La réapparition d’un poète primitif dans l’époque moderne

Le paysage maritime regardé des rochers d’une falaise se transforme en un paysage mythologique. Elles évoquent au narrateur deux aquarelles à sujet mythologique du jeune Elstir qu’il a vues chez la duchesse de Guermantes, « Poète rencontrant une Muse » et « Jeune homme rencontrant un Centaure » 685 . On note que, pour ces deux peintures fictives, Proust s’inspire vraisemblablement des œuvres de Gustave Moreau. Par exemple, J. Monnin-Horung considère Hésiode et les Muses comme le modèle de « Poète rencontrant une Muse » 686 . Cette hypothèse paraît correcte d’autant plus que le narrateur s’assimile ici à un « Grec qui voyait pour la première fois un demi-dieu 687  » : Hésiode. Par ailleurs, le commentateur de la Pléiade affirme que Le Poète mort porté par un centaure, une aquarelle du peintre, inspire « Jeune homme rencontrant un Centaure » au romancier 688 . Ce qui nous importe, ce n’est pas la recherche des modèles de ces tableaux mais la mise en lumière de l’intention de Proust dans l’allusion à Gustave Moreau : cette citation introduit le thème du poète à l’époque antique. Il nous semble que, pour le romancier, Hésiode, dont les œuvres comptent parmi ses livres de chevet 689 , se trouvant entre Homère et Xénophone, présente la forme primitive de la littérature occidentale. Notons qu’il écrit : « ces poètes des anciens âges pour qui les genres ne sont pas encore séparés […] mêlent dans un poème épique les préceptes agricoles aux enseignements théologiques.  690  » Le représentant de ces poètes antiques est évidemment Hésiode. Par l’allusion à l’artiste grec, Proust montre la figure primitive du poète. Par ailleurs, le Centaure qu’Hésiode rencontre ici prend la forme d’un aviateur qui fait corps, non plus avec son cheval, mais avec son avion. D’ailleurs, devant ce Centaure mécanique — devant le narrateur aussi, si « l’habitude » ne l’avait pas fait « prisonnier » — « toutes les routes de l’espace, de la vie » sont « ouvertes 691  ». Si l’on met en rapport ce texte avec deux descriptions d’avion dans La Prisonnière, il est évident que l’avion symbolise la liberté spirituelle exigée par le travail artistique. Le narrateur déclare : « la rencontre quasi mythologique d’un aviateur […] avait été pour moi comme une image de la liberté 692  ». Des centaines de pages après : « Soudain j’éprouvai de nouveau la nostalgie de ma liberté perdue en entendant un bruit 693  » (il s’agit d’un bruit d’avion). Par ailleurs, la modeste voiture de Bergotte est comparée à un avion et sa transformation en écrivain au décollage d’un avion :

« Pour se promener dans les airs, il n’est pas nécessaire d’avoir l’automobile la plus puissante, mais une automobile qui, ne continuant pas de courir à terre et coupant d’une verticale la ligne qu’elle suivait, soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. […] [les amis de sa famille] dans leurs belles Rolls-Royce pourraient rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris pour la vulgarité des Bergotte ; mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de “décoller”, il les survolait.  694  »

Pour Proust, le mouvement vertical, ascensionnel ou descendant, résume la spéculation transcendantale. C’est pourquoi il est plus attiré par le décollage ou l’ascension de l’avion que par son vol horizontal. Il écrit par exemple : l’avion « piqua droit vers le ciel 695  » ; « l’appareil courait, il s’élevait, lentement, […] d’une vitesse horizontale soudain transformée en majestueuse et verticale ascension 696  » ; « ce voyage vertical 697  ». Si la réminiscence de l’adolescence au début de l’« Adoration perpétuelle » est encore comparée au décollage d’un avion, c’est pour la même raison : « comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, “décollant” brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir.  698  » Dès lors, l’avion, symbole du progrès technologique au début du XXe siècle, se présente comme une image de l’artiste. Passéiste en apparence, Proust n’est pas hostile à l’évolution du progrès.

Notes
685.

SG, II, III, p. 416-417.

686.

Proust et la peinture, Genève, Librairie Droz, 1951, p. 85.

687.

SG, II, III, p. 417.

688.

SG, II, III, p. 1576. Évoquons aussi l’aquarelle, La Chimère, pour laquelle Gustave Moreau s’est inspiré d’un roman d’Ernest Chesneau : dans ce livre, un artiste et sa maîtresse disparaissent lors d’une promenade à cheval — le narrateur, lui aussi, se promène ici à cheval — au sommet d’une falaise normande. Renvoyons au catalogue de l’exposition rétrospective à Paris en 1998-1999 (Gustave Moreau, Paris, Réunion des musées nationaux, 1998).

689.

À ce sujet, nous renvoyons à l’étude de Marie Miguet-Ollagnier, « Auteurs antiques : traces et sillons », in Gisements profonds d’un sol mental : Proust, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2003, p. 75-98. Il est indéniable que Proust lisait Hésiode déjà dans son adolescence, d’autant plus qu’il a intitulé son premier livre Les Plaisirs et les jours, rappelant l’œuvre du poète grec Les travaux et les jours :« Le grave Hésiode a dit aux chevriers de l’Hélicon Les Travaux et les jours. » (JS, p. 3).

690.

JF, II, p. 247.

691.

SG, II, III, p. 417.

692.

Pr., p. 612.

693.

Pr., p. 907.

694.

JF, I, p. 545.

695.

SG, II, III, p. 417.

696.

Pr., p. 613.

697.

Pr., p. 907.

698.

TR, p. 437.