Castes ou classes ?

La « philosophie de Combray » contre l’« esprit de Combray »

Nous avons mis en rapport les bourgeois de Combray restant à Combray et ceux qui montent à Paris. Les premiers ignorent le snobisme, alors que les seconds en sont empoisonnés. Proust développera une autre dichotomie entre les Combraysiens, dans Le Côté de Guermantes I et Sodome et Gomorrhe II : celle qui oppose les bourgeois et leurs serviteurs. En dehors de Combray, c’est-à-dire dans une société moderne, non primitive, ils ne vivront plus en harmonie. Cela montre le revers du monde combraysien ou plutôt son avenir.

Vincent Descombes analyse la « philosophie de Combray » dans son étude intitulée Proust, philosophie du roman 732 . Remarquons que, curieusement, bien que cette doctrine soit appelée « philosophie de Combray », le narrateur n’en parle ni dans « Combray I » ni dans « Combray II ». C’est à Paris, précisément dans Le Côté de Guermantes I, que le narrateur l’explique. Observons qu’il existe aussi l’« esprit de Combray », celui-ci est rappelé au deuxième séjour à Balbec, dans Sodome et Gomorrhe II, III. Il est attaché aux bourgeois venus de Combray, alors que la « philosophie de Combray » est issue des domestiques venus de Combray. Il nous semble que cette opposition traduit une sorte de désaccord entre les bourgeois et leurs serviteurs dans la société moderne. D’ailleurs, ce désaccord est plus profond dans une ville moderne comme Paris ou Balbec que dans un village de province comme Combray. En analysant la « philosophie de Combray » et sa cosmologie sous l’angle rhétorique, Vincent Descombes note que, si le narrateur et Françoise ne s’entendent jamais, c’est que le premier est l’un des Parisiens caractérisés par l’individualisme, alors que la seconde est d’un village où l’on respecte toujours la collectivité.

Dès lors, pour comprendre comment Proust présente la question de l’individualisme, très discutée à son époque, il est pertinent de dégager les oppositions entre la « philosophie de Combray » et l’« esprit de Combray ».

Il est vrai que les deux pensées proviennent de la même idée quasi féodale : les maîtres sont les maîtres. Mais le romancier fait significativement la distinction entre les deux. Alors qu’il écrit l’« esprit de Combray » pour exprimer la mentalité de la bourgeoisie attachée aux « castes », c’est pour expliquer le comportement des domestiques qu’il emploie l’expression la « philosophie de Combray ». Ainsi, si unis que paraissent les citoyens de Combray, il existe une barrière entre les bourgeois et les domestiques ; il y a une communauté formée des domestiques et des boutiquiers, Françoise, Théodore, par exemple, parallèlement à la communauté des bourgeois. La « philosophie de Combray » analysée par Vincent Descombes est la pensée de cette catégorie de Combraysiens. Ce sont eux qui incarnent le mieux l’esprit exprimé à travers les sculptures de l’église de Saint-André-des-Champs, c’est-à-dire, l’esprit français. En effet, en reconnaissant les figures de Françoise et de Théodore, qui partagent la même bonté et le même zèle à servir leurs maîtres ou les malades, dans cette façade sculptée, le narrateur s’écrie : « Que cette église était française 733  ! » Il considère ainsi que la francité demeure dans l’âme de ces domestiques plutôt que dans celle des bourgeois. Le peuple n’est pas absent chez Proust, du moins dans Du côté de chez Swann I. Disons ainsi que Proust considère que la francité réside dans la notion de « peuple » aussi bien que dans le langage des nobles qui parlent comme à l’époque révolue de leur souveraineté. Ce sont les figures sculptées sur la façade de Saint-André-des-Champs qui incarnent le peuple français.

Jean de Grandsaigne souligne d’abord que tous les citoyens, domestiques, boutiquiers et bourgeois appartiennent à la même collectivité. Mais, en fin de compte, le critique inverse cette thèse : en fait, les domestiques et les boutiquiers sont des prolétaires (par opposition aux bourgeois) en dépit de l’absence apparente de lutte des classes, dans le sens marxiste du terme. Chez Proust, le mythe du « peuple » et le processus de la « médiévalisation » servent à dérober la réalité de la classe prolétarienne 734 . Il nous semble pourtant que Proust différencie les serviteurs, représentés par Françoise, et les « prolétaires », représentés par le « lift » de Balbec 735 , qui sont engagés dans une sorte de lutte hiérarchique. L’idée de peuple est typique des écrivains du XIXe siècle, en particulier à Michelet. Péguy en est l’héritier au XXe siècle. Nous verrons plus tard qu’en opposant le Moyen Âge à l’époque contemporaine, c’est-à-dire la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, il dénonce que l’argent l’emporte sur tout au temps industriel. Il nous semble que, comme Péguy, Proust confronte la société médiévale et la société moderne dans une certaine mesure. Combray est une incarnation de la première, Paris de la deuxième. Si le narrateur n’analyse ni la « philosophie de Combray » ni l’« esprit de Combray » dans Du côté de chez Swann I, c’est parce qu’à Combray, la différenciation existant entre les bourgeois et les domestiques ne pose pas de problème. À Paris, en revanche, leur opposition surgit. C’est pourquoi Proust met en parallèle les bourgeois enracinés dans Combray et les bourgeois qui montent à Paris.

Proust écrit que les sculptures de Saint-André-des-Champs relatent des traditions non seulement déformées et méconnaissables mais aussi ininterrompues et vivantes. D’ailleurs, le narrateur le dit, les paysans médiévaux, modèles des sculptures, survivent au XIXe siècle, il donne l’exemple de Françoise. La mentalité du peuple français est donc présentée comme immuable. Effectivement, le peuple de Combray se divise en deux groupes : le peuple respectueux envers les seigneurs, comme Françoise et Théodore, et le peuple révolté, comme Morel et le jardinier de Combray (ce dernier sera engagé en tant que maître d’hôtel par les parents du narrateur à Paris 736 ). Alors que le premier courant dont Françoise est la représentante incarne le loyalisme quasi féodal, le second courant se caractérise par son hostilité à l’institution politique de l’époque. Le jardinier, qui fait partie du second courant, essaie ainsi de schématiser l’histoire en opposant l’État au peuple. Cette dualité, selon lui, ne s’est pas dissoute, malgré la Révolution, les gouvernants, qu’ils soient monarchiques ou républicains, ne cessent de faire souffrir le peuple.

Or, les Français du premier et second courant, bref, le peuple français, sont patriotes. Nous citons une phrase que l’on trouve dans la partie consacrée à la Grande Guerre :

‘« “Tous ceux qui ne sont pas au front, c’est qu’ils ont peur.” Saint-Loup avait dit cela […] pour faire de l’originalité psychologique, tant qu’il n’était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu’il le fût, étant en cela moins original, […] mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Morel, d’où deux flèches se dirigeaient, pour se réunir à nouveau, dans une même direction, qui était la frontière.  737  »’

Comme ce texte le montre, Proust essaie de décrire comment réagissent les deux courants du peuple ainsi que les « seigneurs » et les « bourgeois » lors d’un événement politique. Ainsi, Proust met face à face Françoise et le jardinier de Combray chaque fois qu’un événement se déroule dans la Recherche. Nous pouvons illustrer cela par un dialogue entre eux au sujet de la guerre franco-allemande 738 . Pour le peuple, les événements historiques se produisent toujours de la même manière, voici les paroles du jardinier :

‘« “Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent partir qui y vont.
— Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc.”
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
“Pardi, pour pas qu’on se sauve”, disait Françoise.
Et le jardinier : “Ah ! ils sont malins”, car il n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé.  739  »’

Ni la guerre ni la révolution n’intéresse le jardinier du point de vue politique. Il ne pense qu’à y échapper parce que, selon lui, lors d’un événement, le peuple est toujours une victime de la volonté de l’État, et ce sacrifice se répète depuis des siècles 740 . Alors que les savants considèrent la Révolution comme une rupture, le jardinier ne reconnaît aucune rupture dans l’histoire de France, il en propose un schéma très simplifié : l’État contre le peuple, pour le dire autrement, les gouvernants contre les gouvernés. Il nous semble que Proust confronte ce dualisme perpétuel avancé par le jardinier de Combray et l’idée de rupture liée à l’idéologie bourgeoise et formée à travers la Révolution. En effet, selon Jean Starobinski, pour les bourgeois du XIXe siècle considérant leur époque comme « l’âge de fer de l’industrie et des révoltes démocratiques », la Révolution à qui ils « doivent tout » est également « la brèche par où le mal est entré dans le monde.  741  »

Françoise schématise elle aussi sa vision du monde : le maître est le maître. Ce schéma, qui n’est pas moins simplifié que celui du jardinier, sous-tend la « philosophie de Combray », qui n’est en réalité qu’un « discours de sagesse commune 742  ». Vincent Descombes cite une conversation entre Françoise, le valet de pied et le maître d’hôtel (ancien jardiner de Combray) dans Le Côté de Guermantes I. Ici, Françoise se plaint de la famille du narrateur dont l’exigence l’empêche de manger tranquillement. Son agacement éclate au sujet des biscottes qu’elle doit préparer pour le père 743 . Le valet de pied l’approuve : « Je peux dire […] que j’ai jamais vu ça ! ». Le maître d’hôtel essaie de la consoler : « Oui, oui, […] mais tout cela pourrait bien changer, les ouvriers doivent faire une grève au Canada et le ministre a dit l’autre soir à Monsieur qu’il a touché pour ça deux cent mille francs. » Le narrateur commente : « Le maître d’hôtel était loin de l’en blâmer, […] croyant tous les hommes politiques véreux, le crime de concussion lui paraissait moins grave que le plus léger délit de vol. » La réaction de Françoise à cette réplique quasi socialiste est marquée par sa résignation : « Mais la philosophie de Combray empêchait que Françoise pût espérer que les grèves du Canada eussent une répercussion sur l’usage des biscottes : “Tant que le monde sera monde, voyez-vous, […] il y aura des maîtres pour nous faire trotter et des domestiques pour faire leurs caprices.” » Les idées de Françoise ne sortent jamais du schéma féodal. Le commentaire du narrateur sur la réplique du valet de pied est remarquable : « Il le disait comme s’il avait tout vu et si en lui les enseignements d’une expérience millénaire s’étendaient à tous les pays et à leurs usages parmi lesquels ne figurait nulle part celui du pain grillé.  744  » La pensée du valet de pied est aussi féodale que celle de Françoise, c’est ce que suggère l’expression « enseignements d’une expérience millénaire ». Quant au maître d’hôtel, ses paroles en apparence socialistes risquent de donner l’impression qu’il est plus évolué idéologiquement que Françoise et le valet de pied. Mais toujours est-il que ce rebelle, le maître d’hôtel, demeure dans le schéma des gouvernants contre les gouvernés. Vincent Descombes affirme que les réflexions manquent à la philosophie de Françoise, disons de notre côté qu’il en est de même de la pensée du maître d’hôtel. Comme l’idée de Françoise et du valet de pied, celle du maître d’hôtel est un développement des « enseignements d’une expérience millénaire », elle n’a rien d’idéologique. Il est évident qu’en utilisant le mot « millénaire », Proust fait allusion au Moyen Âge, comme si le peuple du courant représenté par le maître d’hôtel avait une filiation avec celui qui a fait naître la Jacquerie au XIVe siècle.

Or, ces idées figées, sans réflexion, issues du bon sens, en résumé très doctrinales et considérées comme des vérités absolues, sont des composantes de la tradition. Pour maintenir celle-ci, il faut transmettre ces doctrines aux générations postérieures de siècle en siècle, comme les sculptures de Saint-André-des-Champs expriment et transmettent la tradition orale jusqu’au présent. Proust considère qu’au Moyen Âge l’église a servi en quelque sorte de livre sacré comme la cathédrale d’Amiens.

Ainsi, la « philosophie de Combray » est certes une sagesse proverbiale, mais elle est surtout une loi sacrée pour ceux qui y croient, en d’autres termes, une sorte de déterminisme sinon une sorte de providentialisme. Aussi cette théorie schématique survit-elle avec les Français de Saint-André-des-Champs comme Françoise. Dans La Prisonnière, le narrateur observe qu’elle n’abandonne jamais son système de codes qu’il a décrit dans « Combray I » comme « impérieux, abondant, subtil et intransigeant 745  » :

‘« […] selon le code Françoise tel qu’il est illustré dans les bas-reliefs de Saint-André-des-Champs, souhaiter la mort d’un ennemi, la lui donner même n’est pas défendu, mais il est horrible de ne pas faire ce qui se doit, de ne pas rendre une politesse, de ne pas faire ses adieux avant de partir, comme une vraie malotrue, à une gouvernante d’étage. Pendant tout le voyage, le souvenir à chaque moment renouvelé qu’elle n’avait pas pris congé de cette femme, avait fait monter aux joues de Françoise un vermillon qui pouvait effrayer. Et si elle refusa de boire et de manger jusqu’à Paris, c’est peut-être parce que ce souvenir lui mettait un “poids” réel “sur l’estomac” […] plus encore que pour nous punir.  746  »’

Autrement dit, c’est une divinité qui règne sur Combray. La loi sacrée sous-tend l’harmonie réalisée entre les citoyens à Combray et soutient aussi les « castes » combraysiennes.

Cependant, la modernité coupe la transmission traditionnelle de ce genre de vérité absolue, c’est ce que montre le malentendu entre Françoise et la famille du narrateur. Cette rupture entre la tradition et la modernité pourrait anéantir le providentialisme combraysien. Vincent Descombes écrit :

‘« […] si Combray était aspiré par la modernité […] il connaîtrait la dissension. Les traditions du vrai Combray seraient mises en question. Le besoin se ferait alors sentir d’une doctrine pour défendre les “valeurs” ou les “principes sacrés” de Combray. Quelqu’un, un idéologue, devrait articuler les vues ancestrales de Léonie, Françoise, etc., en une vision du monde.  747  »’

Ainsi, l’existence de Françoise devient comparable à un monument historique au sein de la ville industrielle :

‘« […] il y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon.  748  »’

Quant à l’« esprit de Combray », le narrateur adulte le désapprouve de façon affirmée ; alors que sa mère, prisonnière de l’idée de « castes », est mécontente qu’il n’hésite pas à serrer la main du valet de chambre, il prétend ne pas faire la distinction entre les classes sociales, contrairement à elle. Il va plus loin : « j’aurais pris indifféremment les uns et les autres [les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs] pour amis, avec une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs ». Il sait en effet qu’on peut exiger des nobles, « plus de politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois 749  ». Mais, si les aristocrates essaient de se montrer affables avec tout le monde, sans distinction de classes, c’est simplement parce qu’ils se sentent accueillis par tout le monde « comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec tant de joie.  750  » Le narrateur considère ironiquement que le comportement des nobles est tout de même moins désagréable que celui des bourgeois. La mère du narrateur, quant à elle, ne peut accepter « socialement » l’idée d’égalité entre les hommes parce qu’elle supprimerait les « castes » qui distinguent les ouvriers, les bourgeois et les nobles :

‘« Les gens de Combray avaient beau avoir du cœur, de la sensibilité, acquérir les plus belles théories sur l’égalité humaine […]. Il y avait un “esprit de Combray” si réfractaire qu’il faudra des siècles de bonté (celle de ma mère était infinie), de théories égalitaires, pour arriver à la dissoudre. […] Pour elle, qu’elle l’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine 751  »’

L’« esprit de Combray » est au fond identique à la « philosophie de Combray » : le maître est le maître. Aussi faut-il dire que ces deux partis opposés (les maîtres et les serviteurs) s’accordent pour admettre la hiérarchie. En revanche, en dépit de la présence des castes strictes, tous les citoyens de Combray partagent un même concept : la pureté de l’âme. Malheureusement, il serait inutile de chercher à la retrouver chez les hommes modernes : « la race de Combray, la race d’où sortaient des êtres absolument intacts comme ma grand-mère et ma mère, semble presque éteinte 752  ». Au cours du récit, ce peuple français issu de Combray forme la classe prolétaire et engendre des arrivistes. Selon le « lift » de l’hôtel de Balbec, c’est l’argent qui règne sur le monde. Cet employé, nourri par des idées démocratiques, appelle les autres employés « mes collègues », bien qu’à cette époque, selon Proust, ce terme soit « réservé aux corps restreints comme les académies », et s’habille comme un mondain, car « sa mère lui avait recommandé de ne jamais prendre le genre “ouvrier” ou “chasseur”.  753  » Curieusement, d’après le narrateur, en dépit de son « orgueil démocratique », il s’abaisse facilement à gagner de l’argent provisoire :

‘« Cet orgueil ne l’empêche pas, dans le but d’améliorer ce qu’il appelait son traitement, d’accepter pour ses courses des rémunérations qui l’avaient fait prendre en horreur à Françoise : “Oui la première fois qu’on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession, mais il y a des jours où il est poli comme une porte de prison. Tout ça c’est des tire-sous.”  754  »’

La raison pour laquelle l’auteur met en parallèle le « lift » et Françoise est explicite. Cette dernière, toujours fidèle à « la philosophie de Combray », méprise le « lift » qui monnaye ses services, et le narrateur souligne d’ailleurs sa méfiance envers les « prolétaires » en général 755 . Plus loin, le narrateur décrit le « lift » comme représentant d’une catégorie du personnel de l’hôtel « pour qui noblesse, intelligence, célébrité, situation, manières, était inexistant, recouvert par un chiffre. Il n’y avait pour ceux-là qu’une hiérarchie, l’argent qu’on a, ou plutôt celui qu’on donne.  756  » Chez Proust, les rapports d’argent remplacent la « philosophie de Combray » au cours de l’évolution sociale.

Notes
732.

Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 173-187.

733.

CS, I, II, p. 149.

734.

Et les paysans ? Il n’y a en aucun selon Jean de Grandsaigne (L’espace combraysien. Monde de l’enfance et structure sociale dans l’œuvre de Proust, op. cit., p. 104). Françoise née paysanne n’est pas de Combray (quittant le village natal, elle est venue travailler chez Léonie). De notre côté, notons que l’église de Saint-André-des-Champs incarnant le peuple français se trouve symboliquement, par-delà les blés, à l’extérieur de la ville de Combray. Or, on sait bien la raison pour laquelle, quoiqu’il risque d’avoir l’air réactionnaire et anachronique, il ne s’applique pas à décrire la réalité sociale de la classe populaire de l’époque : « L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique si même elle n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au peuple, en sacrifiant les raffinements de la forme, “bons pour des oisifs”, j’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard, un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de la Confédération générale du travail ; quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. » (TR, p. 466-467).

735.

Il nous semble que Proust classe clairement les employés de l’hôtel parmi les prolétaires. Voir JF, II, p. 52.

736.

Le lecteur verra, en suivant le déroulement du récit, que le second courant aura une ramification : Morel devient arriviste en souhaitant sortir de sa classe.

737.

TR, p. 317. Ce texte montre clairement que Proust considère les Français de toutes les classes comme les Français de Saint-André-des-Champs, à la différence de ce que Jean de Grandsaigne observe.

738.

CS, I, II, p. 87-88. Pendant la guerre franco-allemande, les soldats se sont réunis « dans une même direction, qui était la frontière », comme pendant la Grande Guerre. Françoise le dit : « C’est pourtant vrai que [les jeunes soldats ne] tiennent pas [à la vie] ! Je les ai vus en 70 ; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres […] » (ibid., p. 88). Proust prévoit-il dans ce texte publié avant la guerre qu’une guerre s’approche ?

739.

CS, I, II, p. 88.

740.

Nous verrons que, chaque fois qu’un événement politique, l’affaire Dreyfus, la séparation de l’Église et de l’État, ou la Grande Guerre, se déroule dans la Recherche, le jardinier reprend sa conversation avec Françoise de la même manière.

741.

L’Invention de la liberté, op. cit., p. 9.

742.

Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, op. cit., p. 175-176. Le philosophe écrit : « La “philosophie de Combray” permet à Françoise de savoir d’avance (a priori) ce qui fait que le monde est monde. Reste que cette philosophie inspire plutôt à Françoise un dicton de sagesse commune. […] Il manque à ce dicton la dimension de la réflexion. […] La philosophie telle que nous la comprenons ne va pas sans un effort pour fixer les limites du monde ailleurs qu’au point où s’arrête le sens commun. Ou bien, si c’est pour les tracer au même endroit, un effort de les y fixer pour des raisons inconnues du sens commun. C’est pourquoi la “philosophie de Combray” n’est pas sérieusement une philosophie. Elle est ce qui sert de philosophie à des gens qui n’éprouvent pas le besoin de se faire une philosophie. Ou bien encore, pour le dire autrement, la “philosophie de Combray” est une philosophie seulement par anticipation. »

743.

Elle dit : « Ah ! ce n’est pas là-bas qu’on aurait rien mangé à la va-vite. [Mme Octave] voulait que ses domestiques soient bien nourris. Ici, encore ce matin, nous n’avons pas seulement eu le temps de casser la croûte. Tout se fait à la sauvette. » (CG, I, p. 326-327).

744.

CG, I, p. 327.

745.

CS, I, I, p. 28.

746.

Pr., p. 526. Françoise est fâchée contre le narrateur parce qu’elle ne peut dire au revoir à la gouvernante de l’hôtel de Balbec étant donné qu’il s’est décidé à ramener Albertine à Paris le plus rapidement possible.

747.

Proust. Philosophie du roman, op. cit., p. 176.

748.

CS, I, I, p. 28-29.

749.

SG, II, III, p. 414.

750.

SG, II, III, p. 414-415.

751.

SG, II, III, p. 415. C’est nous qui soulignons.

752.

JF, II, p. 105.

753.

SG, II, II, p. 186.

754.

Idem.C’est le romancier qui souligne.

755.

« Les prolétaires, s’ils avaient quelque peine à être traités en personnes de connaissance par Françoise et ne le pouvaient qu’à de certaines conditions de grande politesse envers elle, en revanche, une fois qu’ils y étaient arrivés, étaient les seules gens qui comptassent pour elle. » (JF, II, p. 52).

756.

SG, II, II, p. 221.