Le paysage et la beauté à l’époque moderne

La maturité du narrateur en art, grâce à laquelle il arrive à dégager la beauté dans la vie moderne et urbaine, est réalisée en apportant des modifications à l’enseignement de sa grand-mère.

Selon Jean Starobinski, pour goûter la beauté de la nature et la représenter dans son œuvre, il faut à un artiste un apprentissage esthétique : « Une relation circulaire met en rapport la beauté produite et définie par l’art ou la littérature antécédente, et la beauté perçue dans le spectacle extérieur.  699  » Dans la Recherche, c’est la grand-mère ainsi que Swann et Elstir qui sont chargés de former le sens esthétique du narrateur. À travers cet apprentissage, chaque artiste engendre sa nouvelle œuvre. Pour cela, « il aura fallu que la culture humaine établisse de nouvelles relations avec la nature pour que l’attention s’attache à la beauté du paysage naturel.  700  » Simultanément, le critique note que, chez Proust, la beauté saisie de cette façon indirecte est aussi décrite comme inaccessible, il conclut donc : « Il n’y a pas de rapport intime avec la beauté.  701  » Selon Jean Starobinski, cette rupture entre la beauté extérieure et la perception intérieure conduit Proust au constat suivant : « il ne [peut] rien attendre d’une littérature dont le seul souci n’eût été que de “chanter” la beauté naturelle. Et le don d’écrire semble avoir été accordé pour prix du renoncement à devenir un “artiste”.  702  » Enfin, l’écrivain parvient à « contester le primat de la beauté, au nom de la vérité, qui est pour lui un absolu.  703  » Selon Jean Starobinski, depuis des siècles, — ce phénomène devient remarquable notamment au XIXe siècle — la notion de beauté absolue de la nature est controversée par l’individualisation de la perspective artistique et par la prise de conscience de l’existence du mal sur la terre 704 . Ainsi, le statut de la beauté a changé, « la beauté du monde et la “sainteté” de l’art 705  » sont reniées. La vérité humaine sous les conditions imposées par l’époque moderne doit être révélée par l’art, c’est une idée partagée par Proust et Baudelaire. Une même contradiction est aussi trouvée chez ces deux écrivains : tout en dénonçant les insuffisances de l’art, ils n’ont jamais cessé « d’être amoureux des images ». À force d’images, Proust essaie de transformer ce qui n’a pas de valeur intrinsèque, mais qui le rend sensible aux moments singuliers, c’est ce qu’il appelle « impressionnisme » dans son dialogue avec Albertine dans La Prisonnière. Ici, il s’agit de l’église de Marcouville-l’Orgueilleuse qu’Elstir « n’aimait pas parce qu’elle était neuve ». Selon le narrateur, le peintre est « un peu en contradiction avec son propre impressionnisme quand il retire ainsi ces monuments de l’impression globale où ils sont compris, les amène hors de la lumière où ils sont dissous et examine en archéologue leur valeur intrinsèque 706  ». Dans Sodome et Gomorrhe II, III, il a déjà constaté la beauté de cette église :

‘« Sur [l’] église, moitié neuve, moitié restaurée, le soleil déclinant étendait sa patine aussi belle que celle des siècles. À travers elle les grands bas-reliefs semblaient n’être vus que sous une couche fluide, moitié liquide, moitié lumineuse ; la Sainte Vierge, sainte Élisabeth, saint Joachim, nageaient encore dans l’impalpable remous, presque à sec, à fleur d’eau ou fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière, les nombreuses statues modernes se dressaient sur des colonnes jusqu’à mi-hauteur des voiles dorés du couchant. […] je trouvais que le grand impressionniste était en contradiction avec lui-même ; pourquoi ce fétichisme attaché à la valeur architecturale objective, sans tenir compte de la transfiguration de l’église dans le couchant 707  ? »’

Ce qui fait la beauté de cette église aux yeux du narrateur, ce n’est pas sa valeur archéologique ou architecturale mais le soleil couchant qui transforme ses pierres neuves en liquide ou en lumière. Dans ce sens, il importe peu qu’une église soit restaurée ou non. Par ailleurs, il nous semble intéressant de noter que cette page comporte une description des toilettes d’Albertine : toque de paille d’Italie et écharpe de soie. N’a-t-elle pas élaboré son élégance grâce à l’enseignement d’Elstir 708  ?

Il faut souligner que si le narrateur reproche à Elstir d’être fétichiste et de s’attacher à la valeur intrinsèque de l’objet, c’est parce que ce dernier lui a appris que la vie moderne pouvait être un sujet à traiter par un artiste dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs II : le peintre apprécie les loisirs de la plage, la régate ou la course de chevaux, dans la mesure où le soleil et l’humidité venant de la mer embellissent ces scènes sportives 709 . Significativement, en écoutant cette thèse, le narrateur met en parallèle le sport nautique peint par l’artiste moderne et les sites marins peints par Véronèse et Carpaccio. Quant à son interlocuteur, il lui fait remarquer que les toilettes de yachting sont aussi belles que les toilettes représentées dans les tableaux des artistes vénitiens. Ainsi, les meeting sportifs sont comparables aux fêtes nautiques de la Venise d’autrefois 710 . Celles-ci avaient autant de modernité à l’époque de ces peintres que la régate et la course en ont au début du XXe siècle. Ce dialogue avec Elstir prépare, d’une part, le leitmotiv de la robe de Fortuny, et constitue, d’autre part, une phase de l’apprentissage du narrateur.

Pourtant, cet enseignement est aussi à surmonter. Le peintre n’apprécie que les objets de valeur, qu’ils soient vieux ou neufs. Par exemple, en tant qu’« homme de goût difficile et exquis 711  », il ne supporte pas la plupart des chapeaux et des ombrelles féminins. Pourtant, il y a en Elstir un autre Elstir : quand il suit son instinct artistique, il abandonne son goût raffiné et son amour de l’architecture médiévale, et sait faire une œuvre d’une chose banale en y fixant un instant fugitif. Ainsi, l’un de ses tableaux semble dire à celui qui le regarde :

‘« La dame un peu vulgaire qu’un dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n’y a pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet. Tout le prix est dans les regards du peintre.  712  »’

Cet impressionnisme proustien, fondé sur la négation du fétichisme, du dilettantisme, autrement dit de l’idolâtrie, exige qu’un artiste dégage la beauté de ce qui est considéré comme dépourvu de valeur artistique intrinsèque, « un hôpital, une école, une affiche sur un mur 713  » aussi bien qu’une « dame un peu vulgaire ». En ce sens, un Elstir théoricien et homme de goût doit être réfuté. Les maisons neuves des quartiers modernes peuvent égaler la poésie des vieux quartiers. Proust compare par exemple, dans la lumière d’été, les porte-couteaux en verre qui « projettent des feux multicolores 714  » dans la salle à manger des commerçants de banlieue aux vitraux de la cathédrale de Chartres. Les vieilles pierres n’ont pas le privilège de la beauté, le bâtiment neuf où la vie quotidienne se déroule peut offrir un sujet à un artiste quand il sait en dégager la beauté. Chardin a été l’un de ces peintres, l’époque moderne doit avoir son Chardin : celui qui fixe un instant fugitif dans son œuvre en traitant la vie quotidienne. Dans ce contexte, Proust s’oppose à ce qu’il a démontré plutôt dans « Noms de pays : le nom » :

‘« Je n’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature ; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables, — les beautés des paysages ou de grand art. Je n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que je croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me montrer un peu de la pensée d’un grand génie, ou de la force ou de la grâce de la nature telle qu’elle se manifeste livrée à elle-même, sans l’intervention des hommes 715  »’

Le paysage de Balbec fait comprendre au narrateur que la beauté, même celle de la nature, dépend de la vision de l’artiste. Serge Gaubert a raison de mettre en parallèle la nature et la société chez Proust. Le critique voit cette alternative dans les descriptions des séjours du narrateur à Balbec : si cette ville maritime se présente comme un cadre de la vie sociale, la nature n’est plus qu’un décor de ce théâtre mondain 716 . En effet, pour apprécier la nature de la Normandie, le narrateur a besoin de l’intermédiaire d’un tableau d’Elstir. Lorsque le narrateur voit le paysage des Creuniers, il ne peut se rendre compte qu’il connaît ce lieu :

‘« Albertine et Andrée assurèrent que j’avais dû aller [aux Creuniers] cent fois. En ce cas, c’était sans le savoir, ni me douter qu’un jour leur vue pourrait m’inspirer une telle soif de beauté, non pas précisément naturelle comme celle que j’avais cherchée jusqu’ici dans les falaises de Balbec, mais plutôt architecturale 717  »’

L’art d’Elstir dépouille le paysage de son caractère naturel et le transforme en architecture, artificiellement construite. Mais c’est cette transfiguration qui rend son tableau sensible à la chaleur qui brûle la mer :

‘« […] je n’eusse guère pu croire que je rêverais maintenant d’une mer qui n’était plus qu’une vapeur blanchâtre ayant perdu la consistance et la couleur. Mais cette mer, Elstir, comme ceux qui rêvaient dans ces barques engourdies par la chaleur, en avait jusqu’à une telle profondeur, goûté l’enchantement qu’il avait su rapporter, fixer sur sa toile, l’imperceptible reflux de l’eau, la pulsation d’une minute heureuse […] 718  »’

Cette opération sous-tend l’art moderne. Ce qui est considéré souvent comme un obstacle qui empêche d’admirer la beauté de la nature, c’est-à-dire, tout ce qui compose la modernité — les vacanciers ou les villas de luxe sur la plage de Balbec, par exemple — peut faire partie du paysage naturel grâce à la vision de l’artiste quand ce dernier parvient à fixer l’instant dans son œuvre. Cette fusion de la modernité dans la beauté naturelle vivifie l’époque moderne où l’on se sent isolé du naturel.

Néanmoins, cela ne signifie pas que la modernité est synonyme de beauté. De Versailles, la plupart des gens envoient, selon le narrateur, une carte postale du Château ou du Trianon ; un homme de goût celle d’une statue ; un « imbécile » celle de la station du tramway à chevaux ou celle de la gare des Chantiers. Pourtant, Proust dénonce certaines dérives des hommes de goût :

‘« Pendant deux ans les hommes intelligents, les artistes trouvèrent Sienne, Venise, Grenade, une scie, et disaient du moindre omnibus, de tous les wagons : “Voilà qui est beau.” Puis ce goût passa comme les autres. Je ne sais même pas si on n’en revint pas au “sacrilège qu’il y a de détruire les nobles choses du passé”. En tout cas, un wagon de première classe cessa d’être considéré a priori comme plus beau que Saint-Marc de Venise. On disait pourtant : “C’est là qu’est la vie, le retour en arrière est une chose factice”, mais sans tirer de conclusion nette.  719  »’

L’éloge aveugle pour les choses quotidiennes et modernes se montre aussi dilettante que l’amour exclusif pour les vieilles pierres. Ancien ou moderne, rien n’est intrinsèquement beau 720 . La beauté réside dans la vision de l’artiste. La querelle des anciens et des modernes n’existe pas chez Proust.

Proust pose une autre question qui concerne la modernité et ses conséquences sur la vie sentimentale. Nous ne pouvons rester sourds à cette complainte du narrateur :

‘« […] j’enviais une pauvre fille de campagne à qui l’absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois de rêve après un chagrin qu’elle peut artificiellement endormir. Or je me rendais compte maintenant que […] mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaient profiter, n’avaient fait que reculer l’échéance de la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible d’Albertine, sur laquelle aucune pression n’avait agi. Sans doute j’avais pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais leur attente n’avait-elle pas été inutile, leur résultat nul ? Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les humains avant ces perfectionnements de civilisation ne souffrent-ils pas moins […] 721  ? »’

Dès lors, il s’agit de décrire les aspects de l’amour dans les conditions modernes. Rappelons que Proust écrit de Watteau :

‘« On a dit que le premier il avait peint l’amour moderne, voulant sans doute dire par là un amour où la causerie, la gourmandise, la promenade, la tristesse du déguisement, de l’eau et de l’heure qui passent, [tiennent] plus de place que le plaisir même, une sorte d’impuissance ornée.  722  »’

L’allégorie de l’amour chez Proust comme chez Watteau consiste à dépeindre les moments d’amour qui ne cessent de passer. Ces instants s’écoulent dans les conditions modernes, par exemple, à l’époque de Sodome et Gomorrhe, II, III et de La Prisonnière, on commence à se promener en automobile. Si le narrateur et Albertine se servent de ce véhicule, ce n’est pas que le souvenir d’Agostineli se mêle au roman, mais parce que la voiture est l’une des conditions modernes de la vie amoureuse. Cela est mis en contraste avec « Un amour de Swann » et même avec Mme Bovary où la voiture à cheval se montre un véhicule indispensable pour conduire l’intrigue de l’histoire d’amour.

Nous avons montré que Proust s’attache à décrire l’évolution de son temps à travers les mœurs afin de mettre en lumière l’écoulement perpétuel du temps et les traces qu’il dépose. Il est vrai que cette thèse n’a rien d’extraordinaire, mais, pour démontrer ceci, le romancier bâtit une architecture extrêmement complexe de différents passés. Au niveau de la réception, la publication qui a pris une dizaine d’années joue aussi dans cette complexité. Il n’est pas difficile d’imaginer combien le premier volume, notamment « Un amour de Swann » qui se rapporte à la génération du père du narrateur, donna une impression anachronique au lecteur lorsqu’il fut publié, en 1913. Les autres volumes, publiés après la Grande Guerre, ont dû paraître encore plus démodés. À cet égard, Antoine Compagnon souligne qu’À l’ombre des jeunes filles en fleurs fut reçu « comme un monument antique 723  ». Le passé le plus récent donne l’effet le plus suranné.

D’ailleurs, il nous semble que Proust était sensible à ce décalage entre le temps de l’écriture et le temps de la réception postérieure de son œuvre. Rappelons l’une des trois raisons pour lesquelles Odette n’apprécie pas son portrait fait par Elstir en 1872 : le style de ce dernier est semblable à celui de Manet et de Whistler, par conséquent, ce portrait fait d’elle une femme de la même génération que celles qui posaient devant ces deux peintres et qui « appartiennent déjà à l’oubli ou à l’histoire 724  ». De même que l’époque de Manet et de Whistler semble surannée à l’époque où Odette est la femme de Swann et la mère de Gilberte, de même le temps de Proust a dû paraître ancestral lors de la publication du texte, avant la Seconde Guerre Mondiale. Mais c’est justement avec cette désuétude que l’on peut montrer à la fois l’écoulement du temps et la modernité, car le temps moderne, caractérisé par son pouvoir de renouvellement vertigineux de la nouveauté impose au moment actuel de vieillir le plus vite possible. L’histoire n’existe plus, le renouvellement des nouveautés l’a remplacée. Le passé n’attire plus autant l’intérêt des hommes modernes. Il faudra pourtant faire revêtir à nos jours une épaisseur historique. Dans ce passéisme apparent réside la force de la Recherche où Proust détaille avec obsession l’évolution du temps qu’il a vécue.

Notes
699.

« La littérature et la beauté du monde », in Diogène n° 160, octobre-décembre 1992, p. 53.

700.

Idem.

701.

Ibid., p. 54. C’est le critique qui souligne.

702.

Idem.

703.

Idem.

704.

Ibid., p. 57.

705.

Ibid., p. 56.

706.

Pr., p. 673.

707.

SG, II, III, p. 402-403.

708.

JF, II, p. 252-254.

709.

« Quelle transformation de toutes choses dans cette immensité lumineuse d’un champ de courses où on est surpris par tant d’ombres, de reflets, qu’on ne voit que là ! Ce que les femmes peuvent y être jolies ! La première réunion surtout était ravissante, et il y avait des femmes d’une extrême élégance, dans une lumière humide, hollandaise, où l’on sentait monter dans le soleil même le froid pénétrant de l’eau. Jamais je n’ai vu les femmes arrivant en voiture, ou leurs jumelles aux yeux, dans une pareille lumière qui tient sans doute à l’humidité marine. » (JF, II, p. 251-252).

710.

JF, II, p. 252-253.

711.

JF, II, p. 253.

712.

CG, II, II, p. 714.

713.

Pr., p. 673.

714.

Idem.

715.

CS, II, p. 377. C’est nous qui soulignons.

716.

Proust et le roman de la différence. L’individu et le monde social de « Jean Santeuil » à « La Recherche », op. cit., p. 228-334.

717.

JF, II, p. 255. C’est nous qui soulignons.

718.

Idem.

719.

Pr., p. 642.

720.

Le narrateur dit significativement en décrivant un tableau d’Elstir : « l’habillement de la femme l’entourait d’une matière qui avait un charme indépendant, fraternel, et si les œuvres de l’industrie pouvaient rivaliser de charme avec les merveilles de la nature, aussi délicates, aussi savoureuses au toucher du regard, aussi fraîchement peintes que la fourrure d’une chatte, les pétales d’un œillet, les plumes d’une colombe. » (JF, II, p. 204. C’est nous qui soulignons).

721.

AD, I, p. 85-86. C’est nous qui soulignons.

722.

CSB, p. 665.

723.

« Le dernier écrivain du XIXe siècle et le premier du XXe siècle », op. cit., p. 26.

724.

JF, II, p. 218.