CHAPITRE II. LA PLACE DU TEMPS SOCIO-HISTORIQUE

Proust ne décrit pas les événements historiques uniquement pour conférer une véracité à son roman. Influencé par la sociologie, qui se développe à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, Proust analyse la société, ou plutôt le social. De même, pour montrer comment une société évolue (ou change simplement), il examine sous l’angle sociologique l’histoire de l’époque qui sert de cadre au récit. De ce fait, la recherche socio-historique dans le roman proustien pourrait devenir clé.

Dès lors, il nous semble pertinent de montrer rapidement une corrélation entre le développement de la science historique et de la sociologie et le roman de Proust. Ces deux disciplines furent au XIXe siècle deux pôles essentiels du paysage intellectuel, en particulier dans la seconde moitié du siècle. Le XIXe siècle fut littéralement celui de l’histoire. Dans les milieux intellectuels, devenir historien est alors un moyen de réussite aussi efficace que devenir un homme lettré 725 . Dans la Recherche, l’oncle Adolphe présente ainsi le narrateur à Odette : « Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez.  726  » Ces paroles d’Adolphe présupposent que cette opinion sur la position sociale de l’historien à cette époque était courante. Par ailleurs, déjà à la fin du XIXe siècle, on commence à s’interroger sur la scientificité de l’histoire et on tente de trouver une solution à cette question en la rapprochant de la sociologie 727 . Aussi n’est-il pas étonnant que Proust se soit intéressé à l’histoire et à la sociologie. On sait que Michelet et Augustin Thierry, historiens non scientifiques, comptaient parmi ses écrivains favoris dès son adolescence. Proust fait allusion à leurs œuvres, nous l’avons montré. Par ailleurs, on remarque que Proust a subi l’influence de certains sociologues de l’époque, comme Gabriel de Tarde par exemple. D’ailleurs, en observant ce développement de la science historique, il avance une méthodologie de l’histoire dans la Recherche : « Les historiens, s’ils n’ont pas eu tort de renoncer à expliquer les actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l’individu, de l’individu médiocre.  728  » Nous avons vu que le narrateur affirme la nécessité d’être un spécialiste de la psychologie des individus pour prévoir le déroulement de la guerre 729 , qu’il insiste plusieurs fois sur ce point. Rappelons par ailleurs qu’il dit à Gilberte : « [la guerre] pourrait être racontée comme un roman 730  ». Proust entreprend de raconter l’histoire d’une société comme un roman en s’appuyant sur ce qu’il appelle la psychologie. Plus exactement, c’est la psychologie (ou la mentalité de l’époque) qui est mise en lumière à travers la marche de l’histoire. C’est un bon moyen d’échapper au piège idéologique ou politique tout en traitant de grands événements historiques : l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre. Car ni la littérature ni l’histoire ne doivent être idéologiques ou politiques. La vérité ne réside ni dans l’idéologie ni dans la politique.

Pourtant, le roman proustien ne peut être lu comme un roman historique, en dépit de la présence d’événements réels et de son apparence de fresque sociale. Si obstinément qu’il décrive le changement des mentalités de l’époque, cette persistance ne constitue qu’une stratégie de réponse à la question que Paul Ricœur pose en analysant la corrélation entre l’économie narrative et l’économie temporelle dans la Recherche : « de quelle manière une parcelle des événements mondains [est-elle] incorporée à l’expérience temporelle des personnages de la fiction 731  » ? Nous tenterons d’apporter une réponse à cette question à travers ce chapitre et le chapitre suivant en nous interrogeant sur la manière dont Proust décrit la société de son temps.

Notes
725.

Cf. Christophe Charle, Paris fin de siècle. Culture et politique, Paris, Éditions du Seuil, 1998.

726.

CS, I, II, p. 78. Selon le commentateur de la Pléiade, Achille Tenaille de Vaulabelle est journaliste, homme politique et historien. Il publie en 1844 Histoire des deux Restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe (CS, I, II, p. 1137, note 1 de la page 78).

727.

« L’historien entre science et politique : Seignobos », in Paris fin de siècle. Culture et politique, op. cit., p. 125-152.

728.

CG, II, II, p. 700.

729.

TR, p. 350.

730.

TR, p. 560, déjà cité.

731.

Temps et récit, op. cit., t. III, p. 234.