L’anachronisme d’une Mme Verdurin révolutionnaire

Le narrateur explique d’où vient la « haine » et la curiosité d’Albertine pour la duchesse de Guermantes dans La Prisonnière :

« Quant j’avais dit à Albertine, […] que la duchesse de Guermantes habitait en face de nous […] elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu’indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées. […] les qualités qu’elle recelait ne pouvaient se développer qu’au milieu de ces entraves que sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été obligés de renoncer — comme pour Albertine le snobisme : c’est ce qu’on appelle des haines. Celle d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution — c’est-à-dire amour malheureux de la noblesse — inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes. Ce genre aristocratique, Albertine, par impossibilité de l’atteindre, ne s’en serait peut-être pas souciée, mais s’étant rappelé qu’Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s’habillait le mieux, le dédain républicain à l’égard d’une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt pour une élégante.  829  »

La haine de Mme Verdurin pour les nobles est aussi le revers de cet « amour malheureux de la noblesse ». Ce sentiment complexe est déjà manifeste dans « Un amour de Swann » : si elle considère les grands aristocrates comme « ennuyeux », n’est-ce pas « par impossibilité » d’« atteindre » le faubourg Saint-Germain ? Si, en sachant que Swann fréquente ces milieux nobles, elle dit : « On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer [ces gens-là] chez moi… », n’est-ce pas parce que les noms des « ennuyeux » lui donnent une « pénible impression 830  » ? En réalité, elle feint d’être indifférente au Faubourg.

Pourtant, dans la mesure où elle se fait remarquer dans le monde grâce à l’activité de mécénat, elle réussit à faire croire aux mondains qu’elle est indifférente aux milieux aristocratiques : les mondains commencent à considérer les Verdurin « comme des gens chez qui n’allait personne de la société mais qui n’en éprouvent aucun regret.  831  » La suite de cette phrase nous intéresse :

‘« C’était [dans le salon des Verdurin], assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or […] son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Enfin certains jeunes gens du Faubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits que les bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme. Ils en parlaient, rentré chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certains respect Mme Verdurin dans sa première loge, qui suivait la partition.  832  »’

Cette attention portée par quelques aristocrates à Mme Verdurin conduit celle-ci à dévoiler son intérêt pour le Faubourg en prononçant le nom de la princesse de Caprarola, très brillante dans le monde 833  ; c’est justement ce qu’elle voulait absolument éviter, dans « Un amour de Swann », souffrant du fait que son salon ne se trouvait pas digne d’être fréquenté par les vrais mondains. Nous avons vu que la duchesse de Guermantes avait un goût rétrograde en art, alors que Mme Verdurin, attirée par la nouveauté artistique, s’investissait dans le mécénat musical. Le texte que nous venons de citer correspond parfaitement à ce parallélisme : selon le narrateur, en général, les nobles ne sont pas aussi cultivés que les bourgeois, pourtant au fur et à mesure, ils commencent à comprendre la nécessité de s’instruire. Ces trois jeunes aristocrates sont emblématiques du changement du temps : d’après l’explication du narrateur, les nobles prennent enfin conscience d’être menacés par les bourgeois d’une dégradation sociale. Ce qu’on acquiert — ici la culture — compte plus que ce dont on hérite de l’ancêtre pour se distinguer dans la société. La conquête du Faubourg par Mme Verdurin ne signifie pas seulement sa victoire personnelle dans la vie mondaine mais traduit aussi la puissance sociale croissante de la bourgeoisie. Dans un sens symbolique, la Révolution s’accomplit avec ce triomphe de Mme Verdurin.

Cette conclusion n’est pourtant pas avérée, car Mme Verdurin n’ose pas être anachronique en se remariant avec le prince de Guermantes, pour accomplir son ambition mondaine. Sa réussite mondaine signifie pourtant qu’elle renie paradoxalement « le dédain républicain ». Certes, il est assez révolutionnaire que Mme Verdurin devienne la princesse de Guermantes, mais, tant que le titre de princesse de Guermantes désigne la dame la plus brillante dans le monde, le Faubourg ne se détruit pas. Dans ce sens, la comparaison entre le monde après la Grande Guerre et l’Ancien Régime est très significative :

‘« J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont on n’a pu connaître que la fin ; c’est ainsi que ce que nous apercevons à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu’on ne reverra plus ; cependant nous avançons et c’est bientôt nous-même qui sommes à l’horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l’horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence 834  »’

Proust ne pense-t-il pas ici à la Restauration ? Au début du Temps retrouvé, le romancier montre la ressemblance des mœurs dans Paris pendant la guerre évoque avec celles sous le Directoire. En effet, Mme Verdurin, la reine parisienne pendant le conflit mondial, est comparée à Mme Récamier 835 . Le retour de la paix lui permet d’être la princesse de Guermantes et re-hiérarchise le faubourg Saint-Germain. Mais cette re-hiérarchisation n’est qu’un anachronisme, un mouvement rétrograde, évolution à contre-courant — à condition que l’on considère l’histoire comme un progrès linéaire.

C’est pourquoi nous disons que la fusion entre les nobles et les bourgeois n’est qu’apparente. En outre, comme Mme Verdurin ne pourra laisser de descendant biologique porteur du nom de « Guermantes », sa présence parmi les Guermantes n’est qu’une intrusion instantanée. Quant à la victoire d’Odette et de Gilberte, la future duchesse de Guermantes, celle-ci sera aussi annulée, par le mariage de la fille de Gilberte avec un écrivain obscur :

‘« Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu’elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l’œuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n’avait aucun snobisme, et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d’où elle était partie.  836  »’

À peine le vieux monde en déclin du Faubourg est-il remplacé que le nouveau monde à son tour entre en déclin. Nous verrons ultérieurement que cela traduit la conception proustienne de l’évolution du temps social.

Notes
829.

Pr., p. 542.

830.

CS, II, p. 254-255.

831.

SG, II, II, p. 263.

832.

Idem.

833.

« […] Mme Verdurin disait de la princesse de Caprarola : “Ah ! celle-là est intelligente, c’est une femme agréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles, les gens qui m’ennuient, ça me rend folle.” Ce qui eût donné à penser à quelqu’un d’un peu fin que la princesse de Caprarola, femme du plus grand monde, avait fait une visite à Mme Verdurin. » (SG, II, II, p. 263-264).

834.

TR, p. 507. C’est nous qui soulignons.

835.

TR, p. 301.

836.

TR, p. 605-606.