Mélange sans fusion de classes différentes

Classons selon les groupes sociaux auxquels elles appartiennent les personnes que le narrateur rencontre durant son premier séjour à Balbec : des bourgeois provinciaux (de Normandie), des jeunes à la fois riches et suspects sans identité, des filles bourgeoises parisiennes, des nobles parisiens et une famille juive (les Bloch). Il est pertinent d’examiner d’abord les clients de l’hôtel, qui sont des bourgeois provinciaux et des nouveaux riches :

‘« Pour une certaine partie — ce qui, à Balbec, donnait à la population, d’ordinaire banalement riche et cosmopolite, de ces sortes d’hôtels de grand luxe, un caractère régional assez accentué — ils se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d’un premier président de Caen, d’un bâtonnier de Cherbourg, d’un grand notaire du Mans qui à l’époque des vacances, partant des points sur lesquels toute l’année ils étaient disséminés en tirailleurs ou comme des pions au jeu de dames, venaient se concentrer dans cet hôtel. Ils y conservaient toujours les mêmes chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions à l’aristocratie, formaient un petit groupe, auquel s’étaient adjoints un grand avocat et un grand médecin de Paris […] 774  »’

Un client de l’hôtel qui se dit roi d’une île en Océanie et dont la maîtresse fait pleuvoir sur les enfants des pièces de cinquante centimes ne peut être que soupçonné et méprisé par ces bons bourgeois normands 775 . En réalité, selon le narrateur, ce mépris résulte de la jalousie que les notables provinciaux éprouvent pour les personnes richissimes. La même sorte de calomnie est portée envers le « fils poitrinaire et fêtard d’un grand industriel », Octave 776 . Leurs attaques visent également les nobles, la « vieille dame riche et titrée 777  », marquise de Villeparisis, et la princesse de Luxembourg, qui lui rend visite, ne sont que de fausses aristocrates 778 . Par ailleurs, pour Octave, Mme de Villeparisis n’est qu’une « arriviste 779  », alors que Mme de Cambremer est une femme du monde 780 . À Balbec, la considération dont un grand aristocrate bénéficie à Paris n’a plus de valeur. Pour éviter de tels ragots, il vaut mieux se refuser à nouer une relation avec ce groupe de notables de Normandie, c’est ce que font une actrice, son amant très riche et deux autres hommes « très en vue de l’aristocratie 781  » : ils restent enfermés dans leur chambre dans la journée, ne prennent leur déjeuner qu’après que les autres l’aient fini et, le soir, partent dîner ailleurs. Les autres très riches Parisiens sont « les fils du propriétaire véreux d’un magasin de nouveautés 782  », les rejoindront deux personnalités brillantes du faubourg Saint-Germain : Saint-Loup et Charlus. Ainsi, la vie des bains de mer permet au narrateur de nouer une relation intime avec quelques Guermantes, exclue par « la sociologie de Combray 783  », caractérisée par l’esprit des castes à laquelle sa famille est fidèle.

La société des villégiateurs s’étale évidemment hors de l’hôtel : la princesse de Luxembourg 784 et les Ambresac 785 résident dans leur maison de campagne. Les filles en fleurs « d’une petite bourgeoisie fort riche, du monde de l’industrie et des affaires 786  » sont installées avec leur famille dans les environs de Balbec. Les Bloch, aussi en villégiature à Balbec, forment une colonie juive sans aucun élément hétérogène — c’est-à-dire qui n’est pas Juif —, ce qui ne leur arrive pas à la capitale :

‘« Il en était de Balbec comme de certains pays, la Russie ou la Roumanie, où les cours de géographie nous enseignent que la population israélite n’y jouit point de la même faveur et n’y est pas parvenue au même degré d’assimilation qu’à Paris par exemple.  787  »’

Curieusement, Bloch, entouré de ses cousins, tient des propos antisémites 788 . Ces paroles de Bloch recèlent son désir de s’intégrer dans le beau monde ; il invite Saint-Loup et le narrateur chez son père en espérant « pénétrer dans des milieux aristocratiques » s’il peut « se lier plus étroitement » avec le marquis 789 .

Dans la station balnéaire, toutes les classes aisées sont représentées. Formant des jugements erronés sur la situation sociale des autres, les vacanciers font leur comédie mondaine d’une manière innocente. Ce monde de villégiature n’est pas le « théâtre cruel des mondains » qu’est le monde parisien décrit dans les volumes qui suivent. Ce simplisme du monde de Balbec résulte en réalité du fait qu’il n’existe qu’un seul critère social : l’argent. C’est ce que résume non seulement l’attachement du « lift » aux pourboires mais aussi le comportement du directeur de l’hôtel :

‘« […] combien ma souffrance s’aggrava […] pendant que ma grand-mère, sans souci d’accroître l’hostilité et le mépris des étrangers […] discutait les “conditions” avec le directeur, […] au regard de psychologue prenant généralement, à l’arrivée de l’“omnibus”, les grands seigneurs pour des râleurs et les rats d’hôtel pour des grand seigneurs ! […] il méprisait profondément les personnes pour qui cinq cents francs, ou plutôt comme il disait “vingt-cinq louis” est “une somme” et les considérait comme faisant partie d’une race de parias à qui n’était pas destiné le Grand-Hôtel.  790  »’

L’idée de classes, différente de celle de castes, et fondée sur le montant de ce que l’on paie, domine à Balbec.

Notes
774.

JF, II, p. 35-36.

775.

JF, II, p. 37.

776.

JF, II, p. 38.

777.

Idem.

778.

JF, II, p. 62-63.

779.

JF, II, p. 282.

780.

JF, II, p. 283.

781.

JF, II, p. 40. Le comportement de M. et Mlle de Stermaria est identique (idem).

782.

JF, II, p. 43.

783.

JF, II, p. 97.

784.

JF, II, p. 58.

785.

JF, II, p. 238.

786.

JF, II, p. 200.

787.

JF, II, p. 98.

788.

JF, II, p. 97.

789.

JF, II, p. 106.

790.

JF, II, p. 23. C’est nous qui soulignons.