La politesse et le mariage « disproportionné 757  »

Dans le texte qui explique l’« esprit de Combray », le narrateur dit préférer les aristocrates aux bourgeois, car il trouve que les premiers se montrent courtois avec tout le monde sans distinction de classes alors que les bourgeois ont tendance à ne pas se montrer aimables avec les domestiques et les ouvriers. Par ailleurs, certains employés de l’hôtel de Balbec, comme le « lift », ne respectent plus que l’argent et les clients généreux en pourboires. Or, le narrateur, qui analyse souvent les mécanismes psychologiques de la politesse, prévoit sa disparition dans la démocratie :

‘« […] il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire. […] si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? C’est fort possible.  758  »’

Proust considère ici la supériorité d’une classe sociale (celle d’une Altesse par exemple) comme imaginaire, c’est ce que signifie l’expression « valeur fiduciaire » : comme les monnaies de papier (monnaie fiduciaire), le prestige social n’a pas de valeur intrinsèque. Il nous semble également que Proust suggère ici par la comparaison entre le prestige social et l’argent que, dans la société moderne, le critère économique remplace le critère traditionnel. Si la démocratie hiérarchise la société, n’est-ce pas par la valeur économique ? S’il existe des « castes » dans un monde traditionnel comme Combray, dans un monde démocratique, l’argent engendre les classes. On pense en général que la démocratie doit être établie pour garantir la société égalitaire, c’est-à-dire, la société sans hiérarchie. Mais le narrateur de la Recherche conteste cette hypothèse ; il considère que la société démocratique sera elle aussi hiérarchisée, de façon différente de la société traditionnelle. Il va plus loin d’ailleurs et fait l’éloge de la société aristocratique aussi bien que de la société paysanne :

‘« Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans ; leur conversation s’orne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu’elles étaient habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l’argent ignore profondément 759  »’

Vincent Descombes, en analysant le rapport général entre holisme et individualisme et le rapport général entre hiérarchie et égalité, met en opposition la société combraysienne et la société parisienne. On pense en général que le holisme implique la hiérarchie, et l’individualisme l’égalité. Mais la réalité est moins simple que ce schéma. On peut reconnaître l’égalité dans la société holiste : au sein de chaque « caste », l’égalité existe (le cas de Combray). De même, la société individualiste ne réalise pas forcément l’égalité. L’individualisme tel que Proust le montre ici, en s’appuyant sur le critère économique, re-hiérarchise la société bourgeoise (le cas de Paris selon Vincent Descombes, on peut y ajouter le cas de Balbec). Selon le philosophe, il peut y avoir un autre type d’individualisme hiérarchisé :

‘« Qu’est-ce qui, dans l’Histoire, ressemblerait d’assez près à un tel idéal d’individualisme hiérarchique ? On peut penser à ce que Norbert Elias appelle l’ethos de la société de cour. Dans un tel système, les individus usent toutes leurs énergies à soutenir le rang de leurs maisons respectives. Rien ne les réunit, sinon un sens de la civilité. Ce modèle de vie sociale fascine d’ailleurs Proust à travers sa lecture de Saint-Simon.  760  »’

Dès lors, il est clair que Proust n’est pas optimiste sur l’avenir de l’individualisme issu de la démocratie, qui s’accompagne selon lui de la hiérarchisation par l’individualisation des intérêts économiques.

Revenons au critère de politesse. Proust ne dit pas que les bourgeois ne peuvent être polis, mais que le caractère de leur politesse diffère de celui des nobles. Ainsi, le narrateur met en opposition la politesse chez les bourgeois et la politesse chez les aristocrates :

‘« Vouloir donner aux autres cette idée agréable d’eux-mêmes existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie. On y rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité individuelle compensatrice d’un défaut, non pas, hélas, chez les amis les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle fleurit en tous cas tout isolément. Dans une partie importante de l’aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d’être individuel ; cultivé par l’éducation, entretenu par l’idée d’une grandeur propre qui ne peut craindre de s’humilier, qui ne connaît pas de rivales, sait que par l’aménité elle peut faire des heureux et se complaît à en faire, il est devenu le caractère générique d’une classe. Et même ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans leur cœur, en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur gesticulation. 761  »’

Chez les nobles, être poli est un choix collectif, tandis que, chez les bourgeois, être poli est un choix personnel. La politesse est individualisée.

Or, il est très significatif que la mère du narrateur, prisonnière de l’idée de castes, ne comprenne pas pourquoi son fils serre la main d’un domestique et prend son repas avec un chauffeur :

‘« “Il me semble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu’un mécanicien”, comme elle aurait dit, s’il se fût agi de mariage : “Tu pourrais trouver mieux comme parti.” 762  »’

Le choix de la fréquentation est comme celui du mariage. « L’esprit de Combray » exige qu’on reste dans la caste. C’est pourquoi la mère accepte difficilement les fiançailles entre le fils des Cambremer et la nièce de Jupien, malgré son adoption par Charlus. Elle dit à son fils :

‘« […] cela me fait l’effet d’un mariage au temps où les rois épousaient les bergères, et encore la bergère est-elle moins qu’une bergère, mais d’ailleurs charmante.  763  »’

Cela dit tout. Elle imagine ainsi que sa pauvre grand-mère serait scandalisée de cette alliance à cause du « côté des castes de Combray 764  ». Ses amies du village sont plus caustiques qu’elle : elles réagissent avec férocité à l’union entre Saint-Loup et Gilberte. L’une des Combraysiennes, en considérant à tort ou à raison Swann comme le premier amant d’Odette, Forcheville comme le deuxième et Charlus, qui est le témoin de ce mariage, comme le troisième, dit au narrateur qu’Odette ne sait lequel est le père de sa fille et conclut :

‘« […] vous savez que si [Gilberte] n’est pas plus Forcheville que vous et moi, cela va bien avec le mari qui naturellement n’est pas noble. […] Comme je ne fréquenterai jamais la fille d’une femme qui a fait parler d’elle, elle peut être bien marquise long comme le bras pour ses domestiques. Mais dans les actes de l’état civil ce n’est pas la même chose.  765  »’

Pour cette femme, Charlus et Saint-Loup ne sont que des imposteurs, car elle ne peut concevoir que la fille d’un bourgeois juif et d’une « cocotte » puisse se marier avec un noble. Les bourgeoises de Combray sont également avides de critiques lorsque Mme Verdurin se remarie avec le duc de Duras, puis avec le prince de Guermantes :

‘« […] les dames de la rue de l’Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant “la duchesse de Duras”, comme si c’eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le principe des castes voulant qu’elle mourût Mme Verdurin, ce titre qu’on ne s’imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. “Faire parler d’elle”, cette expression […] est appliquée […] dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages, dans un sens ou dans l’autre, “disproportionnés”. Quand elle eut épousé le prince de Guermantes, on dut se dire que c’était un faux Guermantes, un escroc.  766  »’

On ne sait si elles sont trop honnêtes pour admettre le mariage entre Mme de Verdurin et le prince de Guermantes, si l’idée de castes les conduit à la vulgarité ou si c’est la jalousie qui les motive. Tel est l’« esprit de Combray ». La sévérité pour défendre les castes ou la vulgarité venue de l’idée de castes atteint ainsi son apogée lorsqu’il s’agit d’un mariage.

Proust montre la réalité de la bourgeoisie, qui semble avoir triomphé de l’aristocratie grâce à la Révolution et à la révolution industrielle. Les bourgeois tiennent à maintenir cette victoire et ne sont donc pas moins conservateurs que les nobles. La morale bourgeoise est plus sévère. Toujours au sujet du mariage entre le fils Cambremer et la nièce de Jupien, la mère dit au narrateur :

‘« […] ta pauvre grand-mère avait raison […] quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses qui choqueraient de petits bourgeois, et que la reine Marie-Amélie lui était gâtée par les avances qu’elle avait faites à la maîtresses du prince de Condé pour qu’elle le fît tester en faveur du duc d’Aumale.  767  »’

Quant aux aristocrates, pour parler historiquement, ils ne sont en réalité que vaincus. Proust n’est pas indifférent au fait qu’ils cherchent ainsi à survivre dans l’époque moderne en s’alliant aux bourgeois, dans son roman, il décrit des rumeurs sur les fiançailles de Saint-Loup ou d’autres jeunes nobles avec telle fille bourgeoise. C’est pourquoi le romancier ne cesse de mettre en relation les aristocrates et les paysans ou les ouvriers, deux groupes qui n’arriveront pas à vaincre les bourgeois. Ils envient plutôt les bourgeois et essayent de devenir bourgeois comme Morel et le « lift ». Quant aux bourgeois, ils envient dans le fond les nobles, qu’ils croient avoir vaincus. Cette envie, définie par le narrateur comme « esprit de révolution », « c’est-à-dire amour malheureux de la noblesse 768  », conduit à une lutte mondaine, qui constitue l’une des trames de la Recherche.

Notes
757.

TR, p. 553.

758.

CG, II, II, p. 746-747.

759.

CG, II, II, p. 839. C’est nous qui soulignons.

760.

Proust. Philosophie du roman, op. cit., p. 192. Rappelons que Proust explique le code absolu de Françoise en signalant les Mémoires de Saint-Simon (CS, I, II, p. 28). La mère aussi est comparée au mémorialiste, lorsqu’elle fait la distinction sociale entre son fils et un valet de chambre : « […] ma mère, quand un valet de chambre s’émancipait, disait une fois “vous” et glissait insensiblement à ne plus me parler à la troisième personne, avait de ces usurpations le même mécontentement qui éclate dans les Mémoires de Saint-Simon chaque fois qu’un seigneur qui n’y a pas droit saisit un prétexte de prendre la qualité d’“Altesse” dans un acte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs ce qu’il leur devait et ce dont peu à peu il se dispense. » (SG, II, III, p. 415).

761.

CG, II, II, p. 721-722. Proust n’oublie pas de classer les politesses chez les aristocrates. Par exemple, on peut observer que l’affabilité exagérée chez le duc de Guermantes résulte à la fois de son orgueil et de son éducation, tandis que celle de son cousin, le prince de Guermantes, qui donne une impression froide découle de sa sincérité : « J’avais souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il me dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite de “pair à compagnon”, et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était le prince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité, car ce n’eût pas été concevable pour lui, au moins de la considération qu’on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par exemple, dans une faculté, où un procureur général ou un “doyen” conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de simplicité réelle, et quand on les connaît davantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affectation de la camaraderie badine. » (SG, II, I, p. 55).

762.

SG, II, III, p. 415.

763.

AD, IV, p. 236.

764.

AD, IV, p. 237.

765.

AD, IV, p. 254-255.

766.

TR, p. 533.

767.

AD, IV, p. 238.

768.

Pr., p. 542.