Le premier pas vers la fusion des classes

Dans Sodome et Gomorrhe II, la comédie mondaine dans la station de villégiature continue pourtant d’une manière plus critique car les classes différentes, qui ne se sentent pas véritablement mélangées dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs II, s’affrontent ; cela se passe dans la maison louée par les Verdurin aux Cambremer. Leurs fidèles s’y réunissent. Charlus, attiré par Morel, violoniste protégé des Verdurin, pénètre dans ce clan qui n’accueille jamais les plus élégants du faubourg Saint-Germain. L’amour homosexuel du baron fait pendant à la relation entre Nissim Bernard, l’oncle de Bloch, et un jeune employé de l’hôtel à Balbec.

Ce qui joue dans cette fusion des classes est toujours l’argent. Les Cambremer ont besoin de louer l’une de leurs propriétés aux Verdurin pour continuer leur activité mondaine consistant à inviter des notables normands chez eux, cette nécessité les conduit à connaître non seulement les Verdurin mais aussi Charlus. Cette rencontre prépare une surprise à la fin d’Albertine disparue : le baron mariera sa fille adoptive, la nièce de Jupien, avec le fils des Cambremer. Ce qui attache Morel à Charlus, ce sont les cinq cents francs que ce dernier lui propose pour son concert dans une soirée :

‘« […] je cherchais comment le baron pouvait connaître Morel. La disproportion sociale à quoi je n’avais pas pensé d’abord était trop immense. […] Ce qui me stupéfiait pourtant c’est que, devant partir pour Paris dans cinq minutes, le baron demandât à entendre de la musique à Doncières. […] tout d’un coup j’eus un éclair et compris que j’avais été bien naïf. M. de Charlus ne connaissait pas le moins du monde Morel, ni Morel M. de Charlus […]. En tout cas l’offre des cinq cents francs avait dû remplacer pour Morel l’absence de relations antérieures, car je les vis qui continuaient à causer sans penser qu’ils étaient à côté de notre tram.  791  »’

Quant à Nissim Bernard, lui aussi, il tombe amoureux d’un jeune serveur de l’hôtel en dépit de la différence d’âge et de la différence de classes — il faut pourtant minimiser cette « disproportion sociale » par rapport à celle qui sépare Charlus et Morel — et, dès le lendemain, entretient ce garçon. Il est évident que l’argent fonctionne dans cette relation d’autant plus que Proust écrit en citant un vers de Racine : « [le jeune serveur] n’avait pas suivi le conseil de Joad : Sur la richesse et l’or ne mets point ton appui.  792  » D’ailleurs, Nissim Bernard parcourt l’hôtel çà et là — couloirs, cabinets secrets, salons, vestiaires, garde-manger ou galeries — comme si cet établissement était son « sérail 793  ». Il en va de même de Charlus : il dîne avec le valet de pied d’une cousine des Cambremer dans le restaurant de l’hôtel 794 . L’hôtel se transforme en « colonie » des « habitants de Sodome 795  » comme le narrateur le prédit à la fin de Sodome et Gomorrhe I. Ce rendez-vous homosexuel ne se réalise qu’à Balbec, où toutes les classes se mélangent. Dans la station de villégiature, le baron peut, comme on dit familièrement, courir la culotte, non le jupon, sans scandaliser le faubourg Saint-Germain, alors qu’à Paris, il lui faut se garder de manifester ses goûts en public. Ainsi, il insinue son homosexualité au milieu des invités des Verdurin. Quant à ces derniers, ils n’arrivent pas à deviner la situation brillante du baron tant ils ignorent ce qu’est le Faubourg. Ils mettent le marquis de Cambremer au-dessus du baron dans la hiérarchie aristocratique — parce que le titre de marquis leur apparaît supérieur à celui de baron 796 — et, d’ailleurs, M. Verdurin explique naïvement à Charlus pourquoi sa femme donne le bras au marquis de Cambremer : « Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron… ». La réponse de son interlocuteur est ironique plutôt que tolérante, même dédaigneuse : « je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes. D’ailleurs cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas […] J’ai tout de suite vu que vous n’aviez pas l’habitude.  797  » Par ailleurs, en disant que le duc de Guermantes est son frère, Charlus ne peut s’empêcher d’éprouver un plaisir pervers à stupéfier la femme Verdurin, qui n’aurait pas pu imaginer que le baron appelé Charlus puisse être un frère du duc appelé Guermantes 798 . Ce malentendu comique permettra à Mme Verdurin a posteriori, dans La Prisonnière, de grimper l’échelle hiérarchique du monde parisien — Charlus organisera un concert de Morel chez elle à Paris —, il causera la rupture entre le baron et son violoniste et, dans Le Temps retrouvé, lui apportera la victoire de ce duel mondain. C’est-à-dire qu’à son insu, Charlus franchit le seuil à ne pas dépasser, la limite du faubourg Saint-Germain, son rayonnement mondain n’agit pas au-delà 799 . Catherine Bidou-Zachariasen note que l’appellation « le faubourg Saint-Germain », à l’origine duquel se trouve le nom d’un quartier parisien aristocratique, est symboliquement liée au fait que « dans sa période d’apogée sociale, l’aristocratie n’avait qu’à habiter ses lieux [qui étaient terre et château des ancêtres], y donner ses fêtes. » Ainsi, l’aristocratie décrite dans la Recherche « n’avait pas à marquer plus significativement son espace, elle était territoire.  800  » Le critère du Faubourg n’a pas de sens au-delà de sa frontière, où se trouve le clan des Verdurin. Pourtant, ce terrain suscite un désir de conquête chez Mme Verdurin.

Notes
791.

SG, II, II, p. 255-256. C’est nous qui soulignons.

792.

SG, II, II, p. 237.

793.

SG, II, II, p. 239. Plus tard, il est attiré par deux frères employés dans une ferme, Aux Cerisiers (SG, II, II, p. 248).

794.

SG, II, II, p. 375-376.

795.

SG, I, p. 33.

796.

SG, II, II, p. 308.

797.

SG, II, II, p. 333.

798.

SG, II, II, p. 358.

799.

Le narrateur le dit : « [Charlus], pour qui dîner chez les Verdurin n’était nullement aller dans le monde, mais dans un mauvais lieu, était intimidé comme un collégien qui entre pour la première fois dans une maison publique et a mille respects pour la patronne. Aussi le désir habituel qu’avait M. de Charlus de paraître viril et froid fut-il dominé (quand il apparut dans la porte ouverte) par ces idées de politesse traditionnelles qui se réveillent dès que la timidité détruit une attitude factice et fait appel aux ressources de l’inconscient. […] M. de Charlus à qui la société où il avait vécu fournissait, à cette minute critique, des exemples différents, d’autres arabesques d’amabilité, et enfin la maxime qu’on doit savoir dans certains cas, pour de simples petits bourgeois, mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rares et habituellement gardées en réserve, C’est en se trémoussant, avec mièvrerie et la même ampleur dont un enjuponnement eût élargi et gêné ses dandinements, qu’il se dirigea vers Mme Verdurin avec un air si flatté et si honoré qu’on eût dit qu’être présenté chez elle était pour lui une suprême faveur. » (SG, II, II, p. 298-300).

800.

Proust sociologue. De la maison aristocratique au salon bourgeois, Paris, Descartes & Cie, 1997, p. 151. Dans ce contexte, on peut dire ceci : les Verdurin, de nouvelle bourgeoisie, doivent acheter ou louer un territoire pour établir son univers mondain, car il ne possède pas de terrain ancestrale comme les nobles.