui avaient pour mission, à Rome, d’entretenir le feu sacré sur l’autel de Vesta. » (CG, I, p. 1589, note 1 de la page 432).

676.

CG, I, 432.

677.

Pr., p. 607.

678.

Pr., p. 608.

679.

La Mythologie de Marcel Proust, op. cit., p. 291.