Écrire sur l’Affaire et la Grande Guerre

On serait déçu en cherchant une documentation sur l’Affaire dans le roman de Proust, on aurait l’impression qu’il évite intentionnellement d’en donner l’explication chronologique et politique. Il est vrai que l’Affaire est l’une des trames du récit ; malgré cela, Proust n’explique pas ce qui s’est passé dans la séance de la Chambre bien qu’il ne l’ignore pas. Même dans Jean Santeuil, il préfère faire le portrait de certains acteurs de l’Affaire, Picquart entre autres, plutôt que d’en raconter la chronologie. Il ne fait que décrire comment ses protagonistes réagissent vis-à-vis de l’Affaire et comment, à long terme, elle bouleverse leur sort. Selon Julia Kristeva, le romancier conclut de sa propre expérience de l’engagement que la spéculation politique empêche l’écrivain de rechercher l’impression que la réalité fait sur lui, et il échappe ainsi au piège tendu aux artistes par le dogmatisme et l’engagement 881 .

Pourtant, cela ne signifie pas que Proust est complètement insensible au fait que l’Affaire est un événement historique bouleversant la société. On ne peut nier que le roman recèle des analyses quasi sociologiques sur l’Affaire et sur la société moderne, c’est-à-dire sur le comportement des hommes devant un événement. La Grande Guerre lui donne l’occasion d’y méditer de nouveau. Selon Jean-Yves Tadié, Proust relit le tome VI, intitulé « La révision », de l’Histoire de l’affaire Dreyfus de Joseph Reinach 882 pendant la guerre. Annick Bouillaguet a raison de dire :

‘« Son véritable engagement se manifestera près de quinze ans plus tard — alors que bien des enthousiasmes, chez d’autres, ont faibli — à l’époque de la maturité : celle de l’écriture […]. Il est l’un des rares très grands écrivains à savoir donner à l’affaire Dreyfus une postérité littéraire. Et c’est à la lecture d’un événement qui a profondément marqué son époque que nous sommes conviés dans le roman.  883  »’

Pour nous, la guerre, qui coïncide temporellement avec le développement imprévu de la Recherche, apporte aussi « son véritable engagement » dans l’Affaire, car, dès le début de la partie qui se passe durant le conflit, il met en parallèle ces deux événements :

‘« Les choses étaient tellement les mêmes qu’on retrouvait tout naturellement les mots d’autrefois : “bien pensants, mal pensants”. Et comme elles paraissaient différentes, comme les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l’appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l’Affaire avaient été contre Galliffet.  884  »’

Que lui apprennent alors ces événements ? Il remarque tout d’abord qu’il est impossible de savoir la vérité politique. Ce sera une réfutation de l’histoire positiviste. Dans le texte suivant, Proust semble expliquer pourquoi les historiens positivistes ont tendance à ne faire que rédiger une chronique des événements politiques : c’est parce qu’ils croient avec naïveté en l’existence de la vérité objective d’un événement, mais cette croyance est illusoire :

‘« Bloch […] s’imaginait, tout comme le gros du public, que [la vérité politique] habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du président de la République et du président du Conseil, lesquels en donnent connaissance aux ministres. Or, même quand la vérité politique comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur d’un cliché radioscopique où le vulgaire croit que la maladie du patient s’inscrit en toutes lettres, tandis qu’en fait, ce cliché fournit un simple élément d’appréciation qui se joindra à beaucoup d’autres sur lesquels s’appliquera le raisonnement du médecin et d’où il tirera son diagnostic. Aussi la vérité politique, quand on se rapproche des hommes renseignés et qu’on croit l’atteindre, se dérobe.  885  »’

Ce que Proust suggère par la comparaison entre le renseignement des dossiers politiques et un cliché radioscopique, c’est que, de même qu’une preuve scientifique ne peut suffire à établir un diagnostic médical, de même la documentation ne permet pas de savoir la vérité politique 886 . Dans un diagnostic politique, la subjectivité (la « passion » dans le terme de Proust) joue. Par exemple, les dreyfusards et les anti-dreyfusards interprètent l’aveu du colonel Henry et le suicide qui le suit comme ils veulent, bien qu’ils examinent les mêmes dossiers ; en outre, il y a un désaccord, à ce sujet, même entre les ministres dreyfusards : les uns pensent que le colonel est un complice d’Estherhazy ; avec l’ardent anti-dreyfusard, Cuignet, les autres dreyfusards considèrent Le Paty de Clam comme le vrai promoteur de la falsification, (ils s’opposent en cela à leur allié révisionniste Joseph Reinach) 887 . Aussi doit-il renier cette croyance : « la vérité politique peut être approximativement reconstituée par les cerveaux les plus lucides 888  ». Dans Jean Santeuil, Proust écrit déjà :

‘« […] la culpabilité d’Estherhazy était une certitude, c’est-à-dire une œuvre claire, élaborée par des hommes sans passion et d’une véritable intelligence, appuyés de faits, ceux-là précis. Mais la réalité de l’histoire (et ce qui fait son charme ambigu et spécial, qui la fait toujours différer de l’actualité en ce qu’elle n’est jamais connue sur la seule apparence, mais qui la fait différer aussi de la vérité, œuvre du raisonnement, en ce qu’elle ne peut se déduire et flotte entre la vérité et l’apparence, et qui fait qu’elle n’habite ni la rue ni le cerveau de l’homme de génie, mais la tête penchée [au] regard usé d’un diplomate expérimenté) peut démolir une telle certitude.  889  »’

Cette remarque portera un autre fruit dans la Recherche : Norpois. Dans Le Côté de Guermantes, comme il est « mal avec le ministère actuel 890  », il ne semble pas jouer un grand rôle dans l’Affaire. Par ailleurs, alors que Bloch croit que Norpois, puisqu’il connaît les ministres, sait la vérité, ce dernier, soit parce que son nationalisme n’est pas satisfait des mesures prises par le gouvernement, soit parce qu’il considère l’Affaire comme secondaire par rapport aux autres problèmes diplomatiques, soit que « sa sagesse politique » n’est pas suffisamment élevée pour savoir la vérité ou exige la prudence, ne répond pas clairement aux interrogations de Bloch. Ce qui occupe son esprit, c’est l’ordre social, non la vérité. Il s’en tient ainsi à « prendre plaisir à donner des détails sur les suites du jugement 891  », c’est-à-dire, sur les conséquences que la France subira au niveau politique ou social. Pourtant, il n’en est pas moins un « diplomate expérimenté ». Sa capacité de manipulation sera déployée plus tard dans Albertine Disparue (à propos de son intervention dans la nomination de Giolitti au poste de président du Conseil de l’Italie 892 ).

En s’appuyant sur ces deux textes, on peut remarquer que Proust parvient à contester l’authenticité d’un événement historique, d’une part à travers l’expérience de l’affaire Dreyfus, d’autre part, par la lecture des Mémoires sans doute, car les Mémoires comportent en général de nombreux témoignages sur les coulisses de la politique. Il est vain d’essayer de savoir la vérité car celle-ci n’est pas découverte par « un raisonnement fait d’après des règles scientifiques 893  ». On n’atteint jamais la vérité en histoire de façon scientifique.

Par là, Proust avance une quasi-théorie : le facteur majeur d’un événement historique n’est pas « la volonté des rois », le déroulement d’un événement peut s’expliquer par « la psychologie de l’individu médiocre 894  » (on peut penser à la théorie de Proust sur la guerre qu’il faut interpréter comme une bataille entre individus). À travers la lecture des œuvres de Tarde, il observe que la loi de l’imitation détermine le déroulement d’un événement historique, mais qu’elle ne détermine pas sa vérité même. Ce que l’on peut comprendre de l’événement, c’est le mécanisme de sa genèse, non pas sa vérité, alors que l’on croit en général arriver à la dévoiler. Anne Henry affirme, en citant une phrase des Lois de l’imitation du sociologue : « S’il n’y a pas de loi en histoire, il y a une “régularité fondamentale du monde social”  895  ». C’est dans cette perspective que Proust s’intéresse aux réactions des individus vis-à-vis d’un événement et qu’il observe une corrélation entre le déroulement d’un événement et « la psychologie de l’individu médiocre ». Anne Henry conclut :

‘« […] l’individu explique le social — principe qui s’assortit d’un anti-historicisme à tous les niveaux ; caractère foncièrement inintéressant du politique, par l’impossibilité de lui assigner une signification ; absence d’une théorie de l’État entraînant des jugements de valeur sur l’événement ; négation de la croyance à un progrès dans le sens de la justice ou son contraire […] 896  ».’

Selon la critique, c’est Tarde qui « débarrasse définitivement Proust des pièges du vérisme 897  » sur le plan historique, c’est-à-dire, de l’historicisme fondé sur le positivisme.

Néanmoins, Robert Kahn s’oppose à Anne Henry qui fait entendre par là que Proust n’a pas le sens de l’histoire : « En réalité, Anne Henry se trompe de terrain. Il est clair que ce qui intéresse Proust au plus haut point, et il sait alors de quoi il parle, ce sont les modifications que l’événement historique fait subir au langage. » Robert Kahn s’attache ici aux paroles de Saint-Loup et de Charlus pendant la Grande Guerre : loin d’être germanophobes — l’un par son intellectualisme nourri par la culture allemande, l’autre par son dédain nourri par sa parenté avec des maisons germaniques — ils critiquent la vulgarisation du vocabulaire (poilu, etc.) ou le discours chauviniste dans les articles de Norpois et de Brichot. Et Robert Kahn reconnaît des remarques identiques dans une lettre écrite par Proust 898 . Cette observation nous fait réfléchir, car il nous semble que le romancier est sensible à la presse. La lettre citée par le critique porte en effet sur la presse : « Quel repos déjà de lire ces pages où il n’y a ni “Boche”, ni “leur Kultur”, ni “pleurer comme un gosse”, ni “sœurette”, ni tout le reste.  899  » Ainsi, en se déguisant en Charlus et en Saint-Loup, Proust critique longuement le langage journalistique et nationaliste pendant la guerre. Il y est sensible d’autant plus que l’art allemand et la philosophie allemande sont attaqués par les journaux.

Déjà lors de l’Affaire, il observe le rôle de la presse. En effet, « la psychologie de l’individu médiocre » n’est pas sans rapport avec le journalisme. Par cette expression, Proust désigne la mentalité qui est une conséquence du développement de l’information et montre comment l’opinion publique se forme. Le texte suivant porte sur l’orientation germanophobe de l’opinion publique durant l’affaire d’Agadir :

‘« [Le patron du café] avait l’habitude de comparer toujours ce qu’il entendait ou lisait à un certain texte déjà connu et sentait s’éveiller son admiration s’il ne voyait pas de différence. Cet état d’esprit n’est pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture des journaux, il forme l’opinion publique, et par là rend possibles les plus grands événements. […] Les historiens, s’ils n’ont pas eu tort de renoncer à expliquer les actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l’individu, de l’individu médiocre.  900  »’

Que la source de l’information soit la conversation ou le journal, le patron du café y croit facilement. Est-il le seul ? Non, si seulement peu d’hommes avaient été comme lui, l’opinion publique ne se serait pas formée par cet « état d’esprit » avec lequel on imite les autres. Le phénomène se retrouve évidemment en Allemagne :

‘« Beaucoup de patrons de café allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, l’Angleterre et la Russie “cherchaient” l’Allemagne, ont rendu possible, au moment d’Agadir, une guerre qui d’ailleurs n’a pas éclaté.  901  »’

C’est-à-dire qu’il est aisé d’influencer les gens tant ils sont naïfs ou manquent de temps pour réfléchir. Joseph Reinach, que Proust a rencontré dans le salon de Mme Straus durant l’Affaire, est décrit dans le roman comme un grand manipulateur :

‘« M. Reinach manœuvrait par le sentiment des gens qui ne l’avaient jamais vu, alors que pour lui l’affaire Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un théorème irréfutable et qu’il “démontra en effet”, par la plus étonnante réussite de politique rationnelle […] qu’on ait jamais vue. En deux ans il remplaça un ministère Billot par un ministère Clemenceau, changera de fond en comble l’opinion politique, tira de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au Ministère de la Guerre.  902  »’

Joseph Reinach croit en la scientificité de l’histoire. Pourtant, si scientifiquement qu’il croie « démontrer » la vérité, il n’en manœuvre pas moins les gens par son raisonnement. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, pendant la guerre, Joseph Reinach rédige, pour Le Figaro, sous le pseudonyme de « Le Polybe », des articles dont Proust s’inspire pour créer ceux de Brichot et de Norpois 903 . De toute façon, le narrateur ne pense pas que Reinach raisonne scientifiquement mais que sa raison est influencée par son origine juive. Lui aussi est « manœuvré par son ascendance ». Il conclut :

‘« Quand les systèmes philosophiques qui contiennent le plus de vérité sont dictés à leurs auteurs, en dernière analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une simple affaire politique comme l’affaire Dreyfus, des raisons de ce genre ne puissent, à l’insu du raisonneur, gouverner sa raison 904  ? »’

L’opinion des manipulateurs et des manipulés est manœuvrée avant tout par leur sentiment. Le patron du café, lui aussi, n’écoute que les paroles qu’il aime écouter et, « [s]’il ne retrouvait pas les termes connus dans les propos d’un client ou les colonnes d’un journal, il déclarait l’article assommant, ou le client pas franc.  905  »

L’observation du rôle de la presse se retrouve dans une lettre que Proust a écrite en 1903 à Georges de Lauris, partisan de l’abolition de l’école congréganiste 906  :

‘« D’ailleurs les maîtres (professeurs des écoles) fussent-ils mauvais, ce n’est pas l’influence des maîtres qui forme les opinions des jeunes gens, c’est la Presse. Au lieu de restreindre la liberté de l’Enseignement si l’on pouvait restreindre la Liberté de la Presse on diminuerait [peut-être] un peu les ferments de division et de haine. […] Voyez que pour les intelligences qui ne s’ouvriront pas le Maître, c’est l’Écho, c’est l’Éclair, c’est le journal de sa société qui à son tour alimente et forme les conversations, les idées si cela peut s’appeler ainsi de cette société.  907  »’

Le journalisme influence le sentiment. Il attise la haine. Pendant la Grande Guerre, il ne s’agira plus de la haine entre les Français mais de la haine entre les Français et les Allemands. Cette haine a été longuement préparée après l’Affaire et lors de la confrontation à Agadir. La Recherche offre d’autres exemples de la manipulation de l’opinion publique par le journal. Si Norpois, en parvenant à intervenir dans la nomination du président du Conseil italien, peut montrer que son influence en diplomatie n’est pas encore affaiblie, n’est-ce pas parce qu’un journal dévoile son entrevue avec le prince Foggi à Venise ? Lui qui sait comment utiliser la presse a « à sa dévotion un très ancien journal français et qui même en 1870, quand il était ministre de France dans un pays allemand, lui [a] rendu grand service. » Sa devise est en effet qu’« il faut avant tout préparer l’opinion.  908  » Le narrateur copie ici longuement des articles que Norpois a anonymement rédigés à la veille de la guerre franco-allemande en 1870. Alors que la mobilisation est achevée, il fait croire aux lecteurs qu’il peut encore agir pour éviter la guerre !

Ce texte aura un écho dans la partie qui se passe pendant la Grande Guerre. Proust invite ses lecteurs à observer l’évolution stylistique de Norpois. Le narrateur dégage l’usage fréquent du conditionnel dans les articles rédigés à la veille de la guerre de 1870. Il est aussi remarquable qu’il emploie le présent de l’indicatif dans un sens « optatif » : la phrase « le public n’en demande pas davantage » signifie qu’il souhaite que le public ne demande pas davantage 909 . Pendant la guerre, c’est Charlus qui démontre les caractéristiques du style du diplomate à la place du romancier ; Norpois remplace le futur par le conditionnel du verbe « savoir ». Cette substitution traduit un désir ou plutôt une « injonction ». Selon le baron, de cette façon, le diplomate ordonne aux pays neutres de participer à la guerre en abandonnant leur neutralité, quand il écrit : « Ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres » ou « les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l’opinion de la grande majorité du pays 910  ».

Dans le texte sur la Grande Guerre, Proust décrit le journalisme plus que jamais jusqu'à ce qu’il réalise des pastiches d’articles de mode, très militaristes évidemment 911 . Ce n’est pas seulement Norpois et Brichot mais aussi Morel et Legrandin qui écrivent sur la guerre 912 . La presse subit la censure 913 , les informations sont donc manipulées par l’État. De toute façon, la censure n’est pas nécessaire pour manœuvrer le peuple — car il l’est déjà par son sentiment. Voyons l’exemple du maître d’hôtel du narrateur. Dès la déclaration, il croit que la guerre se termine dans dix jours par le triomphe de la France parce qu’il a lu : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l’ennemi 914  ». La guerre continue malheureusement, il est pourtant toujours dupe. Il ne s’inquiète pas en apprenant par la presse que les combats se déroulent d’abord à Lens, ensuite à l’« avantage » de son pays à Jouy-le-Vicomte selon le journal, proche de Combray, bien que cette information puisse suggérer que les troupes allemandes se rapprochent de Paris. Le narrateur conclut :

‘« […] on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu’on ne se croit pas battu mais vainqueur.  915  »’

La remarque la plus proustienne sur l’opinion publique pendant la guerre réside pourtant dans la notion d’oubli social. Nous avons déjà noté que la guerre a fait oublier l’Affaire. Ce n’est pas tout. Le changement d’idéologie chez Brichot est dû à l’oubli. Du point de vue de Charlus, il est contradictoire qu’alors que ce professeur s’est plaint de l’insuffisance de l’armée française avant la guerre (il était donc militariste), il invoque un roman suisse antimilitariste, publié en temps de paix, pour reprocher aux Allemands d’admirer l’armée. Cette métamorphose sera comparable à celle de M. Bontemps qui, de dreyfusard, devient nationaliste. La différence entre eux réside dans le fait que le professeur est chauvin jusqu’à la moelle (il était anti-révisionniste). Remarquons que la périodicité de l’oubli est radicalement accélérée pendant la guerre. Durant cet événement long et agité, il faut oublier ce que le journal a écrit hier, car la prévision d’hier pourra être démentie aujourd’hui :

‘« La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine quand ils causaient avec vous de s’excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d’autres qu’ils oublieraient aussi vite.  916  »’

Pourtant, Proust n’est pas oublieux, il se bat contre l’oubli. Il faudra sauver l’Affaire de l’oubli produit par la guerre. Celle-ci sera aussi oubliée à son tour 917 . Il ne suffit pas de transmettre seulement la chronologie de l’Affaire et de la Grande Guerre à la postérité. Antoine Compagnon note qu’après la guerre le roman proustien « donna l’impression d’un monument d’une autre ère, d’un monstre préhistorique échoué dans les années folles.  918  » C’est pourquoi l’attribution du prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs contre Les Croix de bois de Dorgelès, un roman de guerre, a suscité une polémique. Le lecteur en 1927, lorsque Le Temps retrouvé fut publié, a-t-il pu avoir de la sympathie pour le texte proustien qui se rapporte à la guerre ? En effet, comme on le sait, la comparaison de la sirène militaire à la Chevauchée des Walkyries de Wagner a longtemps laissé perplexe le lecteur. Mais pour Proust, écrire sur l’histoire — nous le disons quitte à trahir son esthétique — consiste à sauver son temps de l’oubli. C’est pourquoi pour décrire la Grande Guerre il se soucie de relater la vie telle qu’elle était au quotidien à l’arrière sans négliger la mort quotidienne sur les champs de bataille. En racontant la conduite vertueuse des cousins millionnaires de Françoise pendant la Grande Guerre, le narrateur déclare :

‘« […] on avait vu cette chose si belle, qui fut si fréquente à cette époque-là dans tout le pays et qui témoignerait, s’il y avait un historien pour en perpétuer le souvenir, de la grandeur de la France, de sa grandeur d’âme, de sa grandeur selon Saint-André-des-Champs, et que ne révélèrent pas moins tant de civils survivants à l’arrière que les soldats tombés à la Marne.  919  »’

Notes
881.

Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 181. Voir TR, p. 458.

882.

Marcel Proust, op. cit., p. 736.

883.

« Marcel Proust devant l’affaire Dreyfus », art. cit., p. 36.

884.

TR, p. 309.

885.

CG, I, p. 538.

886.

On peut rappeler ici que le narrateur considère la guerre non comme stratégique mais comme médicale (TR, p. 560).

887.

CG, I, p. 538-539.

888.

CG, I, p. 538.

889.

JS, p. 654-655. Ici, un général, en affirmant que le coupable n’est ni Dreyfus ni Estherhazy, confie : « C’était quelqu’un d’assez connu, […] et dans quelques années, si nous nous voyons encore, je vous dirai son nom. Mais ne cherchez pas, car il n’a jamais été nommé à propos de cette affaire et je suis le seul avec le duc […], président du Conseil du cabinet où j’avais le portefeuille de la Guerre, qui l’ait su. Mais nous l’avons su trop tard pour pouvoir faire quoi que ce soit. » (Ibid., p. 655).

890.

CG, I, p. 517.

891.

CG, I, p. 539.

892.

AD, III, p. 214-216.

893.

JS, p. 649-650.

894.

CG, II, II, p. 700.

895.

Marcel Proust, théorie pour une esthétique, op. cit., p. 349. L’expression entre guillemets est un extrait de l’œuvre du sociologue (Paris, Alcan, 1895, p. 13). À propos de l’influence de Tarde chez Proust, voir Serge Gaubert, Proust ou le roman de la différence. L’individu et le monde social de « Jean Santeuil » à « La Recherche », op. cit., p. 251-288.

896.

Marcel Proust, théorie pour une esthétique, op. cit., p. 352.

897.

Ibid., p. 365.

898.

Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, op. cit., p. 186-187. Le critique prête attention par ailleurs à « la cote 307 » que devient Combray pendant la guerre (voir TR, p. 335). Le nom de lieu est remplacé par un chiffre : « Le lieu qui fut celui du bonheur n’avait pas de nom, le lieu de la mort en masse a une “cote”, nom des chiffres, allégorie d’un siècle où la raison arithmétique et technicienne a sombré dans la folie. » (Ibid., p. 187).

899.

Corr., t. XIII, p. 333. La missive est adressée à Lucien Daudet le 16 novembre 1914.

900.

CG, II, II, p. 700.

901.

Idem.

902.

CG, I, p. 592-593.

903.

Robert Kahn, Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, op. cit, p. 187. Voir aussi, Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, op. cit, p. 741. S’il est vrai que Proust exagère ici l’influence de Joseph Reinach sur l’Affaire, comme le commentateur de la Pléiade le note, cette coïncidence sera d’autant plus significative (CG, I, p. 1666, note 4 de la page 593). Un autre chroniqueur de la guerre dont Proust s’inspire est Henry Bidou du Journal des débats (voir Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, op. cit., p. 736).

904.

CG, I, p. 593.

905.

CG, II, II, p. 700.

906.

Cette abolition, favorisée par la séparation de l’Église et de l’État, divise d’ailleurs la France, comme l’Affaire.

907.

Corr., t. III, p. 384-385.

908.

AD, III, p. 216.

909.

AD, III, p. 217-218.

910.

TR, p. 361-363.

911.

TR, p. 302-303.

912.

TR, 355.

913.

La réplique suivante de Mme Verdurin suggère la censure : « C’est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore caviardé toute la fin de l’article de Norpois et simplement parce qu’il laissait entendre qu’on avait limogé Percin. » (TR, p. 311). C’est Proust qui souligne.

914.

TR, p. 330.

915.

Idem.

916.

TR, p. 356. Proust écrit dans La Prisonnière : « On oublie du reste vite ce qu’on n’a pas pensé avec profondeur, ce qui vous a été dicté par l’imitation, par les passions environnantes. Elles changent et avec elles se modifie notre souvenir. Encore plus que les diplomates les hommes politiques ne se souviennent pas du point de vue auquel ils se sont placés à un certain moment, et quelques-unes de leurs palinodies tiennent moins à un excès d’ambition qu’à un manque de mémoire. Quant aux gens du monde, ils se souviennent de peu de chose. » (Pr., p. 548). Ici, Norpois oublie ce qu’il a dit au sujet de l’alliance entre la France et l’Allemagne qui est finalement avortée.

917.

À ce sujet, le narrateur déclare : « Les mots de dreyfusard et d’antidreyfusard n’avaient plus de sens, disaient les mêmes gens qui eussent été stupéfaits et révoltés si on leur avait dit que probablement dans quelques siècles, et peut-être moins, celui de boche n’aurait plus que la valeur de curiosité des mots sans-culotte ou chouan ou bleu. » (TR, p. 306).

918.

« Le dernier écrivain du XIXe siècle et le premier du XXe siècle », op. cit, p. 26.

919.

TR, p. 424. Ces cousins de Françoise, les Larivière, ont fait fortune en tenant des cafés et, ainsi, ils sont partis à la retraite. Mais dès qu’un cousin, qui était aussi cafetier, a été tué au front, ils sont accourus auprès de la veuve pour l’aider à tenir le petit bar que son pauvre mari a laissé.