L’irruption de la terre mythologique dans le paysage de l’âge actuel

Ce rapprochement entre l’âge actuel et le temps du mythe se retrouve dans Sodome et Gomorrhe II, III. La description de Balbec dans ce volume où le temps a évolué depuis À l’ombre des jeunes filles en fleurs II impressionne le lecteur en ce que les commodités technologiques inventées à l’époque n’émerveillent plus le narrateur (comme plus tard dans La Prisonnière, la voiture, décrite pour la première fois dans la Recherche, non plus). D’ailleurs, le chemin de fer local constitue désormais un véhicule indispensable pour conduire l’intrigue du volume, bien que ses surnoms donnés par Saint-Loup et celui du tramway donné par Albertine aient tant intimidé le narrateur dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs II 680  : le petit train amène le narrateur accompagné d’Albertine et les fidèles de chez Verdurin à La Raspelière, alors que Charlus rencontre Morel à l’une des stations de ce chemin de fer. En revanche, la première fois qu’il voit un avion, qui, selon le narrateur, était rare à l’époque, il est ému jusqu’aux larmes, car l’aviateur lui apparaît tel un centaure dépeint par Elstir dans ses deux aquarelles à sujet mythologique 681 .

Pour saisir comment la mythification du temps moderne est réalisée chez Proust, il faut noter que la formation de cette image s’opère sur une transposition d’un lieu (la terre mythologique) vers la pleine montagne normande dans l’époque moderne :

‘« [Le] souvenir [des aquarelles d’Elstir] replaçait les lieux où je me trouvais tellement en dehors du monde actuel que je n’aurais pas été étonné si, comme le jeune homme de l’âge antéhistorique que peint Elstir, j’avais au cours de ma promenade croisé un personnage mythologique.  682  »’

Faire intervenir un temps mythologique dans ce temps moderne est paradoxalement un moyen de rétablir le lien avec le passé collectif et la tradition que le temps moderne aurait rompu en l’honneur du progrès.

Or, à propos de ces deux aquarelles d’Elstir à sujet mythologique que le narrateur a vues chez la duchesse de Guermantes, Marie Miguet-Ollagnier remarque l’importance de la revivification des mythes par la sensibilité actuelle en citant un texte biffé :

‘« […] la mer que j’étais obligé de faire entrer pour une large part dans le tableau que j’avais sous les yeux et qui se composait de tant d’images contemporaines comme le kiosque à musique et le casino, c’était la mer que vit Argos, la mer préhistorique, et c’est seulement par ce que j’introduisais d’étranger en elle qu’elle était d’aujourd’hui, c’est seulement parce que je le mettais à l’heure de ma vision quotidienne que je trouvais un accent familier à la triste rumeur qu’entendit Thésée.  683  »’

La critique conclut :

‘« […] la route des environs de Balbec est devenue contemporaine des premières formes de vie. Le paysage mythique s’est mis à faire partie de la réalité existentielle du héros. Quant aux personnages en présence : le narrateur, l’aviateur, eux aussi sont une vivante réincarnation des figures mythologiques.  684  »’

Par ailleurs, les poètes modernes sont une réapparition des poètes primitifs, car c’est la vision de l’artiste qui revivifie le temps mythologique et mythifie le temps moderne.

Qu’apporte cette mythification à la Recherche ? La réponse réside dans la communication entre le temps « préhistorique » (ou « l’âge antéhistorique ») et le temps actuel. Nous avons vu que Proust nie l’infériorité du passé au présent tout en dénonçant le progrès humain. Ce qui est désormais mis en lumière est qu’il avance une possibilité de retrouver une continuité entre le passé et le présent dans une dimension historique ou préhistorique.

Notes
680.

« Moi qui avais admiré Saint-Loup quand il avait appelé tout naturellement le petit chemin de fer d’intérêt local le “tortillard” à cause des innombrables détours qu’il faisait, j’étais intimidé par la facilité avec laquelle Albertine disait le “tram”, le “tacot”. » (JF, II, p. 231).

681.

SG, II, III, p. 417.

682.

SG, II, III, p. 417.

683.

La Mythologie de Marcel Proust, op. cit., p. 64-72. La critique cite le texte qui figure dans l’ancienne Pléiade (II, p. 1162). Nous retrouvons le même texte, avec des différences mineures, aux pages 1744-1745 du deuxième volume de la présente édition.

684.

La Mythologie de Marcel Proust, op. cit., p. 70.