Avant la guerre

Le salon de la duchesse de Guermantes est décrit comme plus ouvert que celui de la princesse de Guermantes. Si cette dernière n’accueille que de grands nobles, c’est parce que son mari est un « royaliste convaincu ». Le narrateur explique :

‘« Ce n’est pas que la duchesse de Guermantes eût un salon plus aristocratique que sa cousine. Chez la première fréquentaient des gens que la seconde n’eût jamais voulu inviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle n’eût reçu Mme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie de Mme de La Trémoïlle et de Mme de Sagan, comme Oriane elle-même, fréquentait beaucoup chez cette dernière.  801  »’

Les « grandes notoriétés bonapartistes ou même républicaines, qui intéressaient la duchesse 802  » ne sont pas non plus reçues chez sa cousine. La duchesse est effectivement novatrice au faubourg Saint-Germain 803  : ses théories placent « au-dessus de tout l’intelligence » et sont « en politique si socialistes 804  » qu’elle ose défendre Tolstoï auprès du grand-duc de Russie 805 . Toutefois, elle a en réalité un goût en retard sur la tendance du temps :

‘« […] il est difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d’écrire le français exquis d’Henri IV [comme la duchesse], de sorte que la pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et qu’en elle l’intelligence et la sensibilité étaient restées fermées à toutes les nouveautés.  806  »’

Certes, son parler très suranné est sa principale qualité aux yeux du narrateur par sa force évocatrice de l’ancienne France. Mais, quand il s’agit du domaine artistique, il ne pourra être tolérant : l’esprit de la duchesse « exclut » justement ce qui compose « précisément la matière de [la] propre pensée 807  » du narrateur. Ainsi, la duchesse apprécie les premiers vers d’Hugo 808 , qui apparaissent au narrateur « encore plus près de Mme Deshoulières que du Victor Hugo de La Légende des siècles 809  »Toujours dans Le Côté de Guermantes, lorsqu’elle se moque de Maeterlinck, il se dit : « Quelle buse ! […] C’est pour une pareille femme que tous les matins je fait tant de kilomètres, vraiment j’ai de la bonté ! Maintenant c’est moi qui ne voudrais pas d’elle.  810  » En peinture, bien qu’elle ait acheté des tableaux d’Elstir en suivant le conseil de Swann, elle « déteste » en réalité ses œuvres 811 .

Il est intéressant de retracer l’évolution du goût artistique de la duchesse en suivant le récit. En littérature, elle commence à apprécier Maeterlinck dans La Prisonnière bien qu’elle l’ait désapprouvé dans Le Côté de Guermantes. Le narrateur en conclut ainsi que « les rayons » des « modes littéraires » « viennent tardivement 812  ». Plus tard dans Le Temps retrouvé — après la Grande Guerre — elle prétend avoir soutenu l’écrivain belge à l’époque où on le sous-estimait 813 , et dit son admiration pour Verlaine 814 . En peinture, dans Albertine disparue, elle se met à admirer Elstir qu’elle n’aimait pas dans Le Côté de Guermantes 815 . D’ailleurs, dans Le Temps retrouvé, elle préfère à Delacroix Ingres qu’elle trouvait jadis ennuyeux. Ces changements de goût résultent de son retard sur la mode en matière d’art :

‘« […] elle suivait la mode, bien qu’avec quelque retard. […] toute jeune elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l’Art nouveau, jusqu’à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là nuances du goût que le critique d’art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures.  816  »’

Quant au domaine politique, ses théories presque « socialistes » ne sont qu’une apparence. La duchesse, tout en étant novatrice au faubourg Saint-Germain, évite « les risques de bouleversements 817  » ; par exemple, bien qu’elle croie à l’innocence de Dreyfus, cette pensée ne l’empêche pas de se comporter en anti-dreyfusarde. Elle représente en somme l’aristocratie du tournant du siècle, anti-révisionniste et traditionaliste.

Par ces caractères, le salon d’Oriane diffère du clan des Verdurin. Mme et M. Verdurin, ont tous deux rompu le lien avec leur famille d’origine. Tout au début d’« Un amour de Swann », le narrateur explique la situation de Mme Verdurin : elle est « d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute relation 818  ». Une dizaine de pages après, il montre pourquoi son grand-père ne voit plus le mari Verdurin : « [Mon grand-père] avait perdu toute relation avec celui qu’il appelait le “jeune Verdurin” et qu’il considérait, un peu en gros, comme tombé — tout en gardant de nombreux millions — dans la bohème et la racaille.  819  » Ce qui fonctionne dans cette rupture est l’opposition entre l’esprit de la nouvelle bourgeoisie et l’« esprit de Combray », fondé sur l’immobilité des « castes ». Notons que, en s’appuyant sur le même principe, les Combraysiens ne croient pas au succès mondain de Swann et n’admettent pas son mariage avec une « cocotte ». Quelle est la qualité des Verdurin qui les différencie des autres bourgeois, caractérisés par l’« esprit de Combray » ? C’est leur soutien à l’activité artistique. Ils sont présentés tout d’abord comme Wagnériens 820 — n’oublions pas que Wagner fut le musicien préféré des milieux intellectuels et artistiques de fin de siècle ; d’ailleurs, ce sont encore eux qui découvrent la sonate de Vinteuil. Plus tard, dans Le Côté de Guermantes, ils soutiendront les Ballets russes. Dans La Prisonnière, le septuor de Vinteuil, dont la partition était restée longtemps illisible, est dévoilé chez eux. En outre, ils sont des protecteurs d’artistes, notamment d’Elstir et de Morel. Également dans le domaine politique, ils s’engagent dans l’Affaire en tant que dreyfusards. En résumé, ils se montrent sensibles aux mouvements intellectuels de l’époque.

Dans une perspective socio-historique, Catherine Bidou-Zachariasen analyse l’attitude des Verdurin dans les mouvements intellectuels et la dualité entre Mme Verdurin et la duchesse :

‘« [Le terrain artistique] représentait un univers encore relativement peu institutionnalisé, peu structuré de l’espace social et de ce fait des “forces symboliques” y étaient possibles. Le choix de l’avant-gardisme [de Mme Verdurin], notion qui allait bientôt faire historiquement son apparition, apparaît aussi comme un choix judicieux, bien que risqué.  821  »’

Ce choix fait pendant à l’« invention des intellectuels comme groupe autoproclamé 822  » résultant de l’affaire Dreyfus. Le mérite de Mme Verdurin consiste donc à s’engager dans la nouveauté, ainsi, elle représente la nouvelle bourgeoisie, qui diffère de la bourgeoisie de Combray aussi bien que de l’aristocratie. La sociologue remarque en outre qu’elle est entourée d’hommes professionnellement en ascension dans la société, Cottard et Brichot entre autres :

‘« Progressivement l’“intelligence” des uns des autres, leurs valeurs individuelles et collectives seront révélées. […] La Patronne avait bien su anticiper sur leur valeur professionnelle. Pendant de longues années elle avait travaillé en coulisses, amassant pierre par pierre des éléments apparemment sans valeur mondaine.  823  »’

Catherine Bidou-Zachariasen s’attache par ailleurs au fait que les Guermantes sont décrits justement comme les nobles français les plus anciens, traditionnellement oisifs, au contraire des nobles allemands. Eux, qui n’ont pas besoin de grimper l’échelle hiérarchique puisqu’ils jouissent de la plus haute situation sociale, commencent à se montrer décalés avec « les réalités et les transformations socio-économiques de l’époque 824  », dont les valeurs se fondent sur la faculté individuelle en profession, la carrière et le montant du revenu.

Tandis que les Guermantes continuent à jouer un faux Versailles en ignorant ou feignant d’ignorer le changement radical de la société, les Verdurin se montrent pas à pas plus importants dans le monde grâce à leur activité artistique et politique. D’année en année, leur salon commence à se parer de personnages célèbres : certes, l’engagement de Mme Verdurin dans l’Affaire ralentit son ascension mondaine, mais, en lisant La Prisonnière, le lecteur sait que même cet échec mondain lui rapporte un intérêt. Elle réussit à réunir des artistes dreyfusards chez elle, notamment Anatole France. Ainsi, elle construit un véritable salon méritant son appellation. Ce processus est expliqué brièvement dans Sodome Gomorrhe II, II 825 , et La Prisonnière 826  : sa contribution pour faire connaître le génie de Vinteuil et la musique russe, son investissement dans le ballet de Russie — celui de Diaghilev entre autres — lui permettent progressivement de se faire remarquer dans le monde.

Pourtant, Mme Verdurin ne lutte pas encore contre le Faubourg — mis à part contre Charlus. La guerre entre eux n’a pas véritablement éclaté.

Notes
801.

SG, II, I, p. 68.

802.

Idem. Un paradoxe très ironique résulte de ce contraste entre l’ultra-traditionalisme du prince et l’esprit novateur de la duchesse : contrairement au duc et à la duchesse, le prince et sa femme souhaitent la révision du procès de Dreyfus en croyant sincèrement à l’innocence de ce dernier.

803.

CG, II, II, p. 759.

804.

CG, II, II, p. 732.

805.

CG, II, II, p. 739.

806.

CG, II, II, p. 792.

807.

Idem.

808.

La duchesse l’affirme : « Ce qui est détestable c’est le Victor Hugo de la fin, La légende des siècles, je ne sais plus les titres. Mais Les Feuilles d’automne, Les Chants du crépuscule, c’est souvent d’un poète, d’un vrai poète. Même dans Les Contemplations […] il y a encore de jolies choses. Mais j’avoue que j’aime autant ne pas m’aventurer après le Crépuscule ! Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idée, même une idée profonde. » (CS, II, II, p. 783).

809.

CG, II, II, p. 782.

810.

CG, I, p. 526.

811.

CG, II, II, p. 790. Le jugement porté sur Elstir par son mari est plus sévère : « […] il n’y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que s’il s’agissait de La Source d’Ingres ou des Enfants d’Édouard de Paul Delaroche. Ce qu’on apprécie là-dedans, c’est que c’est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n’y a pas besoin d’être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d’asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais, moi, je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. » (CG, II, II, p. 790-791). Il est évident que Proust s’inspire ici de Manet.

812.

Pr., p. 543.

813.

« […] une chose de Maeterlinck, maintenant c’est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s’en moquait, eh bien, moi je trouvais ça admirable. Ça m’étonne même, quand j’y pense, qu’une paysanne comme moi, qui n’a eu que l’éducation des filles de sa province, ait aimé du premier coup ces choses-là. Naturellement je n’aurais pas su dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait ; tenez, Basin qui n’a rien d’un sensible avait été frappé de l’effet que ça me produisait. Il m’avait dit : “Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade.” Et c’était vrai, parce qu’on me prend pour une femme sèche et que je suis, au fond, un paquet de nerfs. » (TR, p. 590).

814.

TR, p. 603.

815.

« Elstir était maintenant à la mode. Mme de Guermantes ne se consolait pas d’avoir donné tant de tableaux de lui à sa cousine, non parce qu’ils étaient à la mode, mais parce qu’elle les goûtait maintenant. » (AD, II, p. 163).

816.

TR, p. 602. Notons que la mode de l’Art nouveau n’est plus de l’époque où Le Temps retrouvé se déroule, c’est-à-dire, après la Grande Guerre.

817.

Proust sociologue. De la maison aristocratique au salon bourgeois, op. cit., p. 80.

818.

CS, II, p. 185.

819.

CS, II, p. 196.

820.

« Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de La Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop d’impression. » (CS, II, p. 186).

821.

Proust sociologue. De la maison aristocratique au salon bourgeois, op. cit., p. 91.

822.

Ibid., p. 93. C’est la sociologue qui souligne.

823.

Ibid., p. 89.

824.

Ibid., p. 60-61.

825.

SG, II, II, p. 263-264.

826.

Pr., p. 740-742.